Okraïna, Okraïna, c'est notre lamentation du moment. De l'autre côté de l'Europe, il y a un théâtre des opérations où s'affrontent nationalistes et séparatistes, les uns qui roulent pour l'Otan, les autres qui jouent à la Russie, superpuissances rivales et mimétiques, est-ouest twist again. Qui dit qu'il y a lieu de choisir entre deux logiques du pire ? Le minimum syndical c’est toujours penser dialectique.
Les vents d'est sont les flatulences de l’occident admettant difficilement que le monde se lève à l’orient. Les bégaiements de la fin de l'Histoire réchauffent les cendres de la guerre froide, cela brûle les yeux des ignorants. Les cendres recouvrent le corps des peuples otages des États qui ont cru liquider d'antiques antagonismes avant que la forclusion ne tourne en backlash. L'impérialisme est une vieille scie dont les feed-back continuent à couper les branches dans la forêt des peuples. Le capitalisme en son stade ultime dure et dure en martelant ses vieilles manières de faire la guerre au vivant. L'axe du monde est en cours de déplacement historique, des États-Unis vers l'alliance Chine-Russie, et les plaques tectoniques frottent comme jamais. On s'apaise un peu en pensant à Dovjenko.
La 87ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée à qui n'a pas d'empire en ayant les ferveurs égales, qui pense à l’Ukraine en pensant aussi à la Palestine.
Nous d'Alice Diop : Le roman national et son reste
Il y a des gens qui se ressemblent et ne se ressemblent pas parce qu'il y a des mondes sociaux différents et s’ils se rassemblent, c’est seulement dans le montage rhapsodique d’un film construit comme un transport en commun. Une multiplicité de gens saisis dans la variété des mondes qu'ils habitent. Un peuple qui dirait nous. Oui, mais quel peuple ? Oui, mais quel nous ? Les gens qui sont des semblables sont-ils pour autant des égaux ? Nous est un pronom formellement rassembleur et réellement diviseur. Nous rassure en majeur, inquiète en mineur. Nous est le titre du film d'Alice Diop, son plus rassembleur qui est son plus divisé aussi. Le roman national est une fiction consensuelle, un leurre imaginaire dont le reste est encore ce qu’il nous reste à faire.
Arthur Rambo de Laurent Cantet : Boîte de Pandore, boîte à Camembert
Le vinaigre est tiré et il faut le boire jusqu'à la lie. La critique de la twittosphère proposée par Arthur Rambo tourne à l'aigre quand les réseaux sociaux montrent qu’ils seraient en fait un vrai révélateur social. L’inconscient de la société est sa poubelle et Karim D / Mehdi Meklat d'avoir au moins servi d'ouvre-boîte de Pandore. La lie vire à l'hallali quand le jeune frère du héros lui dit que ses tweets dégueu ont parlé pour lui et pour tous les copains de la cité. Le nouvel antisémitisme c'est eux, le séparatisme c'est eux. La pauvre Anne Alvaro n’est là que pour le résumer ainsi : c'est la loi, c'est la vie. Comme on regrette le temps béni-oui-oui où les arabes rasaient les murs, héros pudiques d'une exploitation silencieuse (vous aurez reconnu dans la mère du héros le sosie de la Fatima de Faucon).
Nightmare Alley de Guillermo del Toro : Hénoch autoportrait
L'avorton cyclopéen a l'œil de Caïn mais, en devenant à la fin celui d'Abel, il ne voit désormais plus rien. Hénoch est le cœur blessé de Nightmare Alley, peut-être le grand film malade de Guillermo del Toro, parce qu'il a su reconnaître en lui comme un jumeau monstrueux, un frère placentaire.
Matrix 4 : Resurrections de Lana Wachowski : Binaire
Hier le syncrétisme pop de la trilogie Matrix offrait à l'industrie du blockbuster d'anticiper l'avenir du tout numérique en lui adjoignant le supplément d'âme chéri par les herméneutes, qu'ils soient platoniciens ou gnostiques. Aujourd'hui, la pilule qu'elle soit rouge ou bleue ne passe plus du tout. Le terrier du lapin blanc s'est engorgé depuis des ruines monumentales d'une franchise trop complaisante avec elle-même pour sortir le nez de son nombril. Au point que le schématisme binaire de cet univers n'effraie jamais Lana Wachowski qui se prénommait encore hier Andy. L'obscénité d'une industrie des obsolescences programmées est une caverne, la matrice régressive malgré ses atours high-tech, hors de laquelle des adulescents ayant si mal vieilli ne veulent surtout pas sortir.
Introduction de Hong Sang-soo : No Milk Today
Les contes de cinéma en appellent d'autres quelquefois, ceux que l'on rêve quand l'hôte, qui a ces dernières années multiplié ses invitations, s'absente trop souvent aussi d'une hôtellerie qui laisse à désirer sur le respect des lois de l'hospitalité. Alors, forcément, on s'endort en attendant le lait chaud qu'il nous a promis. On voudrait rêver, on rêvasse seulement quand les amorces peinent à introduire à l'idée d'un cinéma renouvelé. La mélasse des images aura fini par faire notre ankylose. Au réveil, l'hiver prolongé s’achève tristement : à la place du lait promis, de la neige fondue, partout la gadoue.
