Newsletter 77

      Il y a le virus : la pandémie mondiale et l'impéritie sanitaire des États nous projettent dans une mauvaise série de science-fiction et elle dure depuis un an déjà. Il y a plus d'un virus : le coronavirus recouvre de son aile sinistre nos têtes piquetées par d'autres maux épineux. Loi sécurité globale et loi contre le séparatisme sont moins des immunités nécessaires à protéger notre intégrité mise à mal que les symptômes d'une dérive autoritaire et auto-immunitaire. La désintégration est virale et la virulence de ses maux a la capillarité de moins en moins diffuse.

 

 

 

On fait grand bruit aujourd'hui de s'attaquer aux universités soupçonnées de forger l'alliance chimérique de l'islamisme et du gauchisme. On maquereaute plus discrètement les bibliothèques vendues avec le regard torve et consentant des maires sur le trottoir des officines d'extrême-droite. On c'est la convergence schizophrène et bordélique des droites antiques et postmodernes, assimilationnistes et ultralibérales. Ses tenanciers obscènes, cadres jupitériens et rances épiciers, partagent la même absence de vergogne en ne se retenant plus de faire étalage de leur indécence, toute honte bue.

 

 

 

Le capitalisme est le stade terminal et apocalyptique du nihilisme et il n'y a plus depuis longtemps d'anarchistes couronnés. L'horreur est répétitive et prévisible, merveilleuse l'événement de son interruption. Construire de nouvelles immunités collectives au temps du néofascisme déjà là rappelle qu'il n'y a pas de communisme à venir sans qu'il soit un co-immunisme.

 

 

 

La 77ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, Facebook) est dédiée aux merveilleuses immunités qu'il nous reste pour respirer, l'amour et les amis, le cinéma et la philosophie.

 

 

 

 

 

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         Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons est un chef-d'œuvre du comics. Imaginer une suite au roman graphique est un pari osé mais relevé par Damon Lindelof dont la mini-série diffusée sur HBO en 2019 est une autre réussite après Lost et The Leftovers. Si le « showrunner » est un narrateur sophistiqué doublé d'un horloger à l'heure de la relativité, c'est en multipliant les effets de parallaxe comme autant de masques à soulever. La déconstruction du super-héros fendille la coquille du manichéisme en dénudant désormais le noyau de la race dont les bavures maculent notre actualité.

 

 

 

Le masque blanc des justiciers révèle des peaux noires scarifiées en donnant à la culture pop la possibilité de vérifier l'actualité de Frantz Fanon. Si Damon Lindelof est notre Jules Verne, c'est en explorateur avisé de la culture saturée de notre temps. Il n'en oublie pas de montrer de quelles omelettes nos histoires sont faites et pourquoi les blessures ont besoin d'air pour cicatriser. Une tâche urgente pour une décennie naissante frappée d'emblée d'asphyxie.

 

 

 

Le présent texte est une version légèrement remaniée du dernier chapitre de Masques blancs, peau noire. Les Visages de Watchmen de Damon Lindelof (éd. L'Harmattan, 2021).

 

 

 

Une conversation avec Samir Ardjoum est disponible dans la revue en ligne Microciné.

 

 

 

 

 

       Eric Rohmer, puissance quatre. La grande affaire du cinéma d'Eric Rohmer tient à ce que les êtres parlants que nous sommes parleront toujours à côté de la plaque de leurs actions. L'écart entre le dire et le faire est constitutif de notre subjectivité et sa comédie, ses bégaiements et ses lapsus, ses failles et ses ratés. Les personnages rohmériens aiment rien moins que raconter des histoires aux autres pour mieux s'en raconter à soi-même. En amour, il y aurait cependant moins de malentendus que de malentendants. L'évidence consiste alors en ce que les dialogues d'Eric Rohmer ont la virtuosité d'être de savants dialogues de sourds.

 

 

 

Avec l'ultime série des Contes des quatre saisons (1990-1998), série ouverte et fermée comme le sont les portes chez Alfred de Musset, la force esthétique du cinéma d'Eric Rohmer se joue à la puissance quatre. Si Conte de printemps est le film de l'éclosion des possibles en tant qu'ils demeurent des possibilités, Conte d'hiver est celui de la persévérance du réel, aussi impossible en soit le retour. Et si Conte d'été est le film des possibles entre lesquels même la jeunesse qui navigue entre eux à vue doit savoir trancher, Conte d'automne est celui des adieux au possible et son frisson fait encore une fois retour avant de disparaître dans la nuit comme une étoile filante, un dernier feu sous la lune.

