Newsletter 75

2020, année zéro, toxique.

 

 

 

Partout l'on étouffe, pris à la gorge. Partout jaillissent des violences auto-immunes, jusqu'à l'asphyxie. On a pendant des années supprimé des lits d'hôpitaux en nous surexposant aux dévastations zoonotiques vomies par l'anthropocène. Et, en guise de réponse politique à nos demandes de protection, la police matraque, le capital licencie à tout va et l'État qui arme ses gardiens ferme restaurants et musées, théâtres, bistrots et salles de cinéma.

 

 

 

L'état d'exception mondial a ses contagions virales qui font la guerre aux exceptions, forêts incendiées et peuples embrasés.

 

 

 

La question politique n'aura à ce point jamais autant été celle de la construction de nouvelles immunités - l'immunisation au sens neuf d'une climatisation, d'une civilisation pour respirer. Nous faut-il apprendre à respirer autrement ou bien réapprendre à respirer ? Quand la culture agonise, l'art persévère à faire ce qu'il peut faire de mieux : résister et créer. Quelques films ont ainsi réussi à traverser l'éther du langage binaire en montrant que, en dépit de la suspension de l'expérience anonyme et collective de la salle, le cinéma est à sa place partout et nulle part dans le monde du ciné-monde.

 

 

 

Vieux de 2.500 ans, un bas-relief conservé au musée de l'Acropole d'Athènes indique, avec l'image d'Athéna songeuse, comment la déesse née armée en fracassant la tête de Zeus demeure à l'heure critique de la désorientation généralisée l'allégorie de notre destin : être pensif équivaut à n'être rien d'autre que combatif.

 

 

 

Aux Nouvelles du Front (site, blog, Facebook), on y croit, on ne peut pas ne pas y croire :

 

2020 annus horribilis ; 2021, annus mirabilis ou rien.

 

 

 

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     « Je filme avec les oreilles » : si filmer l'autre est la grande affaire du cinéma (documentaire), pour Nicolas Philibert elle se joue décisivement dans le conflit des muets et des parlants. Entre ceux qui ont la parole et les autres qui ne l'ont pas, entre ceux qui l'accueillent et la suscitent et les autres qui la prennent en la prenant parfois aux autres, il y a un litige, plus d'un litige qui creuse la différence en faisant les meilleurs films de Nicolas Philibert.

 

 

 

Nicolas Philibert, hasard et nécessité de Jean-Louis Comolli y insiste en toute amitié : le regard de l'autre qui nous met en relation avec lui garde une part de silence et d'opacité, une part de réserve insaisissable et d'énigme inaccessible dont l'oreille est un site privilégié.

 

 

 

     Jacques Becker, l'homme pressé (I, II, III, IV, V). Les personnages de Jacques Becker vont vite, si souvent pris en flagrant délit de courir après l'instant d'après. Les êtres pressés le sont par le temps qui ne se fait pas attendre, au point d'en laisser plus d'un sur le carreau. Ils courent après le temps qui les laisse souvent sur le carreau (Dernier atout, Antoine et Antoinette), quand il n'est pas le carreau qui les atteint en plein cœur (Goupi Mains Rouges). Reste alors la carcasse du temps dont le film est le caveau, l'hypogée (Falbalas). La vie est vécue tantôt une comédie quand l'horloge interne est un sablier qui se retourne constamment sur lui-même (Rendez-vous de juillet, Édouard et Caroline), tantôt une tragédie quand le sablier est cassé en laissant fuir l'or du temps (Casque d'or, Montparnasse 19).

 

 

 

Le temps presse pour Jacques Becker, celui de la séduction comme luxe esthétique et de l'activité créatrice comme éthique. Il faudrait cependant courir plus vite encore après des choses qui n'existent pas, ces fictions qui sont des sublimités en rendant l'existence, malgré l'inconstance des inconséquents, si consistante – l'art et le geste, le style et l'idée, l'amour et l'amitié, le pardon et la liberté (Rue de l'Estrapade, Touchez pas au grisbi, Ali Baba et les 40 voleurs, Les Aventures d'Arsène Lupin).

 

 

 

Décédé d'une hémochromatose à l'âge de 53 ans, Jacques Becker savait pendant qu'il tournait Le Trou que son temps était compté. Le temps lui était compté depuis le début parce que son mal est une maladie héréditaire. Mais le compte n'y était pas tant que le film n'aurait pas été achevé (Jacques Becker décède le 21 février 1960, Le Trou sort le 18 mars). Le temps est compté pour l'homme pressé qui n'aurait donc jamais cessé d'être en quête de l'or du temps cher à André Breton. L'ultime film de Jacques Becker est probablement, plus encore que le pourtant sublime Casque d'or, son chef-d'œuvre absolu aussi parce qu'il est un autre trou vertigineux – le trou par lequel, tel un effet de sablier, le plomb de la mort se convertit en sable d'or de l'éternité.

 

 

 

     Il y a dix ans, Zombies de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval organisait dans les marges ombragées de Low Life une cérémonie secrète en compagnie de treize gardiens dédiés à cultiver les trésors communs de notre humanité, amour et résistance, jeunesse et poésie, égalité et différence, insurrection et révolution. Depuis, une décennie a passé, un tunnel qui s’apparenterait davantage cependant à l’Underground Railroad. Zombies revient avec un nouveau montage resserré, aux arêtes plus vives, et un nouveau titre : Saxifrages.

 

 

 

Le film revenant donne à la ritournelle de l’intraitable jeunesse l’éclat smaragdin d’une incarnation nouvelle, désormais accordée à ces plantes sans racines chères à René char dont le destin prométhéen, offert à l'aléa des vents, est une douce persévérance doublée d’une imperceptible intransigeance. Celle qui, dans la durée, impose à la dureté des pierres la patience qui sait les faire éclater.

 

 

 

     Et puis encore une quinte musicale en forme d'antitussif pour reprendre son souffle, entre rock et glam, entre folk et rock : Passion Fodder + Honey Bane + Da ! + The Mamas and Papas + Mott The Hoople.

 

 

 

     Et puis aussi une constellation rétrospective dédiée à 2020, malgré tout, Talking About Trees et Le Miracle du Saint inconnu, Le Cas Richard Jewell et Histoire d'un regard, Les Siffleurs et La France contre les robots, le cinéma de Christophe Clavert et un triptyque de Ian Menoyot, Abou Leïla et Tlamess, Akira et deux Cronenberg, El Medestansi et 143 rue du désert, SatanTango et India Song, Fin de siècle + revoir tout Jean Renoir, tout Jacques Becker et tout Ida Lupino + Barbara Stanwyck, reine du Pré-Code + Watchmen, meilleure série de 2019 qui l'est plus encore en 2020.

 

 

 

     Enfin, une efflorescence accueillie dans le jardin belge du Rayon Vert :

 

 

 

West Side Story, film phare et film fétiche, toujours déjà vu et jamais regardé pour ce qu’il est vraiment, joue un double jeu. L’intégration dans le musical de clivages sociaux alors originaux, générationnels et raciaux, appartient à un spectacle monumental inséré dans un programme urbanistique où la démocratie culturelle légitime la gentrification des quartiers populaires. Le contexte est alors pour les États-Unis celui d’une reconfiguration à la fois territoriale, culturelle et même géopolitique et le film de Robert Wise et Jerome Robbins y participe en bombant suffisamment le torse pour valoir comme monument publicitaire d’un creuset national grumeleux, et d’un genre hollywoodien moins triomphant que déclinant.