Frédéric Neyrat, L’Ange Noir de l’Histoire

Cosmos et technique de l’afrofuturisme (éditions MF, 2021)

Nègre est le zéro, Noir est l’infini

Que comprend-on quand Sun Ra dit que « space is the place » ? Le sorcier qui s’est donné comme double nom, anglais et vieil-égyptien, le soleil est le porteur d’une incantation, l’Ange Noir d’une annonce astrale, une promesse mythique dont l’afrofuturisme est l’arche poétique : l’outre-espace est le lieu imaginaire d’une réinvention du vivant qui ne sortira de la fin programmée du monde que dans la connaissance que la fin du monde a déjà eu lieu. En Afrique avec la traite et l’esclavage, comme matrice du capital qui, d’emblée, naquit racial.

 « Dans le noir, dans le soir sera sa mémoire dans ce qui souffre, dans ce qui suinte

 dans ce qui cherche et ne trouve pas dans le chaland de débarquement qui crève

 sur la

grève dans le départ sifflant de la balle traceuse dans l’île de soufre sera

 sa mémoire »

 (Henri Michaux, « Qu'il repose en révolte »,

 La Vie dans les plis, 1949)

 

 

 

« Sujet plastique ayant subi un processus de destruction,

 le Nègre est en effet le revenant de la modernité »

 (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre,

 éd. La Découverte-coll. « poche », 2015, p. 191-192)

 

 

 

« (…) cosmos est ce qui arrive à l’univers

 lorsqu’un ange Noir lui communique qu’il est alien »

 (Frédéric Neyrat, L’Ange Noir de l’Histoire, éd. MF, 2021, p. 27)

 

 

 

 

 

Le zéro et l’infini

 

 

 

 

 

L’Ange Noir de lHistoire est un livre aussi court que compact, chargé comme un bâton d’explosif. Frédéric Neyrat y consacre un essai à l’afrofuturisme en manipulant les majuscules qui encourent toujours le risque d'écraser ce dont on parle, par exemple le Noir. Mais le Noir qui s’écrit ainsi n’est pas une abstraction fétichisée, c’est un personnage conceptuel ainsi que l'aurait dit Gilles Deleuze, autrement dit le héros d’une aventure qui est aussi philosophique en conjoignant l’histoire et la science-fiction, l’art et les mythologies.

 

 

 

Le Noir dit ainsi tout un peuple que donne à voir l’afrofuturisme, et dont la spécificité concerne l’espèce humaine, et même tout le vivant dans son intégralité. Le Noir représente dès lors moins un archétype particulier qu'une figure paradigmatique, un espoir de rédemption possible rescapé de l'impossible, et dont l’avenir reste à écrire en relisant à nouveaux frais le passé. Le Noir figure à ce titre une variante possible de l’Ange de l’Histoire chère à Walter Benjamin, qui voit s’amonceler dans son dos les catastrophes, sans jamais oublier que la tempête du progrès qui souffle depuis le paradis est porteuse d’une faible force messianique.

 

 

 

La tradition des opprimés s’écrit aussi littéralement, en noir sur fond blanc, pour se saisir inversement.

 

 

 

Qu’est-ce que l’afrofuturisme ? Il y a d’abord une grande inspiration, l’Égypte ancienne et ses mythologies, avec ses pyramides et ses dieux fabuleux à tête d’animaux. Il y a aussi une grande expiration, c’est l’espace investi par l’imaginaire de la science-fiction, avec ses voyages spatiaux et l’exploration de ses galaxies inconnues. L’afrofuturisme a dès lors pour moteur et réacteur une saisissante image dialectique, le noir solaire égyptien et l’outre-noir interstellaire de la SF. Cette image dialectique qui est un montage de réalités éloignées lui permet de déployer « un univers où d’antiques cultes solaires trouvent leur correspondant dans l’héliocentrisme post-copernicien des soleils infinis » (p. 15). C’est ainsi que l’avenir sera retrouvé dans la réappropriation transformatrice du passé. La restitution créatrice de l’afrofuturisme, avec ses images et ses sons, ses musiques et ses récits, peut faire sauter le continuum de l’Histoire en faisant émerger des espaces-temps alternatifs depuis un fond obscur de chaos : la fin du monde devant nous, qui l’aura toujours déjà été derrière.

