La politisation de l'abstention et l'institution de la démocratie radicale

«Tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple ;

rien ne se fait directement par lui : 

il est la source sacrée de tous les pouvoirs,

mais il n'en exerce aucun »

(Cabanis)

 

0.1 La critique radicale du système électoral comme forme de trahison démocratique et de légitimation étatique est un acquis historique du mouvement libertaire. Et son actualité reste entière. Peut-être faudrait-il quand même s’interroger sur la manière de problématiser à nouveaux frais un principe d’orientation politique qui peut toujours se figer en pétition de principe automatique dénuée des débats nécessaires à son actualisation critique. Le fameux slogan de l’après-Mai 68, « Elections, pièges à cons », ramasse bien symboliquement le dévoiement de la notion de démocratie étouffée dans les rets du parlementarisme bourgeois. La démocratie formelle que proposent les institutions républicaines, c'est la reproduction de sa classe de professionnel-le-s du champ politique : les politicien-ne-s, quasiment jamais issu-e-s des classes populaires, et quasiment toujours en relation étroite et intéressée avec les propriétaires de capitaux. C'est en toute logique l’intouchable consécration de la propriété privée et de l’exploitation capitaliste qui en est le corrélat logique. Et c'est ce contre quoi nous, les communistes libertaires, précisément et à juste titre nous opposons. Parce que notre souci est l’institution d’une démocratie réelle, directe et radicale : la démocratie de tous les individus reconnus dans leur capacité égale et générique à définir une communauté d’intérêts en s’appropriant collectivement leur destin. Et parce que nous savons différencier le politique (rattaché à l’Etat comme socle consensuel au-delà duquel le débat ou l’action ne sont plus légitimes) de la politique (entendue comme rupture avec l’ordinaire capitalo-parlementaire) pour défendre la démocratie réelle contre la démocratie formelle que balisent les institutions bourgeoises et que privilégient les oligarchies politiciennes. C’est pourquoi l’égalité est le corollaire de la démocratie, parce que tout le monde est en capacité de décider et d’assumer des mandats et des responsabilités. Et c’est pourquoi aussi la démocratie est au sens fort du terme autonome, autogestionnaire ou anarchiste, parce qu’elle n’a pas d’autre fondement que l’ouvert de son propre processus perpétuellement recommencé. En ce sens, la démocratie réelle ne peut donc être que radicalement communiste et libertaire, radicalement anti-étatiste et anticapitaliste : radicalement égalitaire.

 

0.2 Les multiples instances étatiques et idéologiques de légitimation de l’existant ne l’entendent pas de cette oreille, et s’appuient pour leur part sur l’identité fallacieuse entre expressions populaires et institutions parlementaires afin d’assurer la reproduction de la domination. Plus sournoisement, les institutions républicaines et parlementaires visent l’encadrement de l’expression populaire pour s’en prévaloir et opérer le tour de passe-passe selon lequel la démocratie ne serait effective qu’en étant exprimée (et donc consacrée) par l’Etat. Adossé à la sphère de la nation, l’agir politique décliné et balisé à l’intérieur des cadres électoraux est alors la propriété exclusive des nationaux, les étranger-ère-s d'ici étant alors rejeté-e-s hors d’un espace public colonisé par l’ordre national-étatique, alors même qu’elles et ils travaillent et consomment ici, cotisent ici et paient ici des impôts. Les communistes libertaires ont donc raison de ne pas tolérer ces équations idéologiques qui préservent la division en classes antagonistes de la société. Comme ils et elles ont tout autant raison de refuser sa nationalisation au nom d’un introuvable intérêt général dont jouiraient seulement les citoyen-ne-s nationalisé-e-s, natif-ve-s et autres naturalisé-e-s. Mais les communistes libertaires doivent également composer avec le poids massif de la sphère étatique dont le travail d’inculcation idéologique (familiale, scolaire et médiatique notamment) accompagne et structure dans le sens du consensus apolitique l’existence des individus dès leur plus jeune âge. L’Etat a su établir sa légitimité en intégrant le principe électoral et le suffrage universel (tardif pour les femmes seulement institué à partir de 1944, et toujours exclusif pour des étranger-ère-s qui ne sont dès lors pas enclin-e-s à investir le champ politique) : hors l'Etat donc, point de salut démocratique ? Rien n’est moins sûr pourtant, surtout à une époque où l’abstention semble se développer de manière continue, rognant toujours plus symboliquement la légitimité institutionnelle du pouvoir étatique, sans pour autant induire que le fait abstentionniste se transforme mécaniquement en augmentation du nombre des militant-e-s des organisations politiques partisanes d’une rupture révolutionnaire et émancipatrice avec l’ordre républicain existant.

