La remise en cause des 35 heures : quand la question du temps de travail titille le patronat

Le constat depuis Hannah Arendt n’a toujours pas changé. Nous sommes en France plusieurs millions de personnes, formés dans la cinquième puissance économique du monde à la socialisation par le travail, formés à l’idée que le travail pourrait œuvrer à l’émancipation matérielle du « régime de la nécessité » (K. Marx) où la libre réalisation individuelle et collective de soi ne serait plus horizon formel mais chose réelle, et qui sommes privés de travail (qu’est-ce le chômage sinon la réduction totale du temps de travail ?) ou bien qui travaillons dans des conditions fragilisées qui ne sont évidemment pas celles souhaitées (notamment pour celles et ceux qui sont cantonné-e-s dans des emplois précaires, intérimaires ou à temps partiel – 83 % des femmes travaillent en France à temps partiel) parce que le travail est contraint au joug de la valorisation du capital et à la relance tendancielle des (taux de) profits. Ce que rappelle les nouvelles attaques sur les 35 heures qui auront eu au moins le mérite de répéter que ce n’est pas la spéculation boursière qui crée les richesses, en France comme ailleurs, mais bel et bien le travail, seule marchandise à créer de la valeur utile au procès de rentabilisation et d’accumulation du capital.


Rallonger, comme le MEDEF le souffle actuellement (et très con-fraternellement !) au gouvernement de combat Sarkozy-Fillon-Darcos, la durée du travail (on a déjà eu droit au contingent d’heures supplémentaires porté de 180 à 220 heures qui porte ainsi implicitement la durée légale à 40 heures, comme entre 1936 à 1981 !) sans augmenter la masse salariale alourdirait la situation actuelle de l’emploi où sur vingt millions d’actifs que compte la France quatre millions (soit un travailleur sur dix) sont privés d’emploi et un million de travailleurs sont des travailleurs pauvres. Quant au libre choix vanté par les idéologues néo-libéraux qui refusent l’imposition « dirigiste » de la RTT en légitimant la substitution du contrat interindividuel (et le choix de « travailler plus pour gagner plus » alors que les salaires stagnent… et donc baissent par rapport à l’inflation : travailler plus se fera donc pour gagner moins !) à la loi et l’accord de branche (c’est-à-dire la fin décrétée des conventions collectives au profit d’un rapport de force digne de l’époque du capitalisme manufacturier), on sait depuis Marx et Bebel que le travailleur face à l’employeur est aussi « libre » que le poulailler est « libre » face au renard « libre ».


Ce que souhaite le patronat aux travailleurs socialement contraints pour (sur)vivre à engraisser ce dernier : pas moins que de revenir au XIXème siècle ! Quand le patronat argue que les 35 heures auraient grevé le coût du travail sans créer aucun emploi (alors que le volume d’heures travaillées est passé dans cette période de 21,5 milliards à 26 milliards d’heures tandis que la part des salaires dans la valeur ajoutée restait constante !) et donc n’auraient profité ni à leurs intérêts ni aux nôtres, c’est faire délibérément l’impasse sur le fait que la productivité horaire a cru à ce point (plus de 5 % !) qu’elle a permis aux exploiteurs de notre force de travail de compenser l’impact salarial des 35 heures avec les aides généreuses que l’État leur a octroyées et qui diminuent le volume des cotisations salariales nécessaire à l’alimentation de nos caisses de retraite, chômage ou sécu (une moyenne de trente millions d’euros tous les ans – un double « trou » de la Sécurité sociale annuel ! – avec le résultat mirifique que l’on sait). Comment le patronat peut-il sans vergogne dire à la fois que le coût salarial a augmenté entre 1997 et 2001 à cause de la RTT (qui, rappel utile, a participé à la création à cette époque de 500 000 emplois sur les 1,5 millions créés : la plus grosse création d’emplois du dernier quart de siècle !) et expliquer par les baisses de « charges » concomitantes le surcroît de créations d’emplois de cette période ?


Les deux raisons principales qui permettent de comprendre pourquoi le MEDEF est aussi offensif et vindicatif quant à la mise à mort de ce que les idéologues patronaux, les Ewald et autres Kessler, ont nommé le « paradigme de 1945 » (soit le programme social du Conseil National de la Résistance imposé au sortir du désastre de la Seconde Guerre mondiale à un patronat alors collabo ou pro-allemand !) sont la dégradation réelle et coûteuse (2000 accidents du travail par jour en France selon l’économiste Philippe Askénazy, soit par an 3 points de PIB) des conditions de travail qui a accompagné la mise en place des 35 heures. L’économiste Michel Husson l’a bien expliqué : au lieu d’indexer les aides publiques, telle la Prime pour l’emploi, au financement de la création d’emplois, outre que la loi Aubry 1 a fait baisser l’exigence de création d’emploi à 6 % pour une baisse de 10 % du temps de travail par rapport au 10 % préconisés par la loi Robien de 1996, la loi Aubry 2 a accordé ces aides publiques sans contrepartie et ainsi a encouragé la recherche de gains de productivité grâce à la flexibilisation, l’annualisation et l’intensification du travail. Mais ce sont aussi les vides existant dans cette même loi qui n’a prévu ni la baisse de la durée maximale officielle du travail (toujours fixée à 48 heures et demi par semaine !), ni l’extension des 35 heures aux entreprises de moins de 20 salariés plus nombreuses que les entreprises de plus de vingt salariés, ni une volonté de limiter drastiquement ou de mieux réglementer le recours aux heures supplémentaires (les quatre premières seront payés non plus à 125 % du tarif normal de l’heure travaillée mais à 110 % seulement).


D’un côté, la RTT a été largement « compensée » par l’intensification du travail (pour les ouvriers, les immigrés et les femmes) et le gel des salaires qui sont désindexés de l’indice des prix depuis au moins vingt-cinq ans. Mais d’un autre côté on voit que cela est encore bien peu pour un patronat qui œuvre à, selon ses termes, « assouplir », autrement dit détruire toute notion, au-delà même des 35 heures, de durée légale du travail. Quand on sait que la durée annuelle moyenne du travail, calculée en mélangeant temps partiel et plein temps, était de 1 540 heures en 2002 contre environ 2000 au début des années soixante, que 10 % de la population active est au chômage, 15 % à temps partiel majoritairement contraint, 10 % en situation de sous-emploi, tout cela pour produire 60% de richesses de plus qu’il y a vingt ans, on comprend mieux comment le modèle économique néo-libéral cherche agressivement à réduire la durée du travail (par la production accrue de discriminations salariales et d’inégalités au travail) alors qu’une réduction homogène et cohérente socialement (travailler moins et mieux pour travailler toutes et tous) permettrait au contraire de distribuer justement les gains de productivité : dix points de PIB de moins qu’il y a vingt ans pour le travail… créateur de richesses, soit 180 milliards d’euros ! Gains actuellement détournés par la classe bourgeoise tenante de l’épargne et de la propriété lucrative, et dont les revenus sous forme de dividendes sont au final l’exacte et rationnelle contrepartie du chômage et de la précarité, comme la crise financière de 2007 nous l'a méchamment rappelé. Alors, ce partage des richesses, ça vient ? Non ? Eh bien, on se servira !


26 décembre 2009


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