L’écrivain nigérian a dit que les tigres ne perdent pas leur temps à proclamer leur tigritude, ils bondissent sur leur proie pour la dévorer. L’ange de l’Histoire lui emboîterait le pas quand il parle du saut du tigre dans le passé comme un bondissement révolutionnaire. Alors les temps rebondissent en rouvrant la possibilité de l’avenir qui sera notamment une vaste et diasporique polyphonie africaine. La 86ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux tigres en général et à deux tigresses en particulier, Valérie Osouf et Dyana Gaye.
- Schizo Spidey : la culture saturée est une toile d'araignée
Peter Parker, Spider-Man est sa blessure (la morsure de l'araignée radioactive) avant d'être son destin (le costume est l’exhibition parodique de l'intime secret de l'adolescent, celui d'une mutabilité qui est sa schizophrénie). L'industrie dont les toiles tissées par l'homme-araignée donnent une image de vérité est autrement schizo, entre le gigantisme du blockbuster et le quotidien du teenage-movie, entre hyper-mémoire (la kyrielle des remakes et des séquelles) et tabula rasa (le reboot est un reset). La stratégie narrative et lucrative du multivers relève pour Marvel de la solution provisoire comme de l'impasse ultime, celle d'une culture saturée dont la ruineuse obésité tue dans l'œuf le cinéma.
- Spider-Man : New Generation de Peter Ramsey et Bob Persichetti
Spider-Man : New Generation se présente comme un parfait Rubik’s Cube qui se distingue de la politique de l’amnésie hollywoodienne asphyxiée par l’industrie du reboot. L’ambition est enlevée, plus grande que l’opportunisme des cautions théoriques, poussant la propension schizoïde de l’homme-araignée à s’étoiler dans le labyrinthe quantique des univers parallèles – le multivers. La toile est ainsi retissée, regagnant en volume, en élasticité et en plasticité, avec l’expérience schizoïde d’un récit d’initiation classique croisé à une plus moderne solitude arachnéenne. Car, en effet, aucun autre film issu de l’univers de Spider-Man n’avait jusqu’alors aussi fortement exposé l’idée que l’homme-araignée pouvait être absolument tout le monde, autrement dit n’importe qui.
- L'Homme qui penche de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury : Si le grain demeure
Le poète ne devient pas un fantôme après sa mort ; spectral, il l'est toujours déjà, écrivant. Voilà l'une des discrètes beautés dispensées par L'Homme qui penche dédié à Thierry Metz. Une autre dévoile derrière le manœuvre le paysan qu'il aura toujours déjà été. Comme poète il est le gardien secret de la maison du langage et de l'être, il est aussi bien le témoin d'une condition prolétaire dont l'urgence matérielle a toujours conditionné l'impossibilité pratique de la parole poétique. S'il arrive au film de dévisser quand les moellons construisent le mur d'un mémorial consacré, le grains demeure, celui du vers qui est la demeure du poète, celui de la paix dont les pages s'écrivent avec les paysages et les plans protégeant les vivants contre les morts et les morts contre les vivants.
- Vitalina Varela de Pedro Costa : Une ténébreuse affaire
Vitalina Varela dresse le portrait d'un enténèbrement au carré. Le souterrain où descendre, c'est celui de son héroïne éponyme, celui de Pedro Costa aussi. L'artiste descendu dans sa cave comme un monarque se retire dans ses quartiers est devenu le captif amoureux de ses terres vaines. Le roi pêcheur d'une caverne à la fois velvet et underground y pratique un ténébreux office avec la conversion alchimique du plomb des vies prolétaires en or égal à celui des grands tableaux dans les musées et des installations dans les galeries de l'art contemporain. Si l'enténèbrement est une pause dans la vie de Vitalina Varela, c’est une pose pour Pedro Costa drapé dans les plis d’un maniérisme au détriment de la part documentaire. Les enluminures relèvent parfois de l’obscurcissement.
- Les reflux du flux : novembre 2021-janvier 2022
Les Reflux du flux imagine les aventures erratiques du regard cinéphile jeté dans la nébuleuse du streaming où le « tout est possible » est surtout (mais pas toujours) celui du pire.
Antebellum de Gérard Rush et Christopher Renz et Candyman de Nia DaCosta : La noirceur des piqûres de rappel / Squid Game de Hwang Dong-hyeok : Les créances de l’enfance / La Meilleure version de moi-même de Blanche Gardin : L’ironie à l’estomac
- Les frimas de janvier chantent la guillotine pour la Dame de fer et deux séraphins monteverdiens, aussi un Œdipe californien et psychédélique, une chasse aux loups russe et une salamandre suisse.
