« Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » : une exposition aveugle à la conflictualité

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Dans son grand roman inachevé intitulé L’Homme sans qualités et dont le premier tome parut en 1930, l’écrivain d’origine autrichienne Robert Musil écrivait ceci : « On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains » (in L’Homme sans qualités, nouvelle éd. Seuil, 2004, tome 1, § 1, p. 27). C’est un peu le sujet de l’exposition « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » proposée, depuis le 4 avril dernier jusqu’au 26 août prochain, par la Cité de l’architecture et du patrimoine sise au Palais de Chaillot dans le 16ème arrondissement de Paris, à côté du Trocadéro. D’après le supplément du Journal du dimanche n°3403 qui se présente sous la forme d'un quatre-pages expliquant la démarche de cette exposition, il y est dit, par la bouche de « l’architecte des gares » Jean-Marie Duthilleul, que les villes « sont des accumulations de richesses humaines, culturelles, économiques mais encore faut-il y accéder. Les villes ont deux composantes : l’une est statique et la seconde, mobile ». Du point de vue strict de la scénographie déterminant la forme d’une exposition mobilisant de nombreuses ressources iconographiques (photographiques, cinématographiques et vidéo, mais aussi maquettes) tout au long de ses neuf salles dédiées aux villes dynamisées par le développement des moyens de locomotion industriels (trains, voitures, avions), l’exposition « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » est une réussite. Induisant des déplacements marqués par une souplesse nécessaire à la réception des nombreuses informations historiques et techniques adressées aux visiteurs, ce beau travail fait quelquefois preuve d’un réel sens du montage dépassant la seule proposition d’extraits de films qui, se succédant sans réel rapport les uns à la suite des autres, serviraient alors de bien pauvres illustrations. La salle numéro 2 dédiée à « La voie ferrée » propose ainsi un astucieux montage cinématographique collant L’Arrivée du train en gare de la Ciotat (1895) des frères Lumière à un extrait de L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov. Dans la salle numéro 6 qui est entièrement dédiée au cinéma, les extraits de films comme Allemagne, année zéro (1947) de Roberto Rossellini tourné à Berlin, Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica tourné à Rome, Los Olvidados (1950) de Luis Buñuel tourné à Mexico, Alice dans les villes (1974) de Wim Wenders tourné entre New York, l’Allemagne de l’ouest et Amsterdam, Io sono un autarchico (1978) de Nanni Moretti tourné à Rome et Central do Brasil (1998) de Walter Salles tourné entre Rio de Janeiro et le Nordeste sont montés en alternance avec un sens de la continuité godardienne (celui des Histoire(s) du cinéma réalisées entre 1988 et 1998) qui rend d’autant plus joyeux qu’il dégage et valorise la figure de l’enfant comme témoin privilégié des forces de désorientation de la ville. Enfin, entre les neuf salles, des passages piétons dédiés aux grandes métropoles (dans l’ordre et d’abord Bombay, San Francisco et Le Caire – les trois premières ouvrant l’exposition – puis Paris, Tokyo, Dakar et enfin Shanghai) assurent la liaison en tentant de projeter la problématique générale sur le plan international.

Le point aveugle de l’exposition : l’absence idéologique de toute trace de conflictualité

Pourtant, l’exposition « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » n’est pas du point de vue politique ici défendu satisfaisante. S’il y a bien lieu d’insister sur la réussite plastique de son organisation scénographique « décongestionnée » et fluide, c’était pour signifier aussi que, sans elle, la visite aurait été guère supportable. En effet, ce sont trois problèmes majeurs soulevés par la perspective choisie qui, sur les plans tout à la fois idéologique, social et politique, finissent, parce qu’ils conjuguent leurs effets délétères, par ternir l’effort louable d’une entreprise profondément ambigüe. En premier lieu, l’articulation entre les salles a été pensée sur le mode consensuel de l’histoire linéaire, comme si nous n’étions jamais sortis d’un cadre philosophique historique foncièrement évolutionniste (Walter Benjamin et Siegfried Kracauer, après Friedrich Nietzsche, l’auraient qualifié d’« historiste » ou d’« historiciste »), et fondamentalement bourgeois dans son essence. Cet évolutionnisme a effectivement servi à valoriser un développement historique marqué par la confusion entre le progrès social et le progrès technique, le second alors autorisé par l’époque industrielle qui a vu le décollement de l’économie capitaliste. Evolutionnisme, progressisme, industrialisme, historicisme : l’exposition surinvestit la pseudo-synonymie entre des termes hétérogènes mais dont la promotion a accompagné et légitimé l’hégémonie idéologique de la classe bourgeoise quand elle est devenue dominante à partir de la fin du 18ème siècle. Et cette hégémonie se voit ici doublement relayée par le rejet hors du temps des époques humaines datant d’avant le Moyen-âge (comme si la concentration urbaine était une invention quasi-capitaliste, ignorant de fait l’invention de la polis à l'époque de la Grèce antique), ainsi que par un « occidentalocentrisme » bien marqué (comme si la ville existait prioritairement dans le monde occidental, rejetant les autres mondes ou aires continentales dans une nébuleuse indistincte) et pas vraiment relativisé par les « passages piétons » consacrés au Caire ou à Dakar.