 

0.3 La progression de l’abstention (à laquelle on agrège souvent par défaut d’analyse d’ailleurs les votes blancs ou nuls alors que ces derniers relèvent a minima d’une expression – y compris négative – contenue à l’intérieur du cadre électoral), significative dans tous les scrutins de toutes les élections depuis le milieu des années 1980, serait normalement censée donner du grain à moudre aux partisan-e-s du refus du système étatico-parlementaire au nom d’une politique radicalement émancipatrice et démocratique. Or, la critique légitime des élections semble se reposer sur l’immuabilité de principes politiques qui font dès lors l'économie des transformations sociologiques affectant des classes populaires qui ne bénéficient plus depuis les années 1980 de la classe ouvrière comme classe d’identification politique. Pour le dire vite, le slogan « Elections, pièges à cons » ne suffit aujourd'hui plus, parce qu’il ne nous aide pas à comprendre pourquoi les classes populaires s’abstiennent de plus en plus de voter sans pour autant que cette abstention (davantage le fait des ouvrier-ère-s de gauche d'ailleurs, quand les ouvrier-ère-s de droite se mobilisent toujours autant en radicalisant même l'expression de leurs suffrages), soit soutenue par un rejet de l’existant étatico-capitaliste qui recouperait aussi un projet révolutionnaire, idéalement communiste et libertaire. S’interroger, avec les moyens de l’objectivation statistique et sociologique existants, sur les formes et les raisons de l’abstention, c’est repenser à nouveaux frais le contenu et la visée de notre combat antiétatique. C’est en conséquence s’approprier un champ d’intervention militante afin de recouper une réalité objective (la progression de l’abstention) avec l'orientation politique suivante : le refus des oligarchies et de la délégation de pouvoir au nom d’une idée radicale de la démocratie pour laquelle la puissance commune revenue entre les mains de toutes et touss n’appartiendrait dès lors plus à aucune oligarchie.

1/ La peau de chagrin électorale : les formes de l’abstention et ses raisons

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1.1 L’abstention représente-t-elle un symptôme du déficit démocratique comme le disent les politologues et les sondologues (souvent les mêmes d’ailleurs) patentés par les médias ? Ou bien signifie-t-elle un déficit croissant de crédit accordé à un État qui s’identifierait du coup plus difficilement à la démocratie ? La violence inerte des structures sociales propre à la domination existante rend ainsi tout à la fois difficile mais aussi obligatoire de nous emparer, dans le sens politique que nous défendons, de la question de l’abstention parce que celle-ci regroupe une multitude de situations hétérogènes dont la diversité sociale rend difficile la lisibilité politique. Les individus votent-ils moins parce qu’ils sont objectivement comme subjectivement exclus des processus électoraux ? Ou bien votent-ils moins parce qu’ils rejettent volontairement un rapport social qui, penchant plus souvent à droite qu’à gauche, ne leur est en tous les cas fondamentalement jamais favorable ? Ce rejet, s’il était politisé, se réclamerait-il davantage de l’extrême-gauche que de l’extrême-droite ? Pour reprendre une distinction avancée par la sociologue Anne Muxel, les abstentionnistes sont-ils majoritairement dans le jeu, parce qu’ils et elles en maîtrisent les règles (à l’instar des militant-e-s anarchistes ou de la plupart des communistes libertaires qui ont un profil sociologique relativement proche des votants) ? Ou bien résident-ils hors du jeu, parce qu’elles et ils ne jouissent pas des dispositions sociales pour bien jouer (à l’instar des plus dominé-e-s, des chômeur-se-s, mais aussi des jeunes et des mal-inscrit-e-s par exemple) ? (1)

 

