"La gauche", les Noirs et les Arabes de Laurent Lévy

Le nouveau livre de Laurent Lévy édité par La Fabrique s’inscrit dans la continuité du précédent, Le Spectre du communautarisme (éditions Amsterdam, 2005), puisqu’il s’attache à critiquer les arguments fallacieux du camp républicain adressés, tantôt aux dérives communautaires censées affaiblir l’unité de la République, tantôt aux menaces islamistes que camouflerait le port du foulard par les musulmanes à l’école. Malgré un titre un peu flou (il n’est guère question de « Noirs » dans le livre), l’analyse présente s’appuie sur trois situations concrètes (la mobilisation politique autour de la loi prohibant dans l’espace scolaire le foulard islamique en mars 2004, la tenue d’Assises de l’anticolonialisme postcolonial d’où émergea le Mouvement des Indigènes de la République en janvier 2005, la révolte des quartiers populaires à l’automne 2005) pour rendre manifeste les divisions de la gauche concernant la question de l’Islam. Divisions qui perdurent quand on considère les conclusions de la mission parlementaire "sur la pratique du port du voile intégrale sur le territoire national" rendues le 26 janvier dernier, mission coordonnée par l'UMP Eric Raoult et le PCF André Gérin ! A partir d’un axe biographique (il est d'abord question des filles de l’auteur, Alma et Lila Lévy, dont le port du foulard a entraîné un conseil de discipline dans le lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers après la rentrée 2003), Laurent Lévy propose un état des lieux des arguments et positions de la gauche par rapport au sort des élèves affichant leur appartenance religieuse. L’analyse est étayée, et démontre la mauvaise foi des acteurs du camp prohibitionniste. La défense de la laïcité a contrevenu à l’esprit de la loi de 1905 en obligeant les bénéficiaires de certains services de l’Etat à faire preuve de neutralité religieuse quand seuls les fonctionnaires et les établissements publics avaient obligation de neutralité. L’argument féministe, relayant l’argument laïciste, a permis de faire l’économie de l’analyse du système patriarcal qui détermine en France, bien davantage que l’Islam, les inégalités entre les hommes et les femmes. L’argument anti-intégriste a enfin autorisé la plupart des prohibitionnistes à s’abandonner à une veine islamophobe qui plus d’une fois trahissait un racisme anti-arabe et des accointances idéologiques avec le leurre bushien du « clash des civilisations ».

 

Or, le camp prohibitionniste était composé d’acteurs inégalement issus de toutes les tendances du féminisme et surtout de la gauche, le PS et la constellation républicaniste incarnée par Chevènement et Mélenchon étant sans restriction pour l’interdiction du foulard. Mais ce sont aussi la LCR (avec Christian Picquet depuis parti fonder hors du NPA la Gauche unitaire, et Pierre-François Grond, l’un des professeurs d’Henri-Wallon), le PCF (avec Jean-Pierre Brard et André Gérin quand les communistes unitaires ont fait meillleure figure), les Verts, le MRAP, Femmes solidaires, LO, ATTAC (dont l’un des animateurs, Bernard Teper, dirige la radicale-républicaniste Union des Familles Laïques) qui ont participé, malgré des clivages internes et à des degrés divers, au concert consensuel de la défense de la République contre la menace islamiste. La campagne contre le TCE en mai 2005 a permis d’étouffer les clivages qui se seront à cette occasion exprimés, et qui d’après l’auteur traduisent deux choses : le nationalisme républicain qui structure idéologiquement bon nombre d’organisations dites de gauche, et la non-reconnaissance de l’autonomie politique des dominé-e-s d’ascendance migratoire et (post)colonial engagé-e-s dans une lutte qui leur est spécifique, sans pour autant entraîner la mise à l’écart de la question sociale.

Il y a même ici des accents libertaires chez Laurent Lévy dans sa critique de la délégation politicienne du pouvoir promue par les partis politiques classiques engagés dans la course au partage de la démocratie représentative, et qui du coup se croient seuls à légitimement représenter les intérêts des classes populaires. C’est pourquoi on ne peut être que déçu de constater que Laurent Lévy, traitant en pages 117-118 de son livre de la mouvance libertaire et des clivages réels concernant la question du foulard, se trompe totalement quant à la position d’AL (comme de la FA d’ailleurs, l’OCL étant épargnée) puisqu'il la qualifie de prohibitionniste. Comment des organisations libertaires auraient-elles pu appeler l’Etat à intervenir dans un tel débat, sachant l’antiétatisme virulent caractérisant leur identité politique respective ? Là où Laurent Lévy considère la position du sociologue Saïd Bouamama (tous deux étant proches du Mouvement des Indigènes de la République) comme étant la plus respectable (en gros : « ni loi ni voile » avec une accentuation critique sur les effets violents et pervers d’une loi), il aurait dû mieux lire les articles et motions de congrès d’AL (1) pour se rendre compte que c’était grosso modo la position de cette organisation (quand la FA n’en défendait par ailleurs aucune !). Mieux, la position défendue par AL refusait l'intervention étatique, reconnaissait qu'elle s'appuyait sur un racisme et un sexisme latents, mais aussi ne cédait pas sur l'analyse d'un fait dont l'auteur fait quant à lui totalement l'économie : l'aliénation religieuse. Dommage, parce que le livre demeure malgré tout intéressant, que Laurent Lévy tombe dans un piège qu’il ne cesse pas de dénoncer ailleurs : l’amalgame et les raccourcis.
_____________________________________________________________________________________________

(1) « Religions, racisme et mouvements sociaux » in VIIIème congrès d’Alternative Libertaire, octobre 2006 ; « Sur le voile, le féminisme, la laïcité et les lois d’exclusion » in Alternative Libertaire, n° 128, avril 2004.

 

4 février 2010


Écrire commentaire

Commentaires: 0