Emmanuel Todd, où sont les femmes ?

(Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes, éd. Seuil, 2022)

Où en est Emmanuel Todd, avec les femmes et avec le féminisme ? Des premières, l'anthropologue dit qu'elles ont accédé à une égalisation historique des conditions qui suscitent chez elles de nouvelles contradictions, anxiété, ressentiment, anomie.

 

Du second, le chercheur s'alarme de l'existence d'une nouvelle vague, qualifiée de petite-bourgeoise et d'antagoniste, qui n'aurait rien trouvé de mieux à faire que de surenchérir sur un affrontement hommes-femmes qui serait préjudiciable aux femmes les moins protégées, issues des classes populaires.

 

De la situation actuelle des femmes à la critique aigre du féminisme contemporain, l'anthropologie tourne vite aux poncifs de l'idéologie quand la rigueur scientifique se voit sacrifiée comme ici à d'inconsistants présupposés polémiques.

Où en sont-elles ? est un ouvrage qui surprend mais pas à l'endroit où il voudrait se situer. On s'attendait à une suite féminine et féministe à son précédent Où en sommes-nous ? Une esquisse de l'histoire humaine (éd. Seuil, 2017) et l'attente aura été férocement déçue, en l'étant pour le pire. Emmanuel Todd nous a souvent habitués à l'hétérodoxie mais l'exercice nouveau consiste à forcer les apparences du dissensus pour au final retourner au doux bercail du conformisme. Le très droitier magazine d'actualités Causeur ne s'y est d'ailleurs pas trompé en titrant, très satisfait : « Emmanuel Todd, tout est pardonné ! ».

 

 

 

 

 

Le patriarcat, une lubie ?

 

 

 

 

 

En effet, le nouvel livre d'Emmanuel Todd surprend moins par ses conclusions, qui recoupent pour une large part les pétitions de principe idéologiques de l'antiféminisme contemporain, que parce qu'il manque à beaucoup des devoirs caractérisant la démarche scientifique. On repère au moins trois gros vices de forme qui affaiblissent considérablement les recherches de l'analyste des tendances longues à partir des systèmes familiaux. D'abord, le patriarcat serait une lubie militante que contredirait factuellement son inexistence historique. Sauf qu'Emmanuel Todd s'est épargné de consulter la littérature scientifique consacrée à ce sujet, qui compte plusieurs décennies de recherche entre autres illustrées par les travaux exemplaires de Christine Delphy.

 

 

 

C'est au fond la même erreur commise en son temps par Pierre Bourdieu quand il a publié La Domination masculine en faisant l'économie des travaux portant sur la question. Comme ces études universitaires sont souvent entreprises par des femmes, et féministes de surcroît, il n'y a plus qu'un tout petit pas à accomplir pour conclure sur les inconscientes pressions exercées par un impensé sexiste caractérisant la situation des hommes qui tiennent à dire aux femmes en particulier ce qu'elles croient savoir mais ne savent pas dans les faits.

 

 

 

Mieux ou pire, tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes académiques possibles quand des anthropologues au travail des rapports de sexes étaient des hommes. Mais, depuis que des femmes ont commencé à se pencher sur la question, les choses ont fini par dégénérer. Le stigmate de la dégénérescence possède désormais le nom repoussoir de genre, qui est le signifiant nouveau de la bonne vieille hystérie féminine. On se demande même si l'on frôle le révisionnisme quand le pouvoir, qui se concentre aujourd'hui au sommet de l'État et dans les franges supérieures du capitalisme, est composé de places très majoritairement occupées par des hommes. Un pouvoir dont les incarnations gouvernementales, du Brésil à la Russie en passant par la Hongrie et les États-Unis, imposent un virage autoritaire particulièrement réactionnaire concernant les questions féministes.

 

 

 

Ainsi, parler comme le fait Todd de « patridominance économico-bureaucratique » qu'il oppose dans son système à une « matridominance idéologique » tient du pis-aller théorique masquant si mal une piteuse opération de distinction rhétorique. La lubie consiste finalement moins à tenir au terme de patriarcat qu'à mobiliser, comme s'y emploie Emmanuel Todd, l'artillerie lourde de pareils monstres terminologiques, dans un triste souci de délégitimation des luttes anti-patriarcales et leur théorisation scientifique.