1.2 Si l’on s’en tient aux scrutins récents, on constate une progression de l’abstentionnisme électoral (pour rappel, les abstentionnistes sont les personnes inscrites sur les listes électorales mais qui ne se déplacent pas pour aller voter). Le taux d’abstention record, depuis 1958 et l’institution de la cinquième république, a atteint 55.6 % lors des deux tours des récentes élections cantonales en 2011 : c’est un record historique ! A l’instar du taux d’abstention historiquement record en 2004 lors du premier tour des élections européennes instituées en 1979, avec 57.2 %. A l’instar encore du taux d’abstention record en 2008 lors du second tour des élections municipales instituées en 1959, avec 34.8 %. A l’instar aussi du taux d’abstention record en 2007 lors du second tour des élections législatives instituées en 1958, avec 40 %. Plus de 55 % des électrices et des électeurs français inscrit-e-s sur les listes lors des élections européennes de 2004 se sont abstenu-e-s. Ils et elles étaient quasiment 70 % lors du référendum proposant en 2005 le quinquennat (ce taux était certes deux fois moins élevé – 30.6 % – lors du référendum concernant en 2005 l’adoption du traité constitutionnel européen). L’élection présidentielle qui rassemblait jusque-là les suffrages les plus élevés, si elle demeure encore l’ultime conjoncture électorale de haute intensité, est également frappée par ce phénomène structurel, mais de manière plus inégale. 28.4 % d’abstentions au premier tour de la présidentielle de 2002, c’est certes dix points de plus qu’en 1988. C’est aussi 2.7 points de moins que lors du second tour de la présidentielle de 1969 (serait-ce là une conséquence de la contestation de Mai 68 ?). C’est enfin 12.2 points de plus que lors du premier tour de l’élection de 2007 (2). Si l’on décide exceptionnellement d’additionner le nombre (alors record en 2002) de bulletins comptabilisés comme blancs ou nuls (2.4 % au premier tour de la présidentielle de 2002) qui ne sont pas considérés comme des suffrages exprimés, ce sont en tout 30.8 % des électeurs et des électrices inscrit-e-s qui n’ont pas voté pour l’un des seize candidats. En valeur absolue, cela donne 12.5 millions de personnes, soit quasiment la moitié de la population active (qui s’élève à 27.4 millions en 2005 d’après l’INSEE) !

 

1.3 Ces chiffres ne doivent malgré tout pas autoriser à succomber au discours, par ailleurs dominant chez les adeptes de la politologie prescriptive des correctes attitudes politiques, de la « démocratie impolitique » pour reprendre l’idéologique expression de l’ancien syndicaliste CFDT et ancien secrétaire de la libérale Fondation Saint-Simon, Pierre Rosanvallon, intéressé pour sa part à confondre deux éléments hétérogènes, la participation électorale dans les règles étatiques d’une part et de l’autre la capacité égale de chacun-e à (faire) vivre la démocratie réelle partout là où il et elle est. Si l’abstentionnisme n’est certes pas systématique (au sens où ce ne sont pas systématiquement les mêmes personnes qui s’abstiennent pour toutes les échéances électorales), il est également sociologiquement vrai d’affirmer qu'en France, tout comme les États-Unis par ailleurs, la systématicité de la participation s’affaiblit aussi. D'ailleurs, aux États-Unis, sont considérées comme abstentionnistes les populations qui pourraient voter mais ne sont pas inscrites sur les listes électorales. En France, c'est 10 % de la population en âge de voter qui n'est pas inscrite (ce chiffre s'élève à 25 % dans les quartiers populaires) : en tenant compte des non-inscrits, la participation pour les élections présidentielles de 2007 passerait de 84 % à 76 % (3). Nous serions en fait plus proches d’une situation où la dynamique du vote souffre d’une intermittence s’aggravant continuellement et qui traduirait la pression accrue de ce « cens caché » dont parlait il y a plus de trente ans le sociologue Daniel Gaxie. Autrement dit cette espèce de « plafond de verre » qui affecte les individus les plus démunis en ressources scolaires, culturelles et symboliques, les plus précaires socialement et les moins diplômés (4), mais aussi les plus victimes de la non-inscription et de la mal-inscription, toutes personnes toujours plus massivement exclues des processus d’expression électorale qui en régime républicain consacrent l'appropriation légitime du fait démocratique. Le « cens caché » continue de s’exercer invisiblement par l’exclusion hors des logiques institutionnelles de la république parlementaire des individus issus des franges les plus dominées des classes populaires. Et il détermine l’ampleur d'un phénomène abstentionniste pour lequel les abstentionnistes hors du jeu semblent majoritaires. Ce mécanisme invisible consiste alors en cette sanction fondant au bout du compte le caractère réellement non-démocratique et non-populaire des régimes parlementaires et républicains. N'est-ce pas là au fond le véritable désir des dominant-e-s, tel qu'il s'exprime dans les rapports de la très libérale Commission Trilatérale expliquant à partir de sa création en 1973 que « le fonctionnement efficace d'un système démocratique requiert en général un certain niveau d'apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes » ? (5) 