 

 

 

Le terme d’afrofuturisme est apparu pour la première fois en 1996, à l’occasion d’un entretien entre les écrivains Mark Dery et Samuel R. Delany afin d’évoquer comment des artistes noirs, romanciers et musiciens, peintres et plasticiens, essaient de s’approprier l’imaginaire de la science-fiction, et la technophilie qui lui est associée, pour réfléchir à la condition noire et au réel qui la fonde et qui est l’impossible, à savoir le choc traumatique des rivalités impériales qui se sont affrontées sur le sol africain en produisant les horreurs de l’esclavagisme et du colonialisme. Il y a bien des manières de neutraliser le potentiel politique et révolutionnaire de l’afrofuturisme, par exemple en en faisant une mine d’or noir pour les industries culturelles qui, sans vergogne, l’exploitent. Par exemple avec le blockbuster Black Panther (2018) de Ryan Coogler, qui est un exemple symptomatique puisque que le Wakanda d’où vient le super-héros noir est une nation subsaharienne certes technologiquement avancée, mais qui n’a jamais eu à subir les ravages du colonialisme. Black Panther représente ainsi un cas paradigmatique de forclusion du noyau fondateur même de l’afrofuturisme.

 

 

 

Digression I. On opposera à l’économie des industries culturelles qui reposent sur un principe de segmentation des publics (les niches ethniques, avec l’assignation raciale qui souffle à ses cibles de rester à la niche) les vagabondages panafricains de Révolution Zendj (2013) de Tariq Teguia, et les cantiques transatlantiques de Nous disons révolution (2020) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval.

 

 

 

Parce que la fin du monde a eu lieu avec l’esclavage, et parce qu’elle est à l’ordre du jour avec la crise écologique mondiale qu’est le capitalocène dont la scène originelle est l’économie d’emblée raciale et impériale du capital. Les artistes noirs, africains, africains-américains et caribéens, de l’afrofuturisme travaillent ainsi depuis la catastrophe historique, la traite négrière et le système esclavagiste, dont ils ont compris que cette première catastrophe éclaire l’autre catastrophe actuelle, la dévastation écologique engagée dans la foulée par la déprédation capitaliste. C’est une question de nombre, qui s’oppose au calcul de l’économie du capital : un nombre qui empêche de compter comme l’avait écrit Paul Claudel. Repartir de zéro pour aller vers l’infini, avec le soleil des damnés de la terre de Frantz Fanon, avec l’espace à jouer comme Miles Davis y invitait. Et, donc, Sun Ra :

 

 

 

« Tu ne peux pas aller dans l’espace si tu ne comptes pas d’abord jusqu’à zéro. Tout part de zéro, tu comprends. Tu peux aller dans l’espace, mais seulement à la fin du compte à rebours » (p. 21).

 

 

 

 

 

Qui est l’alien du capitalocène ?

 

 

 

 

 

La crise écologique se dit aujourd’hui anthropocène en montrant que l’espèce humaine est une « puissance géomorphologique, c’est-à-dire une puissance de transformation générale de la Terre » (p. 23). Le concept n’est d’ailleurs pas si nouveau puisque Martin Heidegger, ainsi que l’a rappelé Bernard Stiegler, entendait le « Gestell » comme l’arraisonnement du monde, soit le vivant colonisé par la raison. Il y a pourtant une triple critique à faire du concept consensuel d’anthropocène, qui fonctionne sur la base d’une triple réduction : géocentrique (la Terre est perçue comme centre objectif et exclusif du cosmos) ; anthropocentrique (l’humanité est envisagée comme le seul et unique acteur et spectateur des bouleversements en cours) ; leukocentrique (la géo-technologique est à dominante occidentale et blanche en étant fondée sur le rejet du Noir qui se comprend à double titre, en renvoyant autant à la question raciale qu’à cette autre obscurité qu’est l’espace intersidéral).

 

 

 

Quand l’anthropocène reste un concept classiquement aristotélicien, l’afrofuturisme est une poétique consistant à « recosmiser la Terre » selon les termes d’Augustin Berque (p. 27). Le privilège intersidéral de cette « recosmisation » (p. 28) se comprend comme le désir de ce qu’il y a littéralement entre les étoiles, qui est l’obscur bien plus vaste qu’elles, et reconsidéré dans l’optique de l’atopie, « c’est-à-dire un espace hors-espace, un espacement hors-lieu – d’où pourraient surgir de nouvelles façons de considérer les êtres humains et la Terre » (idem). La poétique afrofuturiste dont Sun Ra est l’un des anges annonciateurs, cet homme né en Alabama en 1914 et qui s’est donné un nouveau nom et une nouvelle identité en révolutionnant le stigmate dont lui et ses pairs ont été les victimes, à savoir d’aller se faire voir ailleurs, est donc une invitation à faire bifurquer le présent en retrouvant dans le passé des potentialités ignorées. Et celle-ci résonne puissamment avec le messianisme à l’œuvre chez Walter Benjamin, particulièrement dans ses « Thèses sur l’Histoire ».

