29 mai 2021, le Mur des fédérés n'en finit pas de saigner. Il saigne à chaque fois que le capitalisme a recours au fascisme nécessaire à son insoutenable perpétuation. Les dealers d'opinions tiennent le haut du pavé ; ils le battent à coup de médias démago, de tribunes factieuses et de rassemblements policiers, miasmes d'une République gouvernée par les matraqueurs hystériques de l'identité. Le contrepoison de l'intoxication est une question de pharmacie politique, celle de la fédération égalitaire des humiliés et des offensés, mais la gauche en a ostensiblement perdu la clé, retrouvée par les femmes de ménage du groupe Accor qui ont gagné après 22 mois de lutte et huit de grève.
Comment désobstruer nos voies respiratoires ? Comment déblayer nos obscurs terrains d'actualité ? Les terrasses se repeuplent, les cinémas ont rouvert. On est certain pourtant que le confinement a la sévérité perverse de persévérer encore. L'asphyxie incessamment se répand, se diffuse, ramifie par capillarité. Quand l'occident désorienté est le destin d'un monde accidenté, les images de souhait ont surgi en venant d'orient qui nomme une autre aurore en indiquant la possibilité d'un autre levant. L'avenir est l'aurore du passé ; il est aussi la relève du présent dans la promesse tenue de l'instant d'après.
La 80ème lettre d'information des Nouvelles du Front est dédiée aux Palestiniens que tous nous sommes devenus.
Hou Hsiao-hsien, la quadrature du cercle
1) L'orchidée attrape l'abeille en lui faisant croire à la possibilité de l'amour et c'est cela qui fonde, avec l'effusion de sa mélancolie, le réel de son poème. Dans Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien, la « maison des fleurs » est la serre qui produit ce genre de séduction comme une senteur exotique mais ses exhalaisons sont toxiques. Il faut s'endetter pour les unes et pour les autres il faut payer, payer encore.
Dans la serre aux fleurs de Shanghai qui est un jardin d'hiver, le rêveur est ailleurs, à l'endroit où l'amour manque. L'amour est ailleurs comme la vie, la vraie qui ne cesse d'être obscurcie par ses copies dont la beauté est empoisonnée. L'amour est hors-champ. C'est pourquoi il faut en suivre la ligne qui est celle de la voie médiane, le vide qui soutient l'insufflation d'un monde sans amour depuis le dehors même où l'amour est le principe, celui du « souffle inouï du oui ».
2) Cinq souvenirs de la jeunesse de Hou Hsiao-hsien : Cute Girl, Green, Green Grass of Home, Les Garçons de Feng-kuei, Un temps pour vivre, un temps pour mourir et Poussières dans le vent
Si Hou Hsiao-hsien a connu plusieurs jeunesses, c'est pour mieux relancer les figures de l'enfance qui, toutes, se vivent et s'éprouvent sur le mode de l'ouverture native et de la rupture fondatrice, dans les battements du commencement et du recommencement. C'est cela, après tout, l'enfance : la relève accomplie après coup par l'adulte de l'enfant qu'il n'est plus mais dont le souvenir le fait tenir.
Le cinéaste taïwanais ne cède pas sur le désir de l'enfant qu'il a été en sachant puiser dans le fond de ressources qu'il aura entre-temps constitué de quoi cultiver la jeunesse dont se nourrissent ses films.
3) Deux suppléments taïwanais : Taipei Story d'Edward Yang et HHH d'Olivier Assayas
Taipei Story d'Edward Yang contient plusieurs histoires de solitude et l'une des plus belles concerne l'ami Hou Hsiao-hsien qui y tient le rôle principal. Douze ans plus tard, le documentaire d'Olivier Assayas consacré à Hou Hsiao-hsien est beau aussi quand il témoigne, avec l'absence de l'ami Edward Yang, d'une génération héroïque qui n'existe plus que dans le vert paradis des souvenirs.
4) Un sixième souvenir de la jeunesse de Hou Hsiao-hsien : The Assassin
C'est le destin de Nie Yin-niang et sa raison n'appartient qu'à elle, et elle seule. C'est là son cœur battant, un brûlant secret. Une implosion de sentiments comme la gerbe flamboyante de fleurs contenues dans un vase datant de la dynastie des Tang. En miroir, palpite aussi le cœur de Hou Hsiao-hsien qui s'est reconnu dans son héroïne en lui reconnaissant d'allégoriser le destin de Taïwan, le pays d'adoption et lieu insulaire en exception à la Chine continentale.
Le poète a grand cœur en relevant le défi du nom de sa magnifique interprète. C'est ainsi qu'il peut montrer ce qu'il en est de l'art du cinéma quand il est traversé, à ce point-là, par une telle énergie – un souffle de vie : (Shu) Qi.
Millennium Actress de Satoshi Kon, femme fractale
L'exil lunaire de la star japonaise a été une éclipse close sur une assomption stellaire. L'étoile aimée ne l'aura été qu'en chevaleresque respect pour la dame lointaine. L'étoile de cinéma demeurée fidèle à celle de son désir comme Setsuko Hara l'a été en regard du cinéma de Yasujirô Ozu. Si fidèle même qu'elle l'est à la racine latine du terme (desiderare) qui signifie la nostalgie d'une constellation disparue, son désastre (sidus).
Vincent Van Gogh a un jour écrit à son frère Théo à peu près ceci : « Nous prendrons la mort pour aller sur une autre étoile ». C'est bien cela qu'aura filmé Satoshi Kon, littéralement. Millennium Actress est un sublime mélodrame et si sa poétique est fractale, elle n'en est pas moins digne de l'amour courtois. Saluer une étoile est beau. C'est bouleversant quand le salut est venu d'une comète.