 

1.4 Ce sont donc les classes populaires qui représentent majoritairement l’objet des processus objectifs et subjectifs d’exclusion électorale. Sur les 7 millions d’ouvriers et les 8 millions d’employés représentant 60 % de la population active d’après les chiffres de l’INSEE de 2005, on compte un taux d’abstention pouvant s’élever à hauteur de 60 à 70 % (notamment dans les quartiers populaires des grandes cités) ! Et c’est la minorité restante qui se mobilise encore pour voter à droite, et qui se radicalise même en votant davantage pour l’extrême-droite. Cette frange minoritaire d'ouvrier-ère-s de droite est d'ailleurs celle sur laquelle surenchérissent tant les médias avec un effet trompeur de grossissement qui fait oublier l'ampleur de l'abstentionnisme, et dont la dénonciation du caractère autoritaire des classes populaires trahit une logique évidente de stigmatisation des classes populaires. Dans la cité des Cosmonautes à Saint-Denis étudiée par les sociologues Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen entre 2002 et 2006, le taux d’abstention atteint parmi ses 1.400 habitant-e-s les 60 %, alors que la commune est dirigée par le parti communiste français (hors la parenthèse « parti populaire français » entre 1939 et 1944) depuis exactement 80 ans. L’abstention se comprend de leur point de vue comme le résultat d’une ségrégation socio-spatiale se cumulant aussi avec une ségrégation électorale qui est le produit de l’augmentation combinée du nombre de mal-inscriptions et de non-inscriptions affectant les milieux populaires depuis le début des années 1980 (6). L'abstention comme résultante passive de processus objectifs et subjectifs d’exclusion est, par-delà la question de l’inscription, surdéterminée par plusieurs autres facteurs spécifiques et interdépendants. Entre autres, nous pouvons citer la culture technocratique et gouvernementale développée par les partis de la gauche traditionnelle (PS, PCF) depuis plusieurs décennies et qui les a éloignés des préoccupations populaires. Nous pouvons également mentionner les effets conjugués de la dédifférenciation de la gauche et la droite soudées par le même crédo (le libéralisme économique), de l’effritement des médiations sociales et partisanes qui participaient à encadrer et mobiliser les classes populaires dans le sens social et politique défendu par les organisations qui les représentaient alors massivement (PCF et CGT), de la baisse continue du nombre de militant-e-s (et parmi elles et eux la marginalisation des militant-e-s issu-e-s des classes populaires), et de la dissociation progressive du champ militant radical (notamment associatif) d’avec le champ partisan traditionnel (7). Enfin, la préférence médiatique pour les jeux entre concurrent-e-s virant à la personnalisation du politique plutôt que pour les enjeux proprement politiques pèse aussi sur l’abstentionnisme.

 

1.5 La famille patriarcale demeure encore un dispositif primordial de mobilisation électorale et de (re)production des dispositions à aller voter. Mais la tendance à la déstructuration des familles et l’augmentation du nombre des ménages composés d’une seule personne ou des familles monoparentales représente également un autre facteur de démobilisation électorale (en ZUS, le taux de familles monoparentale est deux fois plus élevé que dans le reste du pays : soit 14.9 % contre 8%). La déstructuration des environnements populaires entraînée par la décomposition de l’encadrement politique et le déclin du travail comme espace privilégié de politisation expliquent donc le relâchement de la norme participationniste et l’indifférentisme électoral. Comme ces mêmes phénomènes peuvent également éclairer les manifestations distinctives et identitaires d’un « hyper-civisme » propre à la minorité de dominé-e-s qui surinvestissent les rituels républicains afin de jouir du dernier patrimoine symbolique qui, d’après ces dernier-ère-s, leur reste : la nationalité (8). En regard de la multiplicité des facteurs pesant sur la moindre identification populaire entre les élections, le pouvoir politique de changer en mieux la vie et la démocratie, le cortège médiatique de surinterprétations des signes « protestataires » de la « démocratie impolitique » peut également entraîner son lot de clichés recouverts du vernis d’une prétendue neutralité scientifique, quand leur charge idéologique en termes de stigmatisation du populaire reste quant à elle certaine. Nous aurions ainsi affaire tantôt à la radicalisation à l’extrême-droite des chômeur-euse-s tous agrégé-e-s dans un même sac, alors que « le premier parti (de masse) des chômeurs demeure l’abstentionnisme » (9). Tantôt il s’agirait de mettre en garde face au virage pseudo « populiste » des classes populaires en attente fébrile de solutions autoritaires, alors que l’appel au peuple a longtemps été une pratique de gauche (notamment communiste) afin de transformer l’illégitimité sociale des sans-voix victimes du « cens caché » en source de légitimation politique. Et cela à l’encontre du sens commun libéral considérant de manière scandaleusement restrictive la démocratie non pas comme la forme ultime de l’autogouvernement, mais seulement comme le pouvoir de renouveler de temps en temps les élites dirigeantes (10). Or, l’abstention témoigne, même passivement, du ras-le-bol des alternances politiciennes entre social-libéralisme et libéral-socialisme. A nous alors de nous saisir du champ ouvert par l’abstention pour déclarer venu le temps de l’alternative politique, libertaire et communiste.

