Convention collective cinéma : Champ, contrechamp et hors-champ

Le champ (de la concurrence inégale), le contrechamp (de la protection salariale) et le hors-champ (du financement en tant que redistribution des richesses)

« Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisée par Marx, l'art était devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme si l'artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée » (Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, éd. Seuil-coll. « République des idées »)

 

Une convention collective protégeant enfin les techniciens du cinéma de la norme du moins-disant salarial ? Oui disent les syndicats majoritaires, à savoir la CGC et la CFTC, mais aussi et surtout 3 syndicats FO, 3 syndicats CGT plus le SNTPCT (Syndicat National des Techniciens et Travailleurs de la Production Cinématographique et de la Télévision) ! Non leur répondent la CFDT et les auteurs et producteurs indépendants qui voient dans la signature opportuniste du syndicat non-représentatif des gros producteurs (l’API) favorable à l’application de cette convention un durcissement de la concurrence et une menace pour la liberté de crée ! Décryptage.

 

 

Petit rappel historique : la règle libérale du « laisser-faire »

 

S’il existe en France plusieurs textes légiférant sur les pratiques salariales concernant les techniciens travaillant dans le cinéma (le fameux « minimum syndical »), c’est aussi pour pallier au défaut injustifié d’une véritable convention collective réglementant notamment l’ensemble des rémunérations des salarié-e-s affilié-e-s à ce secteur professionnel. L’absence exceptionnelle d’une convention collective (alors que 97 % des salarié-e-s français-e-s sont couvert-e-s) régissant les relations entre producteurs, techniciens et réalisateurs témoigne symptomatiquement d’une situation économique abandonnée au dogme du « laissez-faire » défendu par les adeptes d’Adam Smith. Ce dogme privilégie en l’espèce le cas par cas et les accords de gré à gré comme principes coiffant pour chaque tournage les inégaux compromis salariaux entre l’équipe et la production. Si les techniciens des grosses productions sont en capacité de faire respecter le minimum syndical en termes de rémunération, les petites productions sont pour leur part contraintes à pratiquer quasi-systématiquement des tarifs en-deçà de ce minimum syndical, allant de - 20 % et pouvant même atteindre jusqu’à - 50 %. L’intéressement sous la forme d’une participation hypothétique aux recettes du film (quand elles sont positives…) est alors censé relativement compenser le manque à gagner sur la fiche de salaire.

 

Il aura donc fallu au moins sept années de négociation pour aboutir à un accord d’extension de la (future) convention collective des métiers du spectacle à ceux du cinéma conclu le 19 janvier 2012. Signé par la quasi-majorité des syndicats de techniciens (dont la CGT majoritaire) et par l’API (l’Association des Producteurs Indépendants) du côté patronal, la convention établit une grille de salaires avec minimum garanti (de 466.30 euros par semaine pour le plus petit technicien à 2.574.66 euros pour le poste plus prestigieux de chef opérateur). A partir du 1er juillet prochain, la convention collective couvrira donc l'ensemble de la production cinématographique. Elle porte également sur l’encadrement de la durée des journées de travail, du volant d’heures supplémentaires et de nuit, de la composition technique des équipes de réalisation, etc. Une annexe dérogatoire à ce texte prévoit enfin que les films sous-financés ayant coûté moins de 2.5 millions d’euros échappent au champ d’applicabilité conventionnelle, dans la limite de 20 % des films produits pendant une période expérimentale de cinq ans (soit 40 films sur les 200 films produits annuellement dits « d’initiative française ») alors que les opposants à la convention avancent le chiffre de 30 %. Quid des 10 % s'ils échappent au champ couvert par l'annexe ?

 

La convention piégée par les contradictions de l’industrie :

protection salariale (des plus faibles) et renforcement concurrentiel (des plus gros)

 