Qui marche sur la queue du tigre d'Akira Kurosawa : Un changement de perspective
Comment aller plus loin pour Akira Kurosawa que là où l'aura porté l'admirable récit du méconnu Qui marche sur la queue du tigre ? Comment mieux montrer ce que peut la fiction, qui pousse à ce que sa performance débouche sur l'inclusion radicale d'un réel impensable ? Avec leur déguisement de moines, des samouraïs ont compris le sens profond de leur dissimulation. La feinte les a déportés jusqu'à l'improbable accès d'une forteresse cachée.
Ces samouraïs ne le sont en fait déjà plus, étant déjà aussi des moines pour lesquels les règles propres à l'ordre seigneurial ont commencé à s'effriter. En marchant sur la queue du tigre sans le réveiller, ils ont sans le savoir trouvé la voie d'une nouvelle orientation. La plus pure des différences, frontière ou queue du tigre, ligne de démarcation et de fuite distanciant les critiques japonaises et américaines. La parallaxe qui exige la part du réel nécessaire à changer de perspective.
Raining in the Mountain de King Hu : Le vide après le néant
Confucius l'a dit : « Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue ; mais c'est son vide central qui permet l'utilisation du char. Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres, et c'est leur vide qui les rend habitable ».
Voilà à quoi sert le MacGuffin de Raining in the Mountain : c'est l'objet rare et précieux du parchemin pourtant anéanti par King Hu qui a composé l'architecture de son film tel un monastère sur roue qui en éclaire le vide central, au diapason du chan.
Quand Takeshi Kitano regarde le spectateur, il est incroyable à quel point son regard peut porter si loin en plongeant si profond. Deux films importants se closent sur son regard, fin de Furyo (1983) de Nagisa Ôshima et fin de Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku. Et, à chaque fois, son visage donne à l'image la valeur renversante d'un miroir à retardement.
Fin de Furyo : le sergent Hara qui a ri du Père Noël en sauvant la vie de ses prisonniers anglais parle désormais la langue de son ennemi et l'adresse fraternelle porte la sentence qui s'exercera sur le condamné à mort à qui l'exécuteur ne rendra jamais la pareille.
Final de Battle Royale : le professeur Kitano est au centre de la photo de classe et elle ressemble tellement à toutes celles qui ont scandé notre scolarité en révélant à quel point ces images innocentes sont peuplées des camarades tombés d'une jeunesse offensée.
Apichatpong Weerasethakul, à la fin comme au début
1) Cemetery of Splendour : Un sommeil royal
Théâtre des opérations militaire et terrain de jeu enfantin, creux et bosses, bulldozer et dinosaure, agitation industrielle et profondeur archéologique, information câblée et métaphores osées : la circulation moléculaire des signes échangés comme on se passe un ballon est ce qui autorise Apichatpong Weerasethakul à voir au-delà des seules formes molaires du pouvoir militaire.
Cemetery of Splendour est une lamentation poétique qui, comme le Lamento de l'excavatrice de Pasolini, berce le cœur de son auteur quand l'exil identifiera pour lui la Thaïlande à un « firmament mort ». Et le temps qui vient, passé loin du pays natal, à autant « de jours à jamais inaccomplis ».
2) Mysterious Objet at Noon : Il était une fois (le démon de midi)
« Il était une fois » : ainsi commence un premier film, ainsi s'ouvre une œuvre en exposant son désir. Un destin amorcé comme une obsession, une hantise posant d'emblée l'obligation d'un sésame pour voir dans la suite du monde.
Mysterious Object at Noon est le tracé documentaire d'un processus de mue créatrice d'une fiction hasardée au cours de rencontres représentant la condition aléatoire de la narration. Il propose surtout l'archive d'un grand jeu enfantin et collectif où les improvisations et les fabulations s'entortillent comme des serpents jusqu'à ne plus faire qu'un seul grand cercle mythique – Ouroboros.
C'est le démon de midi d'Apichatpong Weerasethakul qui désire l'heure la plus courte entre le documentaire et la fiction afin de sonder les profondes couches tropicales du peuple thaïlandais et cultiver les récits-rhizomes de ses réincarnations hypnotiques. Tous ses « Il était une fois », d'avant-hier à ceux qui restent encore à venir.
Trois constellations musicales forment autant d'anneaux autour de l'arbre de mai.
Il y a les mélanges de la tendresse de Bourvil, de la peur de Secret Chiefs 3 reprenant le thème de Halloween, de la nervosité post-punk de Pylon, de la mélancolie joyeuse de Grant Lee Buffalo et des blessures New Wave de Tears For Fears. Il y a ensuite les mélodies et ritournelles enchantant les films ludiques et brutaux de Takeshi Kitano. Il y a enfin les mélopées pop, techno et même bagad des films de Hou Hsiao-hsien.
Une fleur japonaise dans l'ikebana du Rayon Vert : Quand une femme monte l'escalier
Keiko est hôtesse dans un bar du quartier de Ginza à Tokyo et celle que l'on surnomme « Mama » supporte de moins en moins de monter l'escalier qui la mène à son lieu de travail. Cet escalier qui donne son titre au film en y associant le destin d'une femme, Mikio Naruse le filme trois fois et chaque reprise marque une différence indiquant la singularité quelconque qu’incarne Keiko. Singulière et quelconque parce qu’elle est parfaitement définie socialement, mais sans autre identité que l’exemple qu’elle expose pudiquement.
Comme toutes les héroïnes narusiennes, en particulier celles interprétées par Hideko Takamine, Keiko est une singularité quelconque et c’est pour cela qu’elle se tient face à l’irréparable, en étant et restant aimable. Telle qu’elle nous importe de toutes les façons – à sa manière.