2/ Politiser l’abstention : une obligation politique pour l'année qui vient

« L’inertie des peuples est la forteresse des tyrans »

(Machiavel)

 

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2.1 Tout le présent effort d’objectivation de la situation des classes populaires en regard des institutions électorales aura surtout consisté à donner un visage plus précis et affiné à la continuation actuelle de la lutte des classes par des moyens autres que les moyens traditionnels. Si l’abstention peut signifier une limite populaire aux processus historiques d’étatisation et de normalisation de la société, on ne peut résolument pas continuer à ne pas se préoccuper des questions que les abstentionnistes, inconsciemment ou involontairement, nous adressent quand même. Ce qui demeure en tous les cas certain, c’est la profusion des symptômes d’une « démobilisation électorale » qui ne doit plus devenir mécaniquement synonyme de « démobilisation politique ». Parce que la politique se vit et se pratique en dehors du champ balisé par le politique, par exemple dans ces zones non-démocratiques par excellence que sont les lieux de production et les entreprises (11). La lutte des travailleur-se-s et des migrant-e-s sans-papiers montre en ce sens que nous n’en avons pas fini avec la politique, y compris quand elle est incarnée par les étranger-ère-s qui sont d'ici parce qu'ils et elles vivent ici. Les phénomènes d’indifférentisme électoral et d’intermittence des votes, l’augmentation des non-inscrits et des mal-inscrits, mais aussi la baisse générale du nombre de militant-e-s au sein des organisations politiques et syndicales ne doivent pas déboucher sur le constat de notre impuissance politique. Au contraire, cette faiblesse en légitimité des institutions de l’État doit devenir activement la force des militant-e-s communistes libertaires qui contestent l’ordre des choses étatiques pour ne pas subir passivement les effets de la désaffiliation électorale. Ce fait social majeur qu’est l’abstention ne peut pas et ne doit pas être livré aux prescriptions idéologiques des politologues, des experts journalistiques et des sondologues, ou même seulement confié aux passionnants travaux d’objectivation scientifique proposés par les sociologues et les politistes. C’est là un enjeu de (re)politisation des classes populaires qui doivent être convaincues qu’elles n’ont pas d’autre intérêt que leurs chaînes à perdre en abandonnant définitivement les institutions républicaines. Surtout que ces institutions ne se soutiennent que parce que ces mêmes classes populaires participent encore à des jeux électoraux qui les concernent de moins en moins, et auxquels elles croient de moins en moins.

 

