Pinocchio, notre enfance, un mystère

Pinocchio, les aventures d'un pantin

doublement commentées et trois fois illustrées

(Giorgio Agamben, Bibliothèque Rivages, 2022, 171 pages)

Pinocchio : on croit connaître l'histoire du pantin de bois qui devient à la fin le gentil garçon de son créateur, Gepetto le sculpteur. Mais la connaît-on vraiment ? Les affadissements puérils de Walt Disney et consorts invitent à y replonger le nez, qui s'allongerait comme celui de Pinocchio quand il est pris en flagrant de délit de mensonge. Alors on découvrirait que le récit facétieux et métaphysique de Carlo Collodi, où règne l'archétype de la mort et de la renaissance, est doté d'une profondeur ésotérique insondable, et peut-être même intolérable.

 

On relit avec joie Pinocchio en pensant à Polichinelle, avec le commentaire de Giorgio Manganelli auquel s'ajoute désormais celui de Giorgio Agamben. On relit avec la joie particulière des hommes entrés dans leur hiver afin d'accomplir le sauvetage de leur enfance (Carlo Collodi a publié son récit en 1881, soit neuf ans avant son décès tandis que Giorgio Agamben a eu 80 ans cette année). On relit Pinocchio avec une joie redoublée, l'enfance protégée du règne tyrannique de la puérilité, redécouvrant ce que l'on avait oublié : « Finir un livre, c'est en ouvrir la dernière porte, de sorte qu'aucune porte ne se ferme plus jamais ».

L'énigme de la fable, une chimère

 

 

 

 

 

Pinocchio est une fable énigmatique et chimérique, elle joue d'effets d'inversion et de réversibilité, marche à l'ambiguïté. L'énigme doit s'entendre au sens premier, reliant ensemble des choses qui ne peuvent l'être pour dire des choses qui ne pourraient être dites autrement. C'est que le héros du conte appartient simultanément à plus d'un monde, à au moins deux mondes distincts, humain et non-humain, végétal et inhumain, animal et divin.

 

 

 

Le récit de Pinocchio est une passion ; c'est un mystère au sens moins chrétien que païen. Ce mystère est celui d'une vie qui ne se vit qu'en vagabondage, faim et fuite. L'énigme d'une vie à laquelle on manque.

 

 

 

L'ésotérique ne s'oppose pas au quotidien, il est le quotidien lui-même puisque Pinocchio est initié à sa propre vie. Pinocchio, son nom vient déjà de pinocolus qui signifie l'éclat de pin, symbole de l'arbre sempervirent, l'arbre toujours vert défiant la mort et l'hiver. Le bout de bois qui se transforme en âne avant de muer en garçon, en démontrant par là que Collodi s'est inspiré entre mille lectures de L'Âne d'or d'Apulée, figurerait la victoire imposée sur la condition matérielle et naturelle. Cette victoire revient à la créature hybride, ni animale, ni végétale, ni humaine dont l'hybridité répond au statut indécis et chimérique de l'histoire, entre la fable antique et le roman picaresque.

 

 

 

L'initiation ésotérique à la vie dans Pinocchio est donc aussi celle d'un « dévivre ». Le stratagème de la fable consiste en effet à échapper à la faute en fuyant dans l'espace intermédiaire où s'estompe la différence entre les morts et les vivants, où la nature parle tandis que les morts reviennent à la vie, où les pantins ont le nez qui s'allonge parce que la Loi, qui est autrement dit une conduite, les prend par son bout en les faisant marcher au pas de l'accablement, de la faute et du châtiment que moque la fable.

 

 

 

Les figures de la Loi, Gepetto, le grillon parlant et la Fée bleue sont les maîtres ou les parents qui s'interposent entre Pinocchio et l'âne qu'il aura toujours été déjà. Cette figure d'oisiveté, d'insolence et d'entêtement croise sur sa route bien des chenapans et des gredins, en particulier le duo formé du Chat et du Renard du côté du Champ des Miracles inspiré de la Cour des Miracles de Victor Hugo. Pinocchio est entre-temps passé par le Grand Théâtre des Marionnettes où Arlequin et Polichinelle le reconnaissent comme un frère parce que la vie est une commedia dell'arte. Avant de passer par le fameux tribunal d'Attrape-Nigauds où le condamné est puni du crime dont il a été la victime, puis d'atteindre le Pays de Jouets qui est celui d'un marché aux sortilèges et où les enfants sont retenus captifs, l'empire des jeux ayant aboli le calendrier. Vient alors, avec le triomphe de la mer qui s'oppose à la terre soumise à la Loi, le ventre du monstre marin mythique où Pinocchio retrouve le vieux Gepetto. Et quand ils en sortent, la fable touche à sa fin.

