Le mythe, soi-disant

(notes à partir de Proprement dit. Entretien sur le mythe, Mathilde Girard et Jean-Luc Nancy, éd. Lignes, 2015)

Qu’entend-on par mythe ? Comment en redéployer le sens sans céder à la mythologie ? À l’origine, il y aurait le mythe en quoi se joue l’idée même d’origine, du sens à sa naissance. Une fois distingué des mythologies dont États et religions ont abusé, le mythe ouvre à la possibilité du sens, moins des significations arrêtées que le sens à proprement parler : le sens comme événement, un dire à l’origine et le constituant de tous les dits possibles.

 

 

 

 

 

Mystère de la parole (le dire et le dit)

 

 

 

 

 

Le romantisme en a déjà instruit avec Schelling : parler soi-même de soi. Le mythe soutient ainsi le désir d’une parole propre. Une parole sans propriétaire, appropriation ou expropriation, est ce dont le mythe a la garde. Antonin Artaud y était aussi revenu en séparant la « mythomanie », à la base grammaticale de tout langage, de la « parole naissante » à la source du mythe.

 

 

 

Mytho renvoie en son noyau étymologique à un mutisme essentiel : le mùô du muet, le mu de « hmm » ou du murmure, le mùéô du mystère. Le mystère de l’enfance qui est sans parole – infans.

 

 

 

Le mythe ne s’identifie pas à la mythologie, qui est un système de significations, mais qualifie la parole en présentation de soi, sans représentation par un autre. Dès qu’il y a représentation, on n’est plus dans le mythe, mais bien davantage alors dans la mythologie. La philosophie a marqué dès sa naissance sa légitimité en séparant logos de mythos à seule fin de lui préférer le premier. Pourtant, Platon ne cesse d’user des mythes, du mythe d’Er à celui de la caverne en passant par les titans Prométhée et Épiméthée. La parole logique s’oppose donc au mythe en tenant toute son autorité de la seule argumentation rationnelle, non en la confiant aux prêtres.

 

 

 

Retrouver le mythe après Artaud et les romantiques rappelle alors à cette précédence : le mythe se tient du côté du dire quand le logos en serait le dit. À l’origine de logos, il y a mythos, son enfance mutique, une puissance de dire dont l’acte est un dit. Le mythe fait le désœuvrement de tout ce qui est opéré et accompli dans et au nom de la raison. Une puissance, donc, non un pouvoir en ses actions et ses œuvres. Ce que fait le logos, alors, est d’en finir avec le mythe (qui, refoulée, est en fait sa petite mythologie à lui) : le mythe de croire en avoir fini avec lui.

 

 

 

Quand un sujet ne préexiste pas à la parole, quand c’est elle qui le fait, apparaissant et disparaissant avec elle, on touche alors au mythe qui est une parole sans propriétaire ni appropriation expropriatrice et dont le propre est d’être communicable, en idéal à tous, à n’importe qui a minima. Si parler est un mystère, c’est comme mythe d’une parole qui fait émerger le sujet parlant du fond d’un dire dénué de toute « exappropriation » (Jacques Derrida).

 

 

 

 

 

La fiction de se dire soi-même (facticité, feintise)

 

 

 

 

 

Si le mythe en parole propre est de soi, soi se conçoit comme un autre, non pure altérité mais l’autre de l’identité, l’autre empêchant que soi ne revienne à lui-même, ne retourne sur lui-même. La parole propre fait le sujet en tant qu’imprésentable parce qu’il s’altère toujours déjà en se présentant. Le mythe à proprement parler dit comme Rimbaud que « je est un autre ».

 

 

 

Avec le mythe, l’autobiographie se mue en « allobiographie », soi-même toujours déjà altéré par le sens que se donne à lui-même le sujet qui parle. Schelling parlait avec le mythe de parole « tautégorique ». L’allégorie dit l’autre ; tautégorique dit « je est un autre ». Le mythe signe le propre de l’être humain quand son éthos y divise absolument son être-soi (Giorgio Agamben).

 

 

 

On peut en déduire une règle anthropologique : tout meurtre vise l’autre comme l’autosuffisant que son meurtrier manque à être. C'est pourquoi on dira que tout meurtre est mythique en ayant pour horizon l’autosuffisance fantasmatique de l'autre. Le rapport avec le mythe rappelle ainsi qu’il y a avec lui un surgissement originaire, une apparition à partir de rien et qui peut y revenir.

 

 

 

Mythe pourrait se dire minimalement : soi-disant. Je parle et, ce faisant, me fais moi-même en parlant. La parole me fait en me faisant parlant et parler. Je peux aussi en profiter pour fabuler, faire fiction, feinter et, ainsi, me faire passer pour l’autre de l’autre que je suis toujours déjà. La frontière est fine, infime entre le mythe et le mythomane, le « mytho » dont parlent les jeunes aujourd’hui. La fiction dit le façonnage, la facticité (avec les doigts : fingere en latin, fingers en anglais). Si le logos interrompt le mythe, c’est en évacuant la feintise associée à ses figures et mythologies. Mais l’interruption du mythe, sous le prétexte d’en avoir fini avec ce qui rapporte le logos à ses origines supposées, n’en étouffe pas le murmure, la parole naissante – hmm.

 

 

 

 

 

La vérité et le sens (interruption et performance)

 

 

 

 

 

La vérité est ce qui interrompt le sens : elle le coupe. Logos tranche dans et avec mythos, qui se donne quant à lui comme le sens à venir, sur le bord des lèvres, abouchée à sa naissance.

 

 

 

Le logos dit son autosuffisance. Y répond le mythe disant qu’en parlant, je m’expose en qui met fin à l’autosuffisance. On a parlé précédemment du meurtre et cela a à voir avec la mort qui est sans origine, ni appropriation, ni fin. Le mythe rappelle que parler, c’est se présenter, s’exposer aux autres en se disant soi-même. C’est ainsi s’originer en l’absence de toute origine.

 

 

 

Logos est du côté de la vérité ; mythos a pour versant celui du sens. La vérité a pour fin d’arriver en dernier ; le sens est au commencement. En conséquence, le mythe informe que parler, c’est toujours se dire soi-même dans le désir de l’origine. Un appel à la naissance du sens et du sens comme naissance ; non moins un renvoi à la hantise de la mort (du sens comme de l’existence).

 

 

 

La vérité est univoque, le logos y trouve symboliquement son autorité. Le sens est quant à lui équivoque ; le mythe est un démon en étant équivoque quand il fraie dans l’ambivalence. Il y a de la mystique avec le mythe, et toujours un risque de mystification. Une vie se forme et ainsi se transforme ; interminablement, elle se « per-forme ». La vie se fait quand elle se dit et elle se dit quand elle se fait. Le mythe rappelle à la vie que son être se dit. Son faire est une performance (mythos), une fiction dont les figures varient les expressions (mythologos).

 

 

 

 

 

À l’origine, le sans principe (l'avec, l'anarchie)

 

 

 

 

 

La parole propre expose le fond dont elle est l’absence. C’est pourquoi, en se disant, elle se fait elle-même comme sa propre origine. L’origine y est une fiction constituante. Avec le mythe, nous nous remettons au monde en y faisant la parole et son sens est un appel, un renvoi à l’avec.

 

 

 

Au fond, le mythe est intimement lié à l’anarchie. Aucun principe, sinon le principe d’une absence de principe à l’origine. Moins un commencement qu’un recommencement. Soi-disant.

 

22 novembre 2022