 

 

 

Le passé tel qu’il aurait pu être est ce qu’exige un présent saturé des promesses d’émancipation saccagées. Pour rendre à nouveau habitable la Terre, il faut par conséquent réinventer la possibilité de l’avenir en le faisant sortir des rails d’un futur programmé pour la catastrophe. La réinvention afrofuturiste est philosophiquement nommée ici « accrétion transcendantale » au sens où il s’agirait de valoir comme « une sorte d’accumulation mytho-esthétique, conceptuelle et politique, cherchant à modifier radicalement notre être-au-cosmos et par conséquent notre terrestrialité » (p. 32).

 

 

 

Avec l’afrofuturisme, nous passons donc du consensuel au politique, autrement dit de l’anthropocène au capitalocène. Le concept a été avancé par Andreas Malm, puis repris par Donna Haraway qui parle pour sa part aussi de « plantatiocène » en posant le système « plantationnaire » comme un site originaire dans l’émergence du capital et son fonctionnement d’emblée racial. Qui est alors le zéro dans cette configuration ? Qui en est l’étranger, l’alien ? C’est le Noir. Lui peut aider à défaire les centralismes exclusifs de l’anthropocène en rappelant qu’il y a avant tout possible l’impossible, et avant toute technologie mythes et magie. L’imaginaire de l’Égypte ancienne est une poétique jamais oublieuse d’un désastre originaire, la fin du monde noir avec la traite et l’esclavage.

 

 

 

 

 

Des tombes mobiles (les fusées)

 

aux vaisseaux immobiles (les pyramides)

 

 

 

 

 

L’afrofuturisme peut alors représenter une réponse convaincante face à un tournant ayant eu lieu au début du XXIème siècle, celui qui a vu le « Space Age », valorisé depuis les années 50 en prolongeant le mythe étasunien de la frontière, se retourner en passant de l’outre-espace à la Terre. Le « retournement de la frontière » impose que la Terre soit un nouveau champ de terraformation.

 

 

 

« Terraformer la Terre veut dire avoir en vue une Terre 2.0, à la réalité augmentée, ayant enrôlé les forces de la nature dans un projet de reformation planétaire » (p. 42). La reformation en question tient du reformatage intégral qui s’impose avec l’empire global du digital. La modernité, dont le Nègre représente en suivant Achille Mbembe la part sombre, maudite et mal dite, la part colossale de scandale aussi, est le moment d’une forclusion meurtrière « que l’esclavage a accompli, à la fois réellement et symboliquement » (p. 43), et que vérifie la cosmologie, un monde masculin et blanc. Car qui dit réalité augmentée oublie qu’elle a aussi pour ombre dialectique l’humanité superflue, diminuée. Il y a pourtant une hypothèse scientifique qu’explique l’astrophysique : la matière observable, dite ordinaire ou baryonique, ne représente que 5 % de l’univers seulement, le reste se partageant entre la matière noire pour moins de 30 % et quasiment 70 % pour l’énergie sombre.

 

 

 

Digression II. L'empire de la digitalisation représente une mutilation des mains comme l’a souligné Jean-Luc Godard avec Adieu au langage (2014) et le cinéaste le répète encore dans Le Livre d’image (2018) en citant Denis de Rougemont pour qui la condition humaine tient dans le fait de penser avec ses mains. Jean-Luc Godard a adopté également, par exemple dans Vrai faux passeport (2008), la même hypothèse des astrophysiciens afin de penser l’archive des images existantes dans le rapport avec toutes celles que l’on ne voit pas encore, et qui sont alors comme un continent noir.