 

 

 

Pinocchio est le récit chimérique, entre roman picaresque et fable antique, d'une initiation à la vie dont l'énigme qui rejoint celle de l'enfance consiste à être plus et moins qu'elle-même : la vie qu'il nous faut vivre en expérimentant qu'il faut aussi la dévivre. C'est pourquoi le pantin de bois est un être fugueur et empressé, pressé de fuir cette drôle d'idée qu'il serait très exactement ce qu'il est.

 

 

 

 

 

L'âne porteur du mystère

 

 

 

 

 

Pinocchio est un paradigme de la condition humaine en signifiant que chacun se trouve contraint à être moins et plus que lui-même. Cet état pendulaire est exemplaire de la vie du pantin dont le nez s'allonge pour rappeler que sa vie manque de mesure. La vie à laquelle il manque est celle qu'il fuit parce qu'elle est soumise à toutes les transformations. Voilà le sens de l'initiation, celle d'une vie que l'on porte comme un âne et dont le mystère nous échappe. Une vie qui expérimente toutes les mascarades de la société en tentant de fuir la plus grande d'entre elle : la prétention d'une humanité qui coïnciderait strictement avec elle-même, sans reste.

 

 

 

La vie de Pinocchio est par conséquent celle d'un « mais » dont l'insolence incorrigible marque une adhésion sans réserve. La vie est un jeu dont l'origine est un rituel sacré mais en ayant été délié du mythe qui à l'origine l'accompagnait, une vie de plaisirs et de plaisanteries émancipée de tout calendrier. Une utopie à l'épreuve de toutes les contre-utopies quand elles prennent le masque de la Loi ou encore celui du Chat et du Renard rappelant à l'ordre qu'il se divise toujours entre brutalité et imposture, comme les gendarmes vont toujours par pairs. On a supposé de Carlo Collodi qu'il était franc-maçon : il est à l'évidence un anarchiste.

 

 

 

La Fée adresse à Pinocchio une sentence proverbiale : « Il y a les mensonges qui ont les jambes courtes et ceux qui ont le nez long ». Le nez qui s'allonge indiquerait pour le jouet, qui a appartenu à la sphère du sacré en ayant perdu toute valeur marchande ou utilité, la voie d'une vie qui est une brèche entre le monde des vivants et celui des morts, une désarticulation des rapports de la nature et du culture, un échappatoire à l'opposition catégorique entre l'histoire et le mythe. Le jouet qui devient joujou entre les mains des enfants est comme la marionnette dont la grâce qui l'anime ne lui vient pas de ses mouvements propres mais du dehors.

 

 

 

Le pantin qui tient du joujou ne devient un âne qu'à montrer que les choses les plus divines et élevées se soutiennent des gestes dérisoires et des êtres ridicules. C'est pourquoi l'âne est le porteur proverbial des mystères. Il ne tire en effet aucun profit de supporter ce qu'il ignore transporter, et qui n'est autre que le caractère mystérieux de la vie humaine, toujours moins et plus qu'elle-même. Du pantin à l'âne, du jouet à l'enfant qui en fait son joujou : ce dont nous n'avons pas conscience est le mystère de la vie humaine dont l'enfance représente un accès que l'adulte a oublié, une nature non naturelle, sans substance et perpétuelle.

 

 

 

 

 

Les deux natures et le rêve

 

 

 

 

 

La fin de la fable, loin de représenter une issue apaisée au héros enfin initié à la vie après avoir commis tant d'âneries, est d'une étrangeté qui marque l'accomplissement de son caractère ésotérique. En effet, Pinocchio sous le regard bienveillant de Gepetto se voit dédoublé, le garçon qu'il est devenu considérant le pantin qu'il a été : « Comme j'étais drôle, quand j'étais pantin ! et comme je suis content d'être devenu un petit garçon ! ». Ce qui triomphe alors, c'est la séparation des natures, c'est la scission des figures.

 

 

 

Le pantin devenu âne est ainsi le chiffre de l'enfance, une brèche faite à notre machine anthropologique, un échappatoire à nos antinomies habituelles, une fuite loin du gardiennage des adultes et leur pédagogie qui est une domestication. Un masque parce que la seule question qui nous importe est le « comment » qui l'emporte sur le « quoi ». Une fois les deux natures distinguées, et avéré le monde intervallaire entre elles, reste un mystère qui n'a pas encore de mot et que n'arrive plus à nommer l'humanité : l'aventure en ses métamorphoses et ses mouvements pendulaires.

 

 

 

Reste la vie humaine, plus et moins qu'elle-même, entre vivre et dévivre : un mystère.

 

 

 

Trois fois, Pinocchio s'endort. Et, au moins à deux reprises, le pantin de bois dont l'existence est empressée parce que ses aventures sont infernales se met à rêver. Le rêve est une mort, c'est une catabase, une descente aux enfers. Le conte délivre ainsi une expérience onirique à laquelle Pinocchio nous initie. Ce dont il nous instruit est que le rêve est l'autre face du mystère que nous ignorons porter – notre vie même.

 

 

 

21 décembre 2022


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