Newsletter 72

Il n'y a pas d'après dans le monde d'après. Au nom de la lutte contre le Covid-19 est menée en grandes pompes l'anti-politique du vide, avec le vacuum des mesures sanitaires contradictoires, des licenciements par paquets et des services hospitaliers à nouveau engorgés. Le vide est viral. Et la toxicité du vide est si virulente qu'elle affole tout à la fois le thermomètre vestimentaire du patriarcat, des dealers d'opinions qui se croient pharmaciens des citoyens et des esprits désorientés par une demande d'idéal trahissant une volonté de néant intersidérale. Il n'y a pas d'après dans le vide du monde d'après. Un monde désert comme Calcutta et que seul un cri comme celui du vice-consul pourrait repeupler.

 

Hurler son nom de Venise dans Calcutta désert est une sommation à laquelle répond la 72ème lettre d'information (site, blog, Facebook) des Nouvelles du Front dédiée à Juliette Gréco et Michael Lonsdale.

 

 

  • Mexicamerica, triptyque

 

Entre le Mexique et les États-Unis, la frontière brûle depuis longtemps et sa généalogie remonte à loin dans l'histoire conflictuelle entre les deux États, au moins à la guerre américano-mexicaine de 1848. L'Amérique est une bête à deux dos quand faire la nique se dit des rapports asymétriques, inégaux et électriques entre les États-Unis et le Mexique. Mais, comme le torchon, la frontière brûle en ouvrant dans le désert des nations mal embouchées une zone d'indétermination. Une interzone qui fait avec les mots des valises d'exilés de l'intérieur comme de l'extérieur : Mexicamerica.

 

Première partie : Tijuana Bible (2019) de Jean-Charles Hue

 

La fascination complaisante pour la déjante et le néo-évangélisme appuyé de la rédemption conspirent à empêcher la chorée cinématographique d’advenir. Pire, le documentaire est ici le junkie et la fiction le dealer parasite.

 

Deuxième partie : Soy Nero (2016) de Rafi Pitts

 

L’américanisation se vit inclusivement et exclusivement, dans la production respective de ses insiders comme de ses outsiders, dans la multiplication de ses exclus qui ne sont des inclus qu’en restant à l’extérieur. C’est pourquoi le désir d’un mexicain de devenir américain pour redevenir ce qu’il a toujours été l’envoie absurdement dans le désert irakien, où il se perd pour être retrouvé par des soldats qui demandent encore à vérifier ses papiers d’identité. La naturalisation est un château dans les nuages, un horizon trompeur, une hallucination du désert – fata morgana – mais Nero aux semelles de vent fuit encore, le paria plus Don Quichotte que jamais.

 

Troisième partie : De l'autre côté (2002) de Chantal Akerman

 

Avec De l’autre côté tourné le long de la frontière mexicaine-étasunienne, Chantal Akerman n’a pas seulement documenté ce qui s’expose et se dit, mais aussi ce qui ne se voit pas et ne s’entend pas. Ce qui est refoulé et occulté, dénié quand ce n'est pas nié. La face de l’humanité brisée en deux, balafrée par la ligne de front barbelée des barrières faisant 1200 kilomètres de long.

 

 

  • Des lieux et délier les langues pour les dire – à propos de trois films courts de Tariq Teguia.

 

« On traverse un tunnel – l'époque » (Stéphane Mallarmé). Comment un réalisateur algérien peut-il répondre à un état des lieux dès lors qu'ils se dédoublent toujours déjà en non-dits et en non-lieux ?

 

« Rien n'aura eu lieu que le lieu » (Stéphane Mallarmé). Pas d'autre lieu que le lieu à habiter, le lieu du crime dont le crime consiste aussi à asphyxier ceux qui voudraient le nommer.

 

 

 

Un soupçon d'amour de Paul Vecchiali donne encore la preuve – once more – que la sentimentalité n'a pas d'autre meilleur contradicteur que la cruauté. Avec la figure d'Andromaque en vigilante éclaireuse, la contradiction est l'une des ruses d'un vieux diable pour faire que la réconciliation ne lui vienne jamais.

 

 

  • Deux histoires de frères cronenbergiennes :

 

Scanners (1981) impose sa différence en scannant son époque. C'est ainsi qu'il peut voir la propension fusionnelle et addictive du capital comme drogue de synthèse qui carbure à la concentration et ne veut la concurrence que pour autant qu'elle soit faussée, simulée. Le film de David Cronenberg peut aussi bien montrer la connexion électronique de tous les systèmes nerveux dont les interfaces téléphoniques et informatiques sont les membranes privilégiées douze ans avant la création d'Internet. Scanners expose alors que faire l'expérience du film est affaire de regard et d'écoute pour autant que tout le corps du spectateur est engagé dans la saturation de son cerveau par électrisation télépathique de son système nerveux.

 

Dead Ringers – Faux-semblants (1988) raconte une histoire de fraternité déréglée, de gémellité détraquée par le choc de la rencontre amoureuse dont la force traumatique exerce d'incalculables conséquences. Face aux jumeaux Mantle, Claire Niveau est clairement l'exception, le franchissement impossible du niveau pour des hommes qui auraient voulu ne compter les femmes qu'en les faisant cliniquement passer entre la table d'opération et le lit de la séduction. Des hommes qui se rêvent incréés, que font-ils sinon user du pouvoir institué de s'approprier le ventre des femmes afin de conjurer l'idée qu'ils en proviendraient ?

 

  • La quinte musicale du mois fait ruisseler avec l'automne de grandes eaux orbitales avant de suivre à la trace électronique un fou autrichien, la nostalgie fities et le lait amer de la soul offrant enfin le repos nécessaire avant l'ode horrocore dédié aux suicidés new-yorkais.

 

  • Trois rayons verts pour percer la croûte de l'obscurcissement :

 

La fiction a le désir du réel jusqu'à la contradiction quand la simulation n'en a plus le besoin. Le réel a été l'affaire d'une vie pour Werner Herzog ; avec Family Romance, LLC tourné au pays du Soleil-Levant il est temps de lui faire ses adieux. Mais le deuil est lui-même soupçonné ironiquement de simulation qui dépolarise et le documentaire et la fiction rendus à n'être plus que l'ombre d'eux-mêmes, une gélatine qui bloblote dans l'empire du simulacre et ses tautologies. Que faire d'un film dont le spectateur lui-même figure le dernier simulateur ?

 

Pendant cinq années, Sébastien Lifshitz a filmé la vie de deux amies, Emma et Anaïs, de la fin joyeuse des années collège aux ouvertures incertaines de l'après-bac. Le documentaire au long cours insiste à se présenter comme une chronique toute en sensibilité trouvant dans la durée le moyen de rendre perceptible ce qui caractérise l'adolescence intimement, soit un processus, un développement, une poussée vers – un élan. Coupé par la litanie des banalités de base de l'adolescence servie dans les grandes largeurs par un documentaire rêvant de « ciné », l'élan d'Adolescentes se retrouverait davantage du côté d'un montage dédié à la compréhension des forces obscures qui épuisent une belle amitié.

 

La destruction fut la Béatrice de Mallarmé. Avec Lux Aeterna (2019) la Béatrice de Noé consiste pour la grenouille prétentieuse à crever en se rétamant sur la dalle en béton de ses bovines ambitions. Pour la grenouille de la fable, rêver du bovidé c'est peut-être songer aussi à la boucherie des critiques qui seront consacrées à ses rêveries, gonflées qu'elles sont du consensus mou qu'elles suscitent rituellement.