 

 

 

 

 

         Un festival, encore un ? Et puis quel sens d'en lancer en période de pandémie ? Des festivals, il n'y en aura jamais assez en permettant de faire circuler les films et leur visibilité, ceux qui nous tiennent à cœur, films autres, productions minoritaires, gestes singuliers du cinéma contraire dès lors que le festival a pour ambition de ne pas se cantonner au jeu confiné des mondanités culturelles et des festivités événementielles.

 

 

 

C'est le credo de Gueroum Hammadi et le sens du pari du Festival International du Cinéma Indépendant de Casablanca (FICIC) dont il a initié la première édition, qui s'est tenue du 27 au 31 janvier 2021. Et l'on ne voit pas pourquoi on ne croirait pas l'un des critiques de cinéma marocains parmi les plus respectés, enseignant à l'université Hassan-II de Casablanca et romancier. Une preuve ? Dans la compétition internationale des courts-métrages, l'Anfa d'or a été remis au magnifique Madame Baurès de Mehdi Benallal.

 

 

 

 

 

          L'inspecteur Johnson ne voit pas que le glauque de la traque d'un violeur d'enfants n'est que l'expression d'un glaucome symptomatique dans l'œil de la loi. Il ne voit pas la tache aveugle qui l'empêche d'admettre que la quête du monstre aura fait de lui un autre monstre. Mal pathologique du violeur, mal radical du représentant de la loi se croyant autorisé dans la chasse au violeur à la violer, mal pathologique du policier accédant à l'horreur de sa jouissance surmoïque : voilà les trois cercles concentriques de l'enfer, le mal, sa reproduction et ses répétitions, ses vertiges spéculaires et sa viralité mimétique.

 

 

 

Avec The Offence (1972), Sean Connery trouve son rôle radical pour le film le plus noir de Sidney Lumet, plus mauvais démiurge que jamais.

 

 

 

 

 

      L'obscène est là, ses scènes se multiplient avec virulence à l'orée des années 1970 comme l'acné sur le visage d'un adolescent. L'obscène, qu'est-ce donc ? À l'origine c'est un mauvais présage pour les augures, une gaucherie sinistre que l'on peut entendre aussi en forçant un peu l'étymologie : ob-scène est la scène giclant de son socle en abolissant toute distance, qui vous saute au visage pour loger dans votre corps un œuf pourri à l'instar du facehugger d'Alien.

 

 

 

Scènes anglaises de l'obscène, champ : Frenzy d'Alfred Hitchcock. Le tueur en série est le passeur en obscénité, le profanateur qui produit après consommation les déchets humains du marché du sexe, et qui fait parler de lui en faisant coïncider jactance et jouissance. Et il y a de quoi rire mais le rire est sardonique et seule l'attente est un bien hasardeux qu'il faut cependant hasarder quand l'activisme et le volontarisme sont à la propagation du mal et sa viralité.

 

 

 

 

 

       Dans le cinéma anglais du début des années 70, les eaux claires de l'émancipation se troublent et s'alourdissent de la matière fangeuse du consumérisme et d'une libération sexuelle doublée par son simulacre qu'est la libéralisation des mœurs. Un réel glauque monte des égouts du symbolique pour infiltrer les imaginaires et les corrompre d'une humeur toxique. Les images sont vitreuses, chargées du glaucome des jouissances dont l'impératif s'impose en nouvelle servitude volontaire. L'obscénité est partout.

 

 

 

Scènes anglaises de l'obscène, contrechamp : L’Étrangleur de Rillington Place de Richard Fleischer. Le tueur en série est le gardien discret et urbain de l'obscénité, prédateur patient qui peut attendre des années qu'une société rude et injuste aux prolétaires lui livre ses proies sans forcer, hommes incultes et femmes ayant besoin d'avorter. Il y a de quoi alors rester interloqué et médusé devant la coïncidence parfaite des perversions criminelles et des décisions légales rationnelles.