 

 

 

Le futur du point de vue de l’afrofuturisme vaut comme le passé dans la perspective messianique de Walter Benjamin. La chanteuse et compositrice Janelle Monáe, autrice des albums The ArchAndroid (2010) et Dirty Computer (2018), et d’un EP intitulé Metropolis: Suite I (The Chase) en 2007, le dit ainsi : « comme nous n’avons pas encore été dans le futur, il est toujours plein de possibilités ». Mais il n’y a de possibilités dont la restitution est à l’ordre du jour que s’il y a d’abord eu l’impossible, le réel que récuse l’impératif catégorique de la modernité et ses extensions géo-technologiques et pour laquelle rien n’est impossible. Pour l’afrofuturisme, l’impossible est advenu en étant logé au cœur même des possibilités techniques et technologiques. Sun Ra l’a expliqué : « Je dois jouer des choses qui sont impossibles. Je dois m’approcher du piano et y frapper des notes qui y sont pas » (p. 53). Comment, encore une fois, ne pas penser au Jean-Luc Godard des avant-dernières choses qui, dans Le Livre d’image, dit faire ce qu’il y a comme ce qu’il n’y a pas ?

 

 

 

Cela peut donner la subversion technologique, comique et cosmique, d’un film comme Space is the Place (1974) de John Coney avec Sun Ra et son Arkestra. Cela a donné aussi un groupe comme P-Funk (Parliament-Funkadelic) avec George Clinton qui a imposé la musique funk en rappelant qu’il s’agit là d’un genre musical utilisant la radio comme une arme révolutionnant les consciences. C’est encore le recours, abondant et partagé, du motif de la pyramide, de Herbie Hancock à Frank Ocean en passant, bien sûr, par Sun Ra et George Clinton à l’époque où il se faisait appeler le Dr Funkenstein. Le recours symbolique aux pyramides tient alors de la réclamation, autrement dit de la restitution comme de la réactivation : « de réanimation de ce qui est mort » (p. 57). La fonction imaginaire et technique des pyramides est, dans la distinction architecturale du sous-sol et de la surface, de « préserver les corps et les préparer pour l’après-vie » (idem). Ainsi, les pyramides font un pont entre le monde présent, celui d’avant et d’après, la Terre et le Soleil, ici et l’outre-espace.

 

 

 

L’imaginaire technologique égyptien voit dans la planète Terre un vaisseau spatial, une arche cosmique donnée aux vivants programmés pour dépérir et aux morts engloutis sous les arcanes de la modernité. Cela, l’historien des sciences et techniques étasunien Lewis Mumford l’avait déjà compris quand, en 1970, il faisait remarquer que « si la tombe égyptienne peut être correctement décrite comme une fusée statique, la fusée spatiale est en fait une tombe mobile » (p. 61).

 

 

 

Digression III. Revoir ensemble 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) et Shining (1980) de Stanley Kubrick dans la perspective afrofuturiste. Et voir alors que l’outre-espace est l’enveloppant noir d’une cellule blanche abritant la révolte d’un esclave comme Spartacus (l’ordinateur HAL 9000), et que les neiges du Colorado sont l’enveloppant blanc d’un labyrinthe de sang, garde-manger et cimetière en dessous et, assassiné à la hache par un visage pâle, son cuisinier noir (HALlorann).

 

 

 

 

L’Ange est Icare

 

(l’outre-espace c’est d’abord l’océan)

 

 

 

 

 

D’autres correspondances poétiques travaillent l’afrofuturisme. Il y a d’abord l’analogie, établie par la poétesse Alexis Pauline Gumbs, elle-même inspirée par la poétesse Audre Lorde, entre l’aventure dans l’outre-espace intersidéral et le voyage forcé de la traite négrière et atlantique. Entre l’océan et l’univers, il y a donc des vaisseaux spatiaux qui rappellent qu’ils ont été des navires d’esclaves. Pour comprendre les visions afrofuturistes, « océan-univers » ou « cosmocéan », il faut penser au « Passage du Milieu » décrit par Clinton Fuker quand il écoute un album de P-Funk (p. 70). Il y a aussi une autre analogie en vertu de laquelle le « Passage du Milieu » aura fait écumer la tradition mythique des « flying Africans », avec tous ces contes que se racontaient en secret les esclaves des plantations qui s’imaginaient avoir le pouvoir de voler et, s’échappant, de retourner en Afrique. D’après Terri L. Snyder, ces histoires transfiguraient le terrible traumatisme des suicides d’esclaves.