Le cinéma français marche parce qu’il bénéficie de la diversité et la multiplicité des titres existants qui drainent par conséquent beaucoup de spectateurs. En 1994, 90 films étaient produits : ils sont 209 en 2012. Si toute la profession s’accorde à reconnaître un défaut de régulation contraignant les acteurs les moins protégés (autrement dit les techniciens) à subir les réquisits économiques des financiers, la règle de la compression des coûts à partir de cette variable d’ajustement qu’est la rémunération des techniciens est défendue comme une obligation par les producteurs de films à petit budget qui, autrement, ne sauraient exister. Hors, en l'absence d'une convention collective ainsi que l’affirme Denis Gravouil (chef opérateur et représentant du Syndicat des Professionnels des Industries de l’Audiovisuel et du Cinéma SPIAC-CGT), les techniciens seront à terme considérés comme des auto-entrepreneurs « free-lance » propriétaires de leur matériel et seuls responsables de tous les aléas de leur existence professionnelle. Et il y avait urgence à gagner cette réglementation conventionnelle en regard de la contre-réforme de 2003 ayant institué l’affaiblissement de l’assurance-chômage des intermittents du spectacle1. La régulation conventionnelle et la stabilité salariale obtenues au nom de la protection des plus faibles produiraient-elles donc un inattendu effet pervers (un argument par ailleurs typique de la rhétorique réactionnaire) ? Ne seraient-ce pas les grosses productions qui bénéficieraient de l’application de cette convention (puisque leurs gros sous leur permettent déjà de respecter le minimum syndical), pendant que les petites productions en pâtiraient, impuissantes à respecter ce minimum ? Sous prétexte de démocratie salariale, l’actuelle convention viendrait ainsi renforcer la concurrence asymétrique entre gros et petits producteurs (70 % de la production se concentrent sur des films dépassant les 7 millions d’euros). D’autant plus que l’API représente quatre parmi les plus grosses sociétés capitalistes (UGC, Gaumont, Pathé, MK2) dont les intérêts les portent davantage à faire œuvre d’exploitation (dans les salles) et de distribution (en DVD) que de production de films à strictement parler.

 

Une possible instrumentalisation stratégique de la convention collective par des signataires patronaux intéressés par ses effets potentiellement pervers consisterait dès lors à provoquer une contraction du marché renforçant une concentration des financements autour des films les plus vendeurs et commerciaux. La télévision et le marché leur faisant la plupart du temps défaut, les films à petit budget qui s’appuient pour exister économiquement sur les seules subventions publiques (avance sur recettes du CNC, collectivités territoriales comme les régions, chaînes de télévision publique) devraient donc souffrir d’une convention qui supposerait que seuls les gros peuvent se payer le luxe de respecter le minimum syndical. Au mieux, celle-ci bénéficierait aux productions intermédiaires (les films dits du « milieu »2) si ces dernières, au budget estimé entre 3 et 10 millions, arrivaient à revoir à la baisse la part dévolue au flou des frais généraux des producteurs ou bien si s’imposaient de nouveaux arbitrages avec les comédiens et leurs agents3. Tel est le message lancé le 28 mars dernier aux ministres socialistes de la culture et du travail, Aurélie Filippetti et Michel Sapin, par les signataires de la pétition appelant à suspendre l’application d’une convention qui, signée par un seul syndicat patronal représentant 5 % de la profession, ne témoignerait donc en rien de leur situation économique particulièrement fragile. Une étude commandée par ces derniers aurait d’ailleurs calculé que l’application de la convention entraînerait mécaniquement la suppression directe de 70 films, 600 courts-métrages, 150 films publicitaires et 20.000 emplois d’intermittents. Le salaire minimum garanti destructeur d’emplois est un incontournable de la vulgate néolibérale pour laquelle le salaire est un coût pesant sur le travail. En conséquence, on ne saurait en période de crise profiter de ce pseudo-luxe que serait aujourd’hui un emploi encadré par des règles horaires et rémunéré par un salaire régulier.

 

La convention collective :

moins un problème qu’une partie de la solution

 

Si un article du Figaro daté du 29 mars rendant compte de cette pétition met en avant les noms médiatisés de Guillaume Canet et Maïwenn afin de moquer le discours de François Hollande présenté pendant la campagne présidentielle comme « l’ami des artistes », la présence parmi les autres signataires de personnes aussi diverses et dignes de respect que sont entre autres Robert Guédiguian et Laurent Cantet4 oblige aussi à prendre en considération tous les termes d'un débat symptomatique de l'éclatement d'une profession cinématographique en fractions aux intérêts divergents. On ne pourra pourtant pas se contenter de dire, comme le fait Margaret Menegoz des Films du Losange (productrice du film Amour de Michael Haneke, Palme d’or au Festival de Cannes de l’an dernier), que la faiblesse en rémunération est compensée par les profits symboliques accumulés par les techniciens pouvant arguer d’un CV riche en noms d’auteurs célébrés. Si les rétributions symboliques importent pour l’autonomie relative d’un champ social comme l’aurait dit le sociologue Pierre Bourdieu, il n’empêche qu’elles ne peuvent durablement continuer à se payer en heures non-déclarées comme en salaires non-versés. La norme patronale du travail dissimulé doit cesser, d’autant plus qu’elle inspire d’autres secteurs patronaux qui rêveraient d'instituer l’extension sociale générale de cette précarité salariale5. En regard du discours tenu par certains techniciens signataires d'une pétition spécifique contre l’extension de la convention collective parce qu'ils ne se considèrent pas représenter par des syndicats cumulant à peine 10 % de syndiqués sur l'ensemble de la profession, comme par les producteurs de grands films récents6, la liberté artistique de création encourageant sacrifices individuels et inventions collectives, amour de son métier et désir de s’engager dans une nouvelle aventure remplie d'imprévus, continue d'imprégner les représentations collectives d’un secteur d’activité sociologiquement prompt à idéaliser au nom de la prise de risque ses conditions matérielles et symboliques d’existence7.

