Petites notes sur Athéna, la pensée et le désir (de penser)

Penser c'est se faire à soi-même la guerre qu'allégorise Athéna qui surgit de la tête de son père Zeus déjà toute armée. Si penser, c'est s'ouvrir la tête, forcé par la frappe imprévisible de l'événement, désirer c'est accueillir en soi l'énigme de l'autre dont la place est ce qu'une vie peut penser. Le désir est ainsi ce qui rend la pensée possible et impossible, ce qui la rend réelle en tant que la pensée jamais n'épuise ni sa possibilité ni son impossibilité.

Athéna pensive, bas-relief du musée de l'Acropole d'Athénes
Athéna pensive, bas-relief du musée de l'Acropole d'Athénes

Athéna est fille de Zeus, dieu des dieux olympiens et de Métis, une océanide qui personnifie la ruse et la sagesse. Averti par Ouranos, son grand-père qui est une divinité primordiale incarnant le Ciel étoilé et l'Esprit démiurgique, d'une prophétie lui disant de se méfier de la fille qu'il aurait avec Métis, Zeus décide d'en avaler la génitrice mais Athéna vient quand même au monde, d'emblée armée, en sortant du crâne de son père fendu par Héphaïstos tant il souffrait de maux de tête.

 

 

 

Qu'allégorise donc la déesse en armes de la raison et de la stratégie militaire, qui l'est aussi des artisans et des artistes ?

 

 

 

Penser c'est se creuser la tête en assumant le risque de se la casser. C'est fendre les murs, c'est crever le plafond. Penser, c'est aussi défier le ciel des prophéties en rusant avec nos propres réflexes hérités de nos pères, c'est ruser en trompant notre bêtise transcendantale.

 

 

 

La pensée n'est sage qu'en étant révolte et insubordination contre les automatismes programmés, combat et fracas de la raison en tant qu'elle s'excède elle-même – orage et tempête sous un crâne.

 

 

 

Parenthèse étymologique : l'origine du nom d'Athéna reste à discussion, entre la connaissance des choses divines (theus) et le sommet (la racine indo-européenne ath).

 

 

 

Niké est l'une des épiclèses d'Athéna, autrement l'une de ses épithètes ou de ses attributs – littéralement l'un de ses surnoms.

 

 

 

Niké est la divinité de la victoire. Avançons que la victoire en question serait moins celle de la guerre à laquelle on rattache Athéna que la victoire de la pensée en guerre contre ses propres forces qui sont aussi ses propres limites.

 

 

 

Sur un plan étymologique, une hypothèse proto-indo-européenne propose pour comprendre le sens premier de Niké la racine neik qui signifie attaquer, commencer avec véhémence (la racine a donné en grec ancien neîkos qui signifie conflit).

 

 

 

Depuis Martin Heidegger, tous s'y accordent en effet, Maurice Blanchot et Michel Foucault, Gilles Deleuze et Alain Badiou : on ne pense jamais volontairement ; on ne pense que fracassé, forcé sous la sommation fracassante des événements, frappé par l'imprévisible réquisition du dehors dont le siège est en nous.

 

 

 

On ne pense en vérité que dans l'expérience traumatique de l'impensable qui est la limite de toute pensée.

 

 

 

Post-scriptum sur le désir :

 

 

 

En grec ancien, les compagnons ailés d'Aphrodite, déesse de l'amour, sont dit les Amours ou les Érotes. Ce sont ses enfants et ils se comptent au nombre de trois : Himéros qui décline le désir sous le versant de la passion, Éros qui l'apparie à l'amour comme force créatrice et Pothos qui l'indexe sur la perte, le deuil et la nostalgie.

 

 

 

La triade mythologique du désir allégorise sa complexité, sa multi-dimensionnalité créatrice d'effets de parallaxe. Le désir en tant qu'il est multiple est intrinsèquement contradictoire, désir sexuel et désir amoureux, désir de ce qu'il y a et de ce qu'il n'y a pas ou plus.

 

 

 

Penser le désir, c'est le penser non seulement comme indestructible (Sigmund Freud), mais encore comme insaisissable (Franz Kafka), mais aussi comme inaccessible (Jean Oury).

 

 

 

Le désir qui reste à penser est l'énigme de l'autre en soi, le désir en tant que son énigme a creusé en nous un vide depuis la séparation avec l'ami originaire, avec le compagnon des profondeurs, l'ange gardien qui est le double placentaire.

 

 

 

Céder sur son désir est, dans une perspective psychanalytique, une catastrophe subjective, un désastre éthique. Céder catastrophiquement sur son désir qui est l'énigme de la place de l'autre en nous est tantôt la mauvaise affaire de l'obsessionnel qui l'esquive en tournant autour de ses obsessions névrotiques, tantôt celle de l'hystérique qui s'interpose entre lui et son désir afin de se mettre à sa place.

 

 

 

Rater la vérité dyadique de notre psyché c'est vivre psychiquement mutilé. C'est vivre en imbécile qui croit bêtement n'avoir pas besoin de béquilles pour se tenir et marcher. C'est préférer à l'origine la genèse alors qu'il y a toujours plus d'une genèse, la genèse toujours divisée en deux et deux fois deux (Jacques Derrida) : « digenèse » (Édouard Glissant). C'est pourquoi l'origine est ce qui revient toujours au-devant de nous, comme un tourbillon dans le flux du devenir (Walter Benjamin) : éternel retour (Friedrich Nietzsche).

 

 

 

Croire remplir le vide du désir pour le combler est un fantasme qui provoque au mieux les macérations du ressentiment, au pire les passages à l'acte de la pulsion. Ne pas céder sur son désir est la plus grande puissance en tant qu'elle se ressaisit comme impuissance, autrement dit comme puissance de ne pas passer à l'acte (Aristote). La puissance n'est affirmative du possible qu'en tant qu'elle induit décisivement une double négation : puissance de ne pas ne pas (Giorgio Agamben).

 

 

 

Savoir que le vide toujours persiste, et qu'il existe sans comblement possible, n'empêche cependant pas qu'il soit hospitalier en accueillant les fictions constituantes, les narrations et les récits sans durée déterminée qui avèrent la consistance symbolique des incarnations circonstanciées de l'autre : le parent, l'ami et l'amant, l'amour, le maître ou le génie en art, en sciences et en politique.

 

 

 

Le désir est ainsi ce qui rend la pensée possible et impossible, autrement dit réelle en tant que la pensée est la saisie désirée de l'insaisissable, n'épuisant jamais ni sa possibilité ni son impossibilité. Ce qui reste à penser est le désir de penser.

 

 

 

30 décembre 2020


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