2.2 « Agir au lieu d’élire », pour reprendre l’excellente préconisation du directeur de publication de la revue Droit et Société, Pierre Bance, parue dans une tribune du journal Libération du 07 février 2007. On aura évidemment compris que la position politique soutenue ici ne vise pas à se draper dans les réflexes slogandaires d'un abstentionnisme identitaire et irréfléchi. Car il ne s'agit pas ici de prôner un abstentionnisme inaudible, y compris pour des classes populaires qui s'abstiennent toujours plus d'aller voter, que de politiser une abstention à partir de laquelle les classes populaires pourraient enfin se réapproprier leur puissance d'agir aujourd'hui captive des appareils idéologiques existants. Et la seule abstention qui vaille est celle qui induit aussi l'intense participation au mouvement social porteur, ne serait-ce qu'a minima, d'institutions alternatives à l'ordre existant, dans les lieux de production et dans les lieux de vie, partout où la démocratie reste à radicalement établir. Parce que refuser l'existant est dialectiquement insuffisant si cela n'appelle pas à imaginer et réaliser le possible. Vaste programme ! Que l’abstention devienne donc un acte politique conscient et affirmé comme tel par les exclu-e-s des échéances électorales et des concurrences politiciennes ! Que les abstentionnistes victimes du « cens caché » apprennent à maîtriser le jeu électoral pour mieux imaginer son dehors réellement démocratique ! Que l’abstention cesse d’être la cible des automatismes slogandaires pour les uns et des débats bloqués sur la vitalité censément diminuée de l’espace public pour les autres, et qu'en conséquence il se transforme enfin en enjeu de politisation et de popularisation pour une politique qui, comme le communisme libertaire, n'a pas d'autre souci que l'émancipation générale par-delà l'Etat et le capital ! Et que cette entreprise de politisation de l’abstention engage également la neutralisation corrélative d’autres entreprises possibles initiées par des groupes fascistes pour lesquels la rupture signifiera moins le communisme libertaire qu'un national-capitalisme qui sait s'alimenter de l'apathie des masses ! Voilà les conditions objectives à partir desquelles se déduit une véritable et responsable politisation de l'abstention qui pourrait déboucher sur une situation autrement plus ambitieuse que la seule pétition de principe abstentionniste : la démocratie radicale.

 

Etat et Capital dissous : la démocratie partout !

 

Dans les lieux de travail et dans les lieux de vie : partout la démocratie !

 

Notes :

 

(1) Anne Muxel, « La poussée des abstentions : protestation, malaise, sanctions », in Pascal Perrineau et Colette Ysmal (sous la direction de), Le Vote de tous les refus. Les élections présidentielles et législatives de 2002, éd. Presses de Sciences Po, 2003. Soulignons ici, afin de ruiner le sens commun des politologues s’indignant de « l’incivisme des jeunes », que l’instauration en 1997 d’un dispositif d’inscription automatique des personnes âgées de 18 ans sur les listes électorales, a certes résorbé partiellement la non-inscription. Mais cela a eu aussi pour conséquence imprévue de faire chuter le taux de participation électorale des jeunes majeur-e-s qui n’avaient pas l’intention de voter ou ignoraient pouvoir le faire du fait de l’automaticité de l’inscription.

 

(2) Pierre Bréchon (sous la direction de), La France aux urnes. 60 ans d'histoire électorale, éd. La Documentation Française, 2009.

 

(3) Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Ségrégation sociale et ségrégation politique. Sur l'inscription électorale des milieux populaires », rapport du Centre d'analyse stratégique, 2007.

 

(4) Daniel Gaxie, Le Cens caché, éd. Seuil, coll. « Sociologie politique », 1978.

 

(5) Cité par Serge Halimi, Le Grand bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, éd. Fayard, 2004, p. 249.

 

(6) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, éd. Gallimard, coll. « folio actuel inédit », 2007. 

  

(7) Voir le travail sur DAL de Cécile Péchu citée par Frédérique Matonti, « Introduction », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, éd. La Dispute, coll. « Pratiques politiques », 2005, p. 16-17.

 

(8) Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention, opus cité, p. 245-261.  

 

(9) Emmanuel Pierru, « Sur quelques faux-problèmes et demi-vérités autour des effets électoraux du chômage », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, op. cit., p. 177-199.

 

(10) Annie Collovald, « Populisme : la cause perdue du peuple », in Frédérique Matonti (sous la direction de), La Démobilisation politique, ibidem, p. 203-228.

 

(11) Cf. Sophie Béroud (sous la direction de), Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, éditions du Croquant, 2008. Ces chercheur-se-s constatent que, entre 1998 et 2004, si le chiffre de la grève d’une durée minimale de deux jours baisse relativement, les grèves de moins de deux jours, les débrayages, les grèves perlées, la grève du zèle, le refus des heures supplémentaires, la manifestation et la pétition connaissent pour la plupart une forte augmentation. Si, contrairement aux idées reçues, la France n’a jamais été un pays pratiquant massivement la grève (deux fois moins en grève que l’Autriche, trois fois moins que l’Italie, cinq fois moins que l’Espagne, et juste en-dessous de la moyenne des pays de l’Union Européenne), réduire la conflictualité salariale à la grève longue serait par conséquent méconnaître la réalité de celle-ci, hétérogène, multiple, et en augmentation depuis 10 ans.


24 octobre 2011


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