Les Grammaires de la contestation de Irène Pereira

 

Après avoir examiné dans Anarchistes (éd. La Ville brûle, 2009, 144 p.) l’actualité des trois grands courants se revendiquant de l’héritage anarchiste (individualisme, anarcho-syndicalisme, anarcho-communisme), et après avoir demandé si l’on pouvait combiner radicalisme et pragmatisme (Peut-on être radical et pragmatique ?, éd. Textuel, 2010, 141 p.), Irène Pereira entreprend désormais de dresser la carte de la gauche radicale contemporaine à partir de la spécificité de ses grammaires. Le terme de grammaire permet à l’auteure de préférer à une philosophie politique attentive aux cultures des organisations une sociologie pragmatiste davantage inspiré par Boltanski que par Bourdieu, et inférant les discours des acteurs de leurs pratiques militantes. La reconstruction théorique proposée par le concept de grammaire permet de saisir les origines philosophiques de visions politiques qui sont autant de divisions partageant la gauche radicale comme les organisations s’en prévalant.

 

Trois grammaires sont ainsi dégagées, selon qu’elles privilégient la critique de l’un des trois rapports sociaux (politique, économique ou culturel) que le radicalisme de gauche met en avant. Une grammaire républicaine et sociale, en substituant le citoyen engagé dans la vie civique à l’individu abstrait du libéralisme, défend l’apaisement humaniste de la question sociale, sans pour autant remettre en cause le modèle républicain de gouvernement politique défini par la Révolution française. Si le Parti de Gauche se moule exemplairement dans cette grammaire qui détermine aussi des associations citoyennes telles ATTAC et la Fondation Copernic, le PS serait partagé par les grammaires républicaine et sociale-libérale, pendant que le PCF combinerait grammaires républicaine et socialiste. La grammaire socialiste, préférant le matérialisme de la lutte des classes et la rupture révolutionnaire anticapitaliste, critique le formalisme juridique de la vision républicaine, son réformisme antilibéral inconséquent et son humanisme abstrait. Deux sous-grammaires découlent d’une grille fortement marquée par Marx : une grammaire léniniste insistant sur l’action partidaire, et une autre promouvant le syndicalisme d’action directe.

 

Enfin, une grammaire nietzschéenne ou postmoderne s’appuie sur la déconstruction des grands sujets politiques classiques (l’individu pour les libéraux, le citoyen pour les républicains, le prolétariat pour les socialistes), et valorise les minorités sexuelles et raciales, ainsi que l’autonomie des luttes et des styles de vie. Cette grammaire hétérogène peut englober (post)situationnistes et partisans de Negri, militants de la décroissance et membres des Indigènes de la République, acteurs de la mouvance autonome ou des Alternatifs. Irène Pereira s’attarde ensuite sur le moment de Mai 68 pour l’envisager à partir des trois grammaires dont il aurait représenté une forme de synthèse idéale, à la jonction de la critique de l’autoritarisme gaulliste, de la lutte de classe et de l’avènement de nouveaux sujets politiques minoritaires (femmes, homosexuels, immigrés, etc.)

 

L’auteure montre enfin, à l’inverse de la vision consensuelle de Jürgen Habermas ou de l’analyse totalisante de Negri, que certains débats actuels (notamment la question de l’islam et des femmes) fracturent la gauche radicale en surdéterminant le caractère hétérogène des grammaires (républicaniste sociale et postmoderne par exemple) traversant les organisations à la gauche de la gauche. L’époque de la domination (stalinienne) de la contradiction principale serait achevée pour une extrême-gauche alors polarisée par le PCF. Commencerait pour la gauche radicale l’ère des équilibres précaires, des synthèses provisoires, et des compromis toujours renégociés entre grammaires distinctes et fronts de luttes spécifiques.

 

Irène Pereira, Les Grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale, éd. Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010, 238 p.

 

24 novembre 2010


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