Le Ciel est à vous de Jean Grémillon : Seul l'amour des anges leur donne des ailes
Une femme disparaît. C'est une hantise pour Jean Grémillon qui voit à travers la disparition des femmes qu'elles sont les gardiennes du hors-champ quand le hors-champ engage, avec le risque du désamour, celui de la mort sanctionnant des passions échappant à tout contrôle. Face au hors-champ pareil à un « pot au noir », Le Ciel est à vous est un grand film au sens où il est celui d'une conjuration. Quand les femmes portées disparues reviennent enfin, elles incarnent à l'instar de Thérèse Gauthier le désir d'un côtoiement des limites quand il n'est pas, décisivement, celui de leur franchissement. L'héroïsme se conjugue au féminin dans un consentement masculin à la déprise, qui est un désœuvrement angélique devant les femmes qui donnent des ailes à leur existence.
Dainah la métisse de Jean Grémillon : Daïnah grise, grisant Grémillon
Quand le colonial est une sorcellerie qui rend fou, y répond une alchimie créolisant les séparations et les réifications. Dans la séquence de magie de Daïnah la métisse, il y a de la grisaille et de la griserie. Le spectateur dérive alors et s'enivre en hallucinant des réalités qui ne pouvaient être frontalement représentées. Ou bien alors diagonalement, depuis le gris des images : des amours interdits tel l'amour interracial, dix ans avant Vaudou de Jacques Tourneur. Jean Grémillon est un cinéaste grisant. Le contemporain de Georges Bataille parlant alors de la « nuit nègre » l'est encore de Louis-Ferdinand Céline quand il disait de pareils voyages qu'ils sont comme « des maladies ».
Little Palestine d'Abdallah Al-Khatib et Pour Waad de Manuela Morgaine : L'archive, le secret, la Syrie
La Syrie a mal, on a pour elle le mal d'archive. C'est ainsi que l'on promet de garder son secret, aussi inavouable que la pulsion de mort qui s'acharne à le détruire. On se promet aussi que la Syrie, qui a eu un grand passé en ayant un si désolant présent, a malgré tout encore de l'avenir. Faire des images de la Syrie à l'époque du mal radical consiste à en constituer l'archive sous la condition d'une triple ouverture : promesse, indétermination et secret. La promesse de tenir un secret est ce qui engage, dans la persévérance de sa tenue, l'avenir sous tension de la Syrie. C'est une exigence inconditionnelle, une sommation face à la pulsion de mort. Et si l'avenir est indéterminé, la promesse de conserver le secret n'en reste pas moins déterminée. C'est la détermination partagée de Little Palestine, journal d’un siège d'Abdallah Al-Khatib et Pour Waad de Manuela Morgaine.
En hiver, la musique a les quintes de toux pour passer février, Satie version New Wave, Godard en grand frère helvète de Lou Reed, cité perdue dans la jungle, temps de la révolution jazz et folk de jeu vidéo.
Une triade du Rayon Vert, la revue de cinéma pour passer les froidures de février :
Les Amants sacrifiés de Kyoshi Kurosawa : Le virus du soupçon
Les Amants sacrifiés raconte l'histoire d'une illusion amoureuse ayant pour fond les terrifiants secrets militaires du Japon prêt pour la Seconde Guerre mondiale. Une histoire de contamination, de virus et de trahison, donc. Une histoire transversale de la peste, aussi, quand elle relie la guerre bactériologique au soupçon nourri envers l'aimé qui a commencé à ne plus ressembler à celui qu'il a été. Une histoire de cinéma, encore, qui raconte comment la reconstitution historique tient du combo entre épouvante et fantastique en ayant pour foyer l'humanité destructible. Une histoire culturelle, enfin, celle du virus se prolongeant en une infection idéologique quand l'individualisme a pour virulence germinative des amours cyniques, des passions toxiques et des désirs apocalyptiques.
Enquête sur un scandale d'État de Thierry de Peretti : L'indic à distance
Enquête sur un scandale d'État de Thierry de Peretti est le meilleur film français depuis des lustres, plus fort que le genre du film-dossier auquel on l’apparente. Un grand film sur l'État de droit comme rapport social qui, à la fois, se voit (dans des gestus et des habitus, des manières d'être et des mises en scène) et ne se voit pas (le hors-champ est un rapport de pouvoir qui trace les limites de notre morale civique en bornant notre volonté de savoir). Un grand film parlant, aussi, quand la parole de vérité a pour risque le mensonge et pour noyau le secret, en permettant de distinguer la duplicité des uns (c'est leur machiavélisme, celui d'intérêts savamment cachés) de l'opacité des autres (c'est leur énigme existentielle, celui d'un désir inaccessible). Un grand film sur le semblant, enfin. Autrement dit, un grand film de cinéma sur le cinéma et ses acteurs, qui est au fond un dossier comme un autre.
Un monde de Laura Wandel : Jusqu'à la garde (des enfants)
On ne va pas faire un monde d'Un monde. Pourtant Laura Wandel défend à l'occasion de son premier long une vision du monde dont les simplifications ont déjà le titre qu'elles méritent. Le naturalisme s'y expose comme un pur artefact (la focalisation monomaniaque du regard), une construction mentale (l'école comme théâtre exclusif), une vue de l'esprit qui mouline du particulier pour la purée concentrée des généralités (la violence circule, virale et réversible, les enfants n'y échappent pas, c'est la cloche d’un monde en soi). Le harcèlement scolaire a pour origine des archaïsmes bibliques quand les enfants s'appellent Abel et Ismaël et leur suspension finale rappelle que les étreintes fraternelles ont pour vérité spirituelle moins l'éthique de Spinoza que l'Évangile.