- 2021 ou rien
Nous disons révolution de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval
Purple Sea d'Amel Alzakout / Li(f/v)e d'Ismaël
First Cow de Kelly Reichardt
Karl Marx à Bruxelles de Juliette Achard et Ian Menoyot
Wicker Man (Robin Hardy) / Bayan Ko (Lino Brocka) / Le Ciel est à vous (Jean Grémillon)
Loin de vous j'ai grandi de Marie Dumora
Onoda d'Arthur Harari / De bas étage de Yassine Qnia
Dans le barillet de janvier, six rayons verts
Épiphanies 2021 : Aimer bien demeure notre seul héritage.
La sixième extinction de masse des espèces, l’espèce humaine en est responsable, elle-même n’y échappe pas en incluant le cinéma qui est après tout aussi une forme de vie non moins menacée de disparition. Apprécier dans un film s’il y a ou non du cinéma n’aura pas d’autre exigence désormais que celle-là : défendre un film consiste aussi à y puiser les défenses immunitaires que procure le cinéma, c’est y trouver les anticorps nécessaires au spectateur à l’heure critique de l’auto-immunité.
West Side Story de Steven Spielberg : Consensuel, colossal
West Side Story : l'entreprise interroge mais on ne s'étonne pas que Steven Spielberg en ait initié le remake, lui qui incarne la jonction entre la fin de l'âge classique hollywoodien et son devenir-disneyien. L'opération cinéphile est alourdie par les manières publicitaires de son artificier qui croit bon d'en rajouter, toujours plus, toujours trop, sur l'appariement ballot des nouvelles conventions sociétales. Si la version de 2021 arrive à gagner en lucidité sur un processus de gentrification relégué dans le hors-champ de la version de 1961, les ruines urbaines abritent les mêmes schémas spielbergiens, avec ses enfants refusant de grandir dans un monde post-apocalyptique qui est la vérité d'une culture saturée quand elle est devenue à elle-même son propre objet.
The Card Counter de Paul Schrader : La main, la donne
Pour Paul Schrader un seul scénario lui tient à cœur, celui du héros fautif dont l’affliction a pour remède le pardon qui pavera sa rédemption. L’obsessionnel est un avatar de Sisyphe dont le mythe a inspiré Albert Camus qui demandait de l’imaginer heureux. Avec The Card Counter Paul Schrader est sensible à ce qui se joue dans les mains et se tient au bout des doigts. La main a vieilli, oui, mais elle s’ouvre désormais à une nouvelle donne, un jeu inédit qui aère des récits souvent comprimés dans les apories du puritanisme et ses transgressions inavouées. La dextérité de l’expert en poker peut alors accueillir la grâce d’un doigté, le toucher qui a besoin d’une vitre, cette membrane fine qui conserve la distance en faisant image, pour rapprocher les mains et les retenir de faire du mal.
Twist à Bamako de Robert Guédiguian : Mali qui lui en a pris
Il y a un drame à renvoyer dos à dos socialisme d'hier et islamisme d'aujourd'hui au nom des vieux airs nourrissant la nostalgie, autre colonialisme mais celui-là est culturel, cela ne compterait pas. Robert Guédiguian est pour sa part confiant qu'avec Marx liquidé resterait cependant l'essentiel, l'Amérique des consommations de notre jeunesse, twist again. Le twist tue quand il tient du désaveu, celui d'un réalisateur obstiné à faire au cinéma la nique à ses propres idéaux. Robert Guédiguian rejoint ainsi Ken Loach et Nanni Moretti dans la triste série des réalisateurs dont les amertumes et déplorations font durer plus que de raison l'agonie de la social-démocratie.
Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson : Toute affaire cessante, l'amour à contre-courant
Paul Thomas Anderson est un cinéaste de la séduction pour autant qu’il peut en compliquer les manifestations. La séduction et ses complications sont sa grande obsession en l’autorisant à la subtilité consistant à subtiliser ses effets de séduction les mieux maîtrisés au profit d’expressions plus subtiles, vices inhérents et fils cachés des secrets. Dans Licorice Pizza, la débandade d’une société ayant confondu la poursuite du bonheur avec la jouissance individuelle a déjà commencé. L’amour est là pourtant qui promet moins l’enflure des organes qu’un soulèvement de l’être tout entier. La vie quotidienne est la série des affaires courantes ; à contre-courant, toute affaire cessante, l’amour fait courir, diagonales, syncopes et lignes brisées – des flèches toujours tirées par Cupidon.
The Power of the Dog de Jane Campion : Que la bête meure et l'homme aussi
The Power of the Dog de Jane Campion est l'histoire d'une révérence perverse, celle qu'il faudrait tirer à l'adresse du souverain qui sait intimement qu'il est le roi pêcheur d'un royaume de terres vaines – le tout dernier. La révérence s'en double cependant d'une autre faite à une conception du cinéma confinée, les simplismes de la thèse moulés dans une manière rigidifiée. Tanner le cuir des clichés, qu'ils soient d'aujourd'hui ou du siècle dernier, est une opération risquée quand elle promeut dans un hygiénisme qui est un cynisme l'élimination des retardataires d'un patriarcat en sursis.