 

Le problème consisterait en fait moins dans l’existence d’une protection conventionnelle autorisant les acteurs les plus faibles de la production cinématographique à échapper au moins-disant salarial, que dans une économie globalement dysfonctionnelle. En effet, tous les capitaux avancés en France pour financer l’industrie du cinéma (pour un total de 1.3 milliard d’euros et un résultat en entrée de 200 millions) souffrent de ne pas être répartis de telle sorte que les frais des plus petites productions soient couverts sans entraîner la pénalisation de la rémunération des techniciens. S'agissant du CNC (qui ne participe qu'à hauteur de 8 à 10 % de la production cinématographique), le taux de retour de l’argent avancé (53 projets acceptés sur 753 demandes effectuées l'année dernière) n’est que de 10 à 12 % alors qu’il s’agit là de l'argent public (l’enveloppe peut se monter jusqu'à 500.000 euros). Pire, un budget ne doit réglementairement pas être constitué de plus de 60 % de financements publics. Et si les producteurs échouent à dénicher les 40 % restants de financements privés, le CNC baisse le montant de l'avance qui ne profite alors mathématiquement qu'aux plus gros budgets. Il manquerait ainsi en moyenne entre 100 et 300.000 euros pour chaque film à petit budget. Même si a été obtenu dans la foulée de l’accord le déplafonnement de la TSTD (taxe payée par les télévisions et les FAI, les fournisseurs d’accès à Internet) alimentant les ressources du CNC. La question qui se pose est celle plus généralement des nouveaux acteurs du marché issu de l’économie du numérique qui ne participent pas à la hauteur des bénéfices qu'ils obtiennent du marché. Quant à la part dévolue à la télévision (publique comme privée), elle demande à être largement reconsidérée. Autrement dit, et sans retomber dans l’inertie corporatiste figeant le cinéma d’avant l’apparition de la Nouvelle Vague, il faudrait imaginer un modèle économique qui saurait combiner protection salariale conventionnellement assurée et redistribution des capitaux entre grosses et petites productions afin que les secondes échappent à la pression qui, exercée tant par la concurrence des premières que par le formatage télévisuel, se retraduit systématiquement par la compression des coûts salariaux.

 

Un moment décisif concernant

le financement de la production cinématographique 

 

En attendant, certains producteurs ralliés au MEDEF (ceux qui ont participé à la rédaction d’une convention alternative avec la CFDT proposant de découper en secteurs la production selon la taille des budgets) disent faire bouillir les marmites de l’avenir en évoquant la coupe dans les scénarios, la réduction des durées de tournage et les tournages délocalisés en Belgique ou au Luxembourg. Mais c'est précisément la réalité effective des baisse de salaire et de la délocalisation des tournages dans des pays pratiquant le dumping fiscal qui a encouragé la CGT à batailler pour signer une convention qui aurait dû déjà être appliquée en 2007, comme à vouloir continuer la bataille sur le financement des films en général afin qu'on n'arrête un peu de stigmatiser les techniciens. Le cri des petits producteurs pourrait même tempéré par le chiffre officieux d'une enquête confidentielle de l'IGF de 2011 affirmant que 80 % des films sont financés par d'autres intervenants que les producteurs eux-mêmes dont la part dans le devis final ne dépasse que rarement les 30 %8. La même enquête avance le chiffre total de 750 millions d'euros accumulées par toutes les aides et les dispositifs existants relevant de la sphère étatique. L'existence conjuguée d'une TVA à 7 %, de plusieurs niches fiscales (dont les Sofica permettant aux particuliers de déduire de leurs impôts l'investissement dans un film) comme de plusieurs crédits d'impôt (par exemple sur le tournage de films français et étrangers) autorise à penser que la situation n'est pas totalement désespérée pour des producteurs qui s'en prennent à une convention collective négociée depuis dix ans, alors qu'ils bénéficient par ailleurs pleinement de l'impact indiscutable des politiques publiques sur la production cinématographique française.