 

 

 

L’Ange Noir de l’Histoire se comprend donc aussi Icare Noir, qui « n’est attiré par le Soleil qu’à être – inversement et simultanément – lesté par un noyau sombre et irréductible d’autodestruction, celle-ci constituant un "plan" (…) quand il n’y avait plus d’alternative » (p. 71). Icare noire, qui doit aussi s’écrire au féminin pour le faire sortir « de l’orbe de la gravitation patriarcale » (p. 83).

 

 

 

Ange Noir, Icare Noire : noir est la non-couleur de qui se soulève parce qu’il n’existe pas, seulement du minerai vivant dont le capital a extrait du métal pour citer Achille Mbembe. Génie hérétique de l’afrofuturisme le dirait encore Achille Mbembe. Zéro, noir inconnu (Sylvain George).

 

 

 

Digression IV. Jordan Peele pense sûrement un peu à cela dans Nope (2022), mais de trop loin, tellement happé qu’il est par la volonté de devenir l’équivalent noir de Steven Spielberg. Watchmen de Damon Lindelof d'après le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons y pense avec plus d’acuité en voyant comment Mars et Europe, ce satellite de Jupiter, représentent les lieux de repli du Docteur Manhattan, ce dieu (fleur) bleu et créole en faisant coïncider en lui un enfant juif et un homme noir.

 

 

 

« At first nothing is » : « Au début, rien n’est » (Sun Ra). C’est pourquoi la musique de Sun Ra et de l’Akestra est intergalactique afin de redonner substance et dignité aux « ténèbres extérieures » (« Outer Darkness »), qui se dit encore « Vide-Noirceur » (« Void-Blackness »), « Noir-infinité » (« Black-Infinity »), « Sombre Inconnu Eternel » (« Dark Unknown Eternal ») (p. 74). Et c’est pourquoi Frédéric Neyrat a bien raison d’opérer un rapprochement entre l’afrofuturisme et le Carré Noir de Malevitch qui, avec l’esthétique suprématiste, a valorisé les qualités mystiques de l’obscurité. Et puis cet autre montage dialectique, citant « Le Voyage » de Charles Baudelaire : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! / Ce pays nous ennuie, Ô Mort ! Appareillons ! / Si le ciel et la mer sont noirs comme l’encre, / Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! »

 

 

 

D’un côté le soleil, de l’autre la nuit, qui est l’outre-espace en étant toujours déjà le fond de l’océan. Et Icare qui est la voyageuse intersidérale, le zéro qui voyage entre les étoiles, qui sépare et relie en même temps en faisant communiquer le « Passage du Milieu » avec les plus lointaines galaxies. Sun Ra, Ô vieux capitaine : « Vous êtes sur le vaisseau spatial Terre. Destination / inconnue » (p. 77).

 

 

 

 

 

Le Noir est un médium entre les étoiles

 

(aliénocène et cosmmunisme)

 

 

 

 

 

« Armegeddon est en vigueur » a chanté Public Enemy. Que faire, alors ? Rien moins qu’une révolution copernicienne. Walter Benjamin l’a ainsi décrite dans les notes de son Livre des Passages, opus magnum forcément inachevé, en voyant comment l’Autrefois peut et doit renverser dialectiquement le rapport fixé avec le Maintenant en faisant irruption dans la conscience éveillée. Frédéric Neyrat relit alors Walter Benjamin en posant que la révolution copernicienne que celui-ci appelle encore remémoration, « est une forme de ressouvenir qui, loin de puiser dans un passé supposé définitif, s’en saisit comme incomplet » (p. 85). Car l’Histoire qui se dit achevée est aux vainqueurs quand la rappeler à ses inachèvements relève d’une tradition cachée, celle des opprimés.

 

 

 

On peut ainsi, aux côtés d’Alexis Pauline Gumbs, considérer à rebrousse-poil la biologie marine en reconnaissant dans la bioluminescence des fonds marins les conséquences minérales de la décomposition des cadavres des esclaves jetés par-dessus bord. On peut encore voir avec Toni Morrison que « les esclaves africains ont été les premiers sujets modernes, voire post-modernes, en ce qu’ils et surtout elles ont été les premiers sujets à expérimenter la dissolution de leur monde, une instabilité ontologique radicale, une forme de folie liée à la déshumanisation produite par l’esclavage » (p. 87). On peut regarder les peintures et installations cosmogoniques de Wangechi Mutu dédiées aux devenirs-alien en voyant qu’elles excèdent les fantasmes du transhumanisme. Et puis se souvenir que Les Damnés de la terre de Frantz Fanon proposait déjà une comparaison entre aliens et colonisateurs : « L’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs » (p. 98).