 

 

 

 

 

La division sexuelle du travail, un universel abstrait

 

 

 

 

 

Emmanuel Todd traite également de la question, particulièrement, déterminante de la différence des revenus, qui s'élèvent à 25% au moins selon les calculs de la chercheuse Rachel Silvera (et s'ils sont de 5% dans l'action sociale, ce chiffre est à multiplier par dix dans le secteur de la finance). L'explication donnée a la simplicité des évidences anthropologiques : les femmes sont naturellement disposées à assumer dans leur corps la reproduction, en conséquence de quoi elles sont vouées à avoir des carrières interrompues. CQFD. Dans la foulée, il passe par pertes et profits la compréhension du dossier du travail domestique, dont l'exploitation gratuite est constitutive du patriarcat mais, comme celui-ci n'existe pas, le travail domestique n'existe pas davantage. De même avec la dimension sexiste du travail à temps partiel à 80% féminin, qui n'est pas qu'affaire de ventres ronds.

 

 

 

D'un côté on a eu les chasseurs-cueilleurs, de l'autre les femmes à la maison, c'est partout pareil et ce depuis toujours. C'est comme ça, point trait. Circulez, il n'y a plus rien à voir. Aux hommes la voie royale de la production, aux femmes le complément vertueux de la reproduction. L'universel devient ainsi un essentialisme qui sert à naturaliser et banaliser, une abstraction commode qui empêche de voir qu'il y a, avec des variations non réductibles à la reproduction des structures, un constructivisme des rapports et leur institutionnalisation.

 

 

 

Sur ce sujet, les anthropologues Françoise Héritier et Alain Testart nous en apprennent davantage au sujet de quelques invariants anthropologiques qui n'empêchent ni de corriger des asymétries, ni de déconstruire des essentialismes, ni de construire politiquement des rapports égalitaires entre les sexes. Par exemple, la procréation et la maternité ne devraient pas être l'objet d'une sanction salariale et professionnelle, mais au contraire protégées par un statut assurant la continuité des carrières. Cela n'est pas une question d'invariant anthropologique, mais bien l'affaire politique d'une proposition qui construit l'égalité universelle.

 

 

 

 

 

Trois vagues et un gros plouf

 

 

 

 

 

L'égalisation des conditions sociales entre les hommes et les femmes est un processus historique ayant connu depuis un siècle plusieurs vagues : civique avec le droit de vote, ensuite sexuel avec la contraception et l'interruption volontaire de grossesse. Et aujourd'hui ? La lutte continue qui ne se réduit pas seulement à la vitrine de luxe offerte par le Mouvement #MeToo. Les luttes pour l'égalité professionnelle et salariale, et les autres contre les violences sexistes et sexuelles sont devenues un fait majeur de société parce que des femmes, et pas seulement elles, s'organisent et s'arment en héritant d'une tradition de combat contre l'oppression. Moyennant quoi, le ressentiment relevé par Emmanuel Todd concernant les néo-féministes se renverse en révélant qu'il est en réalité le sien, celui d'un bourgeois de 70 ans déstabilisé par une actualité qui met à mal ses propres positions.

 

 

 

L'homme de gauche qui défend une conception sociale et progressiste du souverainisme se retrouve ainsi plébiscité aujourd'hui par la presse d'extrême-droite qui protège le pré carré de quelques vieux privilèges et quelques vieux privilégiés, vent debout pour une laïcité et un féminisme de combat servant surtout à stigmatiser les musulmans en oubliant dans la foulée les curés pédophiles. La troisième vague du féminisme représente pour Emmanuel Todd, qui y voit celle de trop l'occasion d'un gros plouf. On espère cependant que l'auteur de L'Invention de la France aura à cette occasion seulement bu la tasse en s'évitant la noyade de la pensée.

 

 

 

Où en sont-elles ? esquisse moins une histoire des femmes que celle des hommes qui ont bien du mal à esquiver ce qui arrive et qu'ils ont du mal à comprendre. On aura tout intérêt à se reporter alors sur les travaux, symptomatiquement jamais cités par l'auteur, de Danièle Kergoat qui insiste sur la consubstantialité (plutôt que l'intersectionnalité) des rapports de pouvoir, de sexe et de race mais aussi de classe, ce dernier axe étant selon elle sous-représenté dans le faisceau des luttes actuelles. Cette critique argumentée est autrement plus sérieuse que les explications psychologiques d'une anxiété des femmes éduquées dont les revendications petites-bourgeoises exerceraient un tort considérable sur leurs consœurs des classes populaires. Qui, elles, n'ont aucun problème de temps partiel contraint et d'exploitation domestique, aucun souci de violences sexuelles et sexistes, c'est connu.

 

 

 

 

 

Soap-opera

 

 

 

 

 

Ah si, quand même, il y a une chose qui fait rire dans Où en sont-elles ?, c'est sa dédicace : « Pour Marc et Sophie ». On se disait bien que le fond intellectuel de cette triste affaire relevait d'une fantaisie conservatrice et passée, aussi datée que ce modèle des soap-operas à la française.

 

 

 

11 mars 2022


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