 

Certes, tout n'est pas rose non plus dans un monde social victime de la même logique néolibérale creusant toujours plus l'écart entre la petite poignée qui s'en met plein les fouilles et la majorité qui rame pour joindre les deux bouts. Ainsi, en 2012, ce sont déjà 800 jours de tournage en moins qui ont été constatés pour cause de pression sur les budgets qui ont souffert d’un recul de l’investissement général de 3.4 %. La baisse de financement des télévisions gratuites est de l’ordre de 12.6 % atteignant les 127.3 millions. France 2 et France 3 ont pour leur part vu leurs financements reculer de 12 %. Les obligations des chaînes (3.2 % du chiffre d'affaires des chaînes privées, 3.5 % pour les chaînes publiques) et la contribution d’Internet devront forcément être reconsidérées à la mesure de la protection des films petits et moyens comme de ceux qui les fabriquent. L’aide au court-métrage devrait être revalorisée afin de lui associer via le CNC un dispositif original de passage au long-métrage. Enfin des marges de manœuvre existent d'ores et déjà afin de repenser l’annexe dérogatoire en fonction des revendications récemment émises par les petits producteurs (s'agissant du quota de 20 % comme du seuil de 2.5 millions pouvant passer à 3 voire 3.5 millions d'euros). Ces marges de manœuvre sont constituées de la durée de cinq ans d’expérimentation du dispositif conventionnel ouverte par le lancement en janvier dernier par le CNC des Assises pour la diversité du cinéma. La nomination express d’un médiateur (Raphaël Hadas-Lebel) chargé de mener une étude sur l'impact économique et social du texte pour les films coûtant jusqu'à 6 millions d'euros et la prévision pour janvier 2013 de la baisse de la TVA sur les billets de cinéma (passant théoriquement de 7 à 5 %) représentent d'autres éléments susceptibles de faire progresser le débat. Et considérer le moment actuel comme décisif s'agissant d’une refondation plus égalitaire d'un système de financement toujours dominé par les chaînes de télévision vissées sur le formatage de leurs grilles de programmation, les aides publiques mal ventilées et la pression concurrentielle des grosses entreprises cinématographiques commerciales.

 

Notes :

 

1 BIMI, avril 2013, n°813, p. 7.

 

2 D'après la formule du producteur Bruno Pesery et de la réalisatrice Pascale Ferran initiatrice en 2008 du « Club des 13 » consacré aux problèmes de financement du cinéma français : http://www.cahiersducinema.com/Situation-du-cinema-francais.html.

 

3 D'après le CNC, 60 % du coût total d'un film français relève du cachet des acteurs. On se rappelle du débat lancé via une tribune du Monde le 28 décembre 2012 par le distributeur Vincent Maraval fondateur de la société Wild Bunch d’année qui concernait les grassouillets émoluments des acteurs les plus connus : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2012/12/28/les-acteurs-francais-sont-trop-payes_1811151_3208.html.


4 Mais ce sont aussi les associations ou syndicats suivants : l'AFPF (l'Association Française des Producteurs de Films), l'APC (l'Association des Producteurs de Cinéma), l'APFP (l'Association des Producteurs de Films Publicitaires), le SPI (Syndicat des Producteurs Indépendants) et l'UPF (l'Union des Producteurs de Films). Et citons encore les noms des réalisateurs et réalisatrices Arnaud Desplechin et Claire Denis, Vincent Dieutre et Valérie Donzelli, Otar Iosselliani et Agnès Jaoui, Sébastien Lifshitz et Vincent Lindon, Patricia Mazuy et F.J. Ossang, Pierre Salvadori et Paul Vecchiali, Alice Winocur et Rebecca Zlotowski, Jean-Louis Comolli et le critique Jean-Michel Frodon, etc. (http://www.lefigaro.fr/assets/28-mars-2013.pdf).

 

5 Cf. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, éd. Seuil-coll. « République des idées », 2003 ; Michel Surya, Portrait de l’intermittent du spectacle en supplétif de la domination, éd. Lignes, 2007.

 

6 C’est par exemple Martine Marignac, productrice avec sa société Pierre Grise des films de Jacques Rivette et de Holy Motors de Léos Carax, qui n’hésite pas à affirmer dans les colonnes des Cahiers du cinéma qu’une convention, valable à l’époque des années 1980, est aujourd’hui « réactionnaire » (« Nous étions à la marge, nous sommes dans le caniveau. Entretien avec Martine Marignac » in Cahiers du cinéma, n°689, mai 2013, p. 43).

 

7 Il faut lire à ce titre la tribune parue dans L'Humanité signée de la chef opératrice Diane Baratier qui s'insurge contre l'utilisation par certains signataires de la pétition de l'image d’Éric Rohmer afin d'expliquer la caducité de la convention, alors qu'elle n'a jamais été aussi bien payée qu'avec ce dernier à l'époque où cette convention n'existait tout simplement pas : http://www.afcinema.com/Eric-Rohmer-au-temps-de-la-convention-collective.html.

 


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