 

 

 

Mais en précisant aussitôt qu’il y a deux types d’alien, et que l’étrangeté est toujours affaire de réciprocité. Et leur rencontre d’organiser aussi la survie des espèces dans le partage des gènes et les mutations qui s’en déduisent, ce que raconte la trilogie Lilith’s Brood d’Octavia E. Butler. Car « il s’agit de devenir autre que ce qui nous a aliéné, autre que ce qui nous a dépossédés » (p. 100).

 

 

 

Digression V. La bioluminescence des fonds marins fait la contemplation poétique de l’infirmière de Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. Quand la rêverie est interrompue par l’homme qui, dans le même bateau qu’elle, lit dans ses pensées en lui disant que cette brillance s’explique par la pourriture des poissons morts. Mais ce qui finit dans l’eau c'est un zombie, un descendant d’esclave qui voudrait rejoindre la femme blanche dans un amour que le monde des races disjointes aura proscrit. Au fond de l’eau, il y a d’autres cadavres aussi. Quant à ce qui tombe du ciel, par exemple les envahisseurs qui viennent de Mars dans La Guerre des mondes (1898) de H. G. Wells, ils sont non seulement les contemporains de science-fiction, mais également les doubles métaphoriques des colonisateurs tels que Joseph Conrad les aura décrits dans Au cœur des ténèbres (1899).

 

 

 

On pourra alors « lire ce qui n’a jamais écrit » (Walter Benjamin citant Hugo von Hofmmanstahl). On pourra alors, en nous tenant entre deux apocalypses, celle passée et l’autre en cours, désirer l’impossible, qui est « non pas : changer la connaissance du passé mais : changer le passé (tel est l’impossible) » (p. 88). L’impossible, c’est-à-dire aussi « inventer des futurs conditionnels » (p. 89). Ytasha L. Womack : « L’Afrofuturisme est là où le passé et le futur se rencontrent » (p. 90). Fredric Jameson n’avait pas insisté pour rien sur le caractère rédempteur et utopique de la science-fiction, qui est aujourd’hui l’otage des jouissances obscènes des films et séries rivalisant en collapsologie.

 

 

 

De l’époque de l’anthropocène on est donc passé à celle du capitalocène, avant d’atterrir dans l’aliénocène, l’époque qui vient, qui est à venir en ayant toujours déjà commencé. « L’Aliénocène vient du Noir, il refuse le leukocentrisme au nom du Noir, l’anthropocentrisme au nom de l’alien, le géocentrisme au nom du cosmos. Par sa puissance d’étrangement spatial et temporel, il ouvre dans l’Anthropocène son abîme intérieur, sa fondation transcendantale refoulée, et nous rend sensible un cosmos où physique et rêve condensent » (p. 107). Je suis nègre disait Arthur Rimbaud, je m’appelle Négro disait Karl Rossmann dans L’Amérique de Franz Kafka. Et si l’avenir est nègre pour la Terre carbonisée par le capital, notre devenir est marron, dehors, sortis de la plantation – dans les cimes.

 

 

 

Dans les cimes – les étoiles. Entre elles. Alors, « le Noir peut désormais être pensé à la fois comme milieu interstellaire, et comme ce qui est l’objet d’un refoulement (cosmologique et politique) » (p. 113). L’ange Noir qui est Icare noire est un médiateur, le médium d’un « cosmmunisme » (p. 120). Voilà le milieu par où recommencer (le communisme) : cosmmunisme et co-immunisme.

 

 

 

22 octobre 2022

 

 

 

Post-scriptum du 28 octobre 2022

 

Digression VI. Pierre Soulages, ses Outrenoirs se disent aussi noir-lumière. En 1979, le noir s'impose comme « Outrenoir », autrement dit comme valeur souveraine qui inverse la vieille symbolique négative que traîne dans ses cales la civilisation occidentale. Le noir est la non couleur qui, loin d'absorber la lumière pour l'anéantir, la renvoie au contraire avec des intensités nouvelles dans l'espace. Le noir est ainsi la non couleur qui, en donnant une vie nouvelle à la lumière, en redonne une autre à toutes les couleurs du spectre. Le noir est clarté et les toiles qui en accueillent les fines brossées sont comme les poils mouillés de Roxy Miéville. Le noir éclaire. Et ce qu'il éclaire, c'est aussi comment le blanc abolit la lumière.


Commentaires: 0