 

 

 

        Qui est le Juge ? Le tueur en série qui frappe les soirs de pluie est une ombre vagabonde, une silhouette spectrale, un spectre obscène qui mouille en jouissant d'obséder l'enquêteur chargé de l'arrêter. Un mannequin dit ce qu'il en est d'un homme sans visage, sinon celui d'une personne sans personne.

 

 

 

Dans Follow me Quietly – L'Assassin sans visage (1949) de Richard Fleischer, le vide du tueur en série se remplit de pulsions dont les restes engorgent les caniveaux, mais aussi du fantasme ignoré de ses spectateurs qui participent de sa folle entreprise de reconnaissance, symbolique et diabolique. Son identification est une déception nécessaire valant à la fin comme un certificat de désublimation en révélant que le problème est logé aussi dans nos yeux. Avant le Nemo de 20.000 lieues sous les mers, le Juge est un mythe pour autant qu'il n'est littéralement personne.

 

 

 

 

 

          Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street est une nouvelle de Herman Melville, publié une première fois en 1853 puis en 1856. Scribe dans une étude notariale de Wall Street, Bartleby est employé par le narrateur, un avoué, qui le charge de copier et recopier des actes notariés. Bartleby est aussi consciencieux que silencieux, aussi appliqué que lisse et sans aspérité, acceptant sans broncher de dormir sur son lieu de travail. Jusqu'au jour où Bartleby commence à refuser d'exécuter les instructions qu'on lui transmet, mais toujours en douceur, sans véhémence ni hystérie. Même son licenciement il le refuse toujours selon sa manière particulière, qui ne cesse d'étonner son employeur racontant son histoire. Petit à petit, Bartleby cesse de s'alimenter, dépérit et meurt.

 

 

 

La fameuse formule de Bartleby est celle-ci : « I would prefer not to », c'est-à-dire littéralement, « je préférerais ne pas (le faire) ». Elle serait comme la signature de l'ambiguïté puisqu'elle n’oppose pas un refus, un « non » pur et simple, mais laisse au contraire la possibilité et du non et du oui, d'un côté avec l'ouverture du « I would prefer », de l'autre avec la fermeture du « not to ». L'emploi du conditionnel est évidemment fondamental. Revenir sur le sens de la formule de Bartleby et son mystère que n'épuise aucune interprétation ou expérimentation, c'est voir comment littérature et philosophie forment deux plis différenciés d'une même surface d'écriture, où la pensée se fait poème dans la proximité de l'impensable, de l'impossible à penser qu'il faut penser.

 

 

 

            L'horreur, l'horreur. L'horreur est à la répétition, qui épuise les possibles en empêchant l'advenue de l'impossible.

 

 

 

Y échapper consiste selon le philosophe Frédéric Neyrat à interrompre la continuité catastrophique de l'Histoire. L'interruption est alors merveille, l'interruption est alors révolution.

 

 

 

 

 

          La programmation musicale numérotée 77 est foutraque et hirsute ; mal peignée elle file des beignes avec Wedding Present qui remet du nerf dans un chant de squelettes de Bowie tendance Orwell, avec Manset dans la matrice et Murat qui chante en l'honneur d'un peuple mort, enfin avec Jimi Hendrix profanant le drapeau et Sham 69 qui en appelle à l'unité révolutionnaire de la marmaille.

 

 

 

 

 

  •           Plus la percée d'un rayon vert annonçant le printemps :

 

 

 

The Old Dark House – La Maison de la mort est électrisé d'un rire qui appartient pleinement à son auteur, James Whale. Un rire de baleine, son nom bien sûr s'y prête. Le film est monstrueux en soumettant son paysage gothique, partagé entre une nature apocalyptique et une vieille bâtisse lourde en inavouables secrets, aux pressions marines d'un humour scatologique qui tire de l'arrière-plan psychanalytique un grand fou rire.

 

 

 

Rire immense en brouillant les lignes du genre comme de fouetter l'ordre des sexualités (le verbe to whale signifie rosser, flageller). Rire immense dédié à un amour fou et tabou dont la noyade de James Whale est une ponctuation finale comme une image de vérité pour qui s'est appelé Baleine en lâchant le mot de la fin : « c'est assez ».