 

Puisque le premier problème est d’ordre idéologique, on ne s’étonnera donc pas que les domaines du social et du politique suivent logiquement, en tant qu’expressions concrètes des abstractions d’une pensée idéaliste bourgeoise enivrée de progrès et de technique au point d’en oublier les contradictions qui la structurent de part en part. Ainsi, l’expurgation de toute forme de conflictualité dans cette exposition représente le terrible symptôme d’une vision de l’urbanisme qui sacrifie tout aux modèles techniques successifs (machiniques et désormais numériques), en effaçant ainsi tranquillement plus de deux siècles de luttes de classes qui ont  précisément eu la ville comme terrain d’affrontement, des canuts de Lyon en 1831 aux communards de Paris en 1871 en passant par les révoltes urbaines des ghettos étasuniens de Los Angeles à Detroit durant les années 1960, jusqu’à la Commune de Shanghai au démarrage de la Révolution culturelle chinoise à la même époque. L’incidence du développement des voies ferrées dans l’invention de la banlieue conjuguée à l’entreprise actuelle de relégation toujours plus loin dans le périurbain (succédant ainsi historiquement aux faubourgs) des classes populaires au bénéfice des classes bourgeoises réinvestissant les centres-villes sont des réalités socio-économiques ici jamais interrogées. Le fait encore que la configuration métropolitaine en Amérique du sud s’établisse, non plus sur un plan horizontal mais sur un mode vertical, avec les classes dominantes qui occupent les hauteurs des villes quand les classes dominées vivent entassées dans les bidonvilles tout en bas des collines, n’est pas davantage questionné. Comme n’est pas non plus source de questionnement la double dynamique complémentaire de l’agrégation (volontaire) des classes bourgeoises et de la ségrégation (involontaire) des classes populaires, telle qu’elle est magistralement décrite dans les travaux sociologiques des chercheurs Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. On pourrait encore évoquer les phénomènes (par exemple analysés par Eric Maurin) de séparatisme subi ou désiré entre diverses fractions des classes populaires, inégalement dotés en ressources matérielles et symboliques (les classes populaires stables s’éloignant des classes populaires "instables" identifiées comme agents privilégiés du déclassement). On pourrait enfin s’intéresser à l’autre bout du spectre social et urbain, et mentionner les ouvrages de Mike Davis qui montrent comment les entreprises de rénovation des grandes métropoles occidentales (particulièrement étasuniennes) cherchent à façonner un environnement totalitaire, expurgé de toute forme de mixité sociale. On en profitera ici pour dire que la salle numéro 4 consacrée aux utopies urbaines, marquée par une citation de la Chartes d’Athènes (1941) et un agrandissement d’un photogramme de Metropolis (1927) de Fritz Lang (cf. Des nouvelles du front cinématographique (63) : Metropolis de Fritz Lang (I) ; Des nouvelles du front cinématographique (64) : Metropolis de Fritz Lang (II)), aurait dû être complétée de manière dialectique par une salle montrant l’envers utopique, autrement dit la « dystopie » que peut aussi offrir la grande cité hypermoderne et capitalistique à la Blade Runner (du nom du long-métrage de science-fiction réalisé en 1982 par Ridley Scott).

 

Antidialectique muséale

L’absence de dialectique, logique en regard de la volonté consensuelle exprimée dans cette exposition d’absorber ou de reléguer hors-champ toute trace de conflictualité, vient ainsi signer une entreprise de négation symbolique de la question de la lutte des classes. Négation qui peut encore se manifester dans la promotion, apolitique et amnésique, de la figure historique du baron Haussmann, architecte et urbaniste qui aurait seulement été intéressé par le progrès alors que ses aménagements parisiens en grands boulevards présentent la perspective militante (alors appelée « embellissement stratégique ») de la neutralisation des barricades ayant marqué les journées de la guerre civile et de la révolution manquée de février puis de juin 1848. L’ultime élément social venant parachever cette présentation des ambiguïtés de l’exposition « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » concerne la réalité actuelle des mouvements individuels et collectifs modelant ou modelés par nos villes. Mis à part le texte introductif à l’entrée, il ne sera plus jamais question du caractère inégalitaire d’une mobilité qui est très loin d’être partagée par tous les citadins (comme on est loin de la fluidité offerte par les réseaux vantés par le sociologue "postmoderne" Manuel Castells). Déjà que l’exposition ne se demande même pas pourquoi les tramways, qui ont dominé le paysage urbain entre 1850 et 1930, ont été effacés avant leur retour depuis les années 1980 parce que le lobby de la bagnole a fait son œuvre en inféodant à ses intérêts très particuliers (et avec le coût écologique actuel que l’on connaît) les politiques de réaménagement urbain de l’après-guerre. Il ne fallait donc pas attendre en ce lieu l’affirmation politique de la lutte contre les inégalités urbaines (en termes d’habitat, d’espaces publics et de mobilité) qui passe forcément par l’affrontement avec les forces capitalistes et leur nécessaire neutralisation. Et ce d’autant plus que la dernière salle de l’exposition est entièrement dévolue à la présentation promotionnelle et donc publicitaire des futurs grands projets high-tech portés par les entreprises industrielles financièrement les mieux côtées (Bouygues, Siemens, PSA, Samsung, Aéroports de Paris, etc.). Que les classes populaires circulent, il n’y a rien à voir pour elles dans une exposition consacrée à la valorisation muséale et culturelle des mouvements du capital tels qu’ils ont façonné les villes que ces dernières habitent de moins en moins. Comme l’a écrit Walter Benjamin dans son ouvrage inachevé sur les passages parisiens, « avec l’ébranlement de l’économie marchande nous commençons à percevoir les monuments de la bourgeoisie comme des ruines bien avant qu’ils ne s’écroulent » (in Paris, capitale du XIX siècle : le livre des passages, éd. Cerf, 1989, p. 46).


17 août 2012


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