Julee Cruise flotte, l'ange est elle

Les anges passent, un ange est passé, la vie a changé.

 

Dans l'air, une voix demeure, inouïe. Alors tout se tait.

 

L'ange est elle et sa voix de sirène a déverrouillé nos secrets : Julee Cruise.

Son chant est notre secret

 

 

 

 

 

Les anges ont des ailes qui caressent le cinéma déchiré de David Lynch, comme les battements de paupières d'un schizo. Quand passe l'ange, il sauve de justesse son spectateur de la bête inconnue qu'il porte dans son ventre. La visitation de l'ange est un cliché de catéchisme qui, malgré tout, retrouve de la jeunesse quand elle est l'épiphanie des êtres dont le désir est un gouffre séparant les enfers du paradis.

 

 

 

La visitation de l'ange annonce la promesse d'une jeunesse immobile, éternelle.

 

 

 

Les anges passent, un ange est passé, la vie a changé. Dans l'air, une voix demeure, inouïe. Alors tout se tait. L'ange est elle dont la voix a déverrouillé nos plus intimes tonalités.

 

 

 

Elle : Julee Cruise.

 

 

 

Quand il réalise Blue Velvet (1986), David Lynch a le souhait d'intégrer la reprise d'une chanson de Tim Buckley, Song to the Siren, par This Mortal Coil mais les droits s'avèrent alors trop élevés (plus tard, on l'entendra, dans Lost Highway). Le cinéaste a alors l'idée de demander à son compositeur Angelo Badalamenti de lui écrire une chanson originale, Mysteries of Love. C'est leur première collaboration, cruciale pour la suite. Son interprète, recommandée par ce dernier, est Julee Cruise.

 

 

 

La voix feuilletée d'une femme à la blondeur diaphane ourle les rideaux bleus de Blue Velvet, elle remuera ensuite les rideaux rouges de la série Twin Peaks (1990-1991). Le mixage participe au raffinement d'un chant subtil comme un parfum. La subtilité de la voix est un sortilège qui peut alors subtiliser nos plus vieilles réticences. Une jouvence.

 

 

 

Julee Cruise est l'ange sororal des femmes damnées, Dorothy Valens et Laura Palmer, respectivement incarnées par Isabella Rossellini et Sheryl Lee, toutes les trois inoubliables. Diaphane, Julee Cruise flotte dans l'éther des amours non corrompues, ce rêve qui donne aux femmes alourdies par le désir des hommes de flotter un peu au-dessus de l'abîme. Julee Cruise est une apparition nymphale, preuve en est sa diaphanéité. C'est aussi une sirène dont la voix dépose sur le seuil des images qui tremblent l'intime secret de leur spectateur.

 

 

 

L'amour existe, toujours fugitif et rare. L'amour existe, c'est le paradis dont se souviennent les vivants qui survivent en revenant, celles et ceux dont la vie est infernale.

 

 

 

 

 

Les mystères de l'amour

 

le sont pour les cœurs brisés

 

 

 

 

 

Julee Cruise flotte (Floating, I Float Alone) et tombe (Falling), dans les airs ses amis sont les oiseaux (The Nightingale, The Swan), le monde tourne autour de sa voix (The World Spins), ses mystères ont la couleur de la fleur de l'idéal, rose bleue près de la fontaine (Questions in a World of Blue).

 

 

 

David Lynch lui dédie une pièce musicale originale, Industrial Symphony n°1 : The Dream of the Broken Heart (1990). Avec l'autre ange, Angelo Badalamenti, le cinéaste lui offre un album, The Voice of Love (1993). Il est temps pour l'ange de voler de ses propres ailes.

 

 

 

Julee Cruise a composé ensuite deux albums aux sonorités plus jazz, The Art of Being a Girl (2002) et My Secret Life (2011). Elle revient faire un dernier tour de piste en reine blanche de la dream pop dans la troisième saison, sublime, de Twin Peaks (2017). Julee Cruise a vieilli, elle n'a pourtant pas changé. L'ange dont la voix demeure dans l'air susurre que sa diaphanéité est entrée dans nos cœurs par le seul accès, qui est l'endroit où ils sont brisés.

 

 

 

Per monstra ad astra : des monstres aux étoiles, le cinéma de David Lynch va et revient, irrésolu. Chez lui, les démons prolifèrent dans la friction obscène entre les mondes, tandis que les anges passent en annonçant qu'il n'y a rien de plus beau, ni de plus rédempteur que l'impuissance. L'impuissance est un consentement à l'opalescence et la distance. L'impuissance c'est consentir au désœuvrement et Julee Cruise en a, à travers notre gorge, donné le chant, rouge-gorge des amours qui sont bleues, bleus à l'âme, bleus aux yeux.

 

 

 

Julee Cruise est passée ; éternelle, la voix de la sirène s'est déposée dans la crypte de qui a appris avec elle à désirer son impuissance, ce secret logé dans l'abri dans les cœurs brisés.

 

 

 

11 juin 2022


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