Newsletter 98

Il existe une variante méconnue de la fable du Joueur de flûte de Hamelin, la connaissez-vous ?

 

 

Dans celle-ci, il y a toujours un village infesté de rats, toujours un jeune magicien qui l'en soulage en soufflant dans sa baguette, toujours les dignitaires qui le trahissent en ne lui versant pas les écus promis. Pour se venger de leur forfaiture, le dératiseur décide d'emmener les enfants du village avec lui comme il l'avait fait avec les rats. Mais, alors, la différence direz-vous ? La variante de la fable raconte en effet comment les enfants sont un jour revenus en faisant de la cité fautive un village des damnés. La damnation des enfants, c'est leur conversion en monnaie d'échange d'un commerce raté. Et l'aîné des enfants damnés aura toujours été le joueur de flûte lui-même, le premier de cordée.

 

 

La 98ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, zéro social) est dédiée à tous les enfants aimés, Pearl et John Harper, Debbie Edwards et John Kenyon, Mark Calder et John Mohune. Les enfants aimés sont ceux qui nous obligent à l'enfance qui est, contre toute immaturité, un appel à prendre nos responsabilités, dans la promesse que le monde est plus grand que papa-maman.

Ashkal de Youssef Chebbi : Film de feu, poème de cendres

 

 

 

Ashkal est un film de feu, Ashkal est un poème de cendre. Il n'y a cendre que parce qu'il y a eu le feu et il n'y a feu que parce l'appelle la cendre. Le feu est promesse et la cendre est ce qu'il en reste. Tunis brûle-t-il ou bien est-elle une « terre de cendres et de larmes » ? Dans le film de Youssef Chebbi, le genre serait le feu et la cendre aurait son lieu. Le lieu qui est l'abri du feu, son foyer, est aussi le lieu consumé par lui. S'il y a ce qu'indique le titre, Ashkal signifiant forme de l'arabe au français, la forme tire du genre policier les flammes d'une alchimie secrète et fantastique faisant des ruines d'un lieu (les Jardins de Carthage) les fragments d'un dédale cinéraire – un cinérarium.

 

 

 

Fièvre méditerranéenne de Maha Haj : Palestine, le don de la mort par procuration

 

 

 

Fièvre méditerranéenne est une comédie à pas feutrés dont le carburant est la dépression. Avec l'arrivée d'un nouveau voisin, le désir revient mais si le désir tient de l'autre, la fiction qui s'en déduit a pour court-circuit la transmission d'une pulsion suicidaire. En se suicidant, le voisin se donne la mort à la place d'un autre. Le suicide par procuration, pour les Palestiniens d'Israël plus que jamais. Existe-t-il alors une autre place à donner à l'autre que seulement celle d'une procuration suicidaire ?

 

 

 

L'exception et faire sécession :Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan et La Montagne de Thomas Salvador

 

 

 

D'abord il y a eu l'exception qui confirme la règle. Ensuite il y a eu l'état d'exception qui est devenu la règle. Maintenant il y a la règle (non pas celle selon laquelle, tous, nous serions des singularités, et autant des exceptions, mais la règle des exceptions exclusives, les meilleurs d'entre nous méritant la reconnaissance sans ressentiment des moins bons que nous serions) et l'exception (qui consiste à faire sécession de cette règle qui reconduit aux vieilles hiérarchies). Aux États-Unis comme en France qui ne s'ennuie jamais de s'en inspirer, le cinéma contemporain voudrait sérieusement divertir de ces choses-là. Ses auteurs qui en théorisent les enjeux (M. Night Shyamalan) ou bien en hybrident les genres (Thomas Salvador) signent leurs films en se signalant comme les exceptions dont nous, qui n'en sommes pas, aurions tant besoin. La fin du monde exige tantôt de ses meilleurs de consentir aux archaïsmes du sacrifice (Knock at the Cabin), tantôt d'assumer en solitaire et sur les hauteurs la lueur dont ils sont exceptionnellement les porteurs et propagateurs (La Montagne).

 

 

 

Earwig de Lucile Hadzihalilovic : Cristal bâché

 

 

 

D'abord la lancinance et se poser, devant Earwig de Lucile Hadzihalilovic, la question de sa pertinence. Ondes Martenot et vibrations de Cristal Baschet conjuguent en effet leurs voix de sirènes pour attraper le secret qui se terre en profondeur dans le creux de l'oreille. Le secret qui s'y love n’est pourtant, après bien des emberlificotions, qu’un polichinelle caché dans un vieux placard.

 

 

 

La parole aux hiéroglyphes : Duvidha – Le Dilemme (1973) et Nazar – Le Regard (1991) de Mani Kaul

 

 

 

DuvidhaLe Dilemme et NazarLe Regard : la parole est aux hiéroglyphes qui parlent la langue muette des choses secrètes. Si la langue du désir a ses cryptogrammes, c’est qu’elle est une crypte, un mausolée abandonné et son souffle de résonner entre ses ruines à tout jamais. L'entendre n'est possible qu'en lisant ce qui s'écrit et qui ne se dit pas, qui est un secret envolé dans une tempête de sable, étouffé au fond d’un puits ou bien chiffonné dans les draps d'un lit défait.

 

 

 

Damien Chazelle, les fessées du prodige : Whiplash, First Man et La La Land

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un type particulier. Le prodige est prodigue, c'est-à-dire que sa prodigalité est poussée très loin, la dépense somptuaire jusqu'à la consumption, la profusion jusqu'à sa dissipation. La prodigalité du prodige a donc tout des éruptions de l'adolescent acnéique. Il a besoin à tout prix de faire savoir qu'il sait tout faire. Un monstre dans la démonstration, l'épate obscène et la virtuosité en petite pornographie de soi. Compulsif dans le priapisme, le prodige en met plein les yeux en en mettant partout. Il déblaie en déballant et sa prodigalité a la viscosité exaspérante. Car le démonstratif se mord la queue, il ne peut rien faire de mieux et c'est pourquoi ses jouissances sont aussi bruyantes que malheureuses. Le prodige fait des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes », avec le swing frénétique qui lui permet de louer le spectacle en assurant que ses meilleures réussites sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur.

 

 

 

Noir et Blanc de Claire Devers : Malaxe

 

 

 

Noir et Blanc est un exercice de massage fascinant. La chair des corps que la peau est censée opposer est ce que malaxe le premier film de Claire Devers pour atteindre à l'os de leur énigme. Le désir est l'indice intempestif qu'il y a du trouble dans la race. Le rapport du positif et du négatif y a la nébulosité du secret. Contre toute évidence, une alliance échappe aux grilles d'identification autant qu'aux explications psychologiques. Immunisée contre le ressentiment et la mauvaise conscience, l'alliance contre l’évidence est une machine opaque de désir et de sens. Une usine dont l'engrenage a pour fin l'indiscernabilité du cri abolissant la différence entre la souffrance et le plaisir.

 

 

 

Laura d'Otto Preminger : Laura l'unique, l'aura duplice

 

 

 

Laura d'Otto Preminger est le film qui impose au cinéma hollywoodien d'alors, non seulement la manière subtile de l'un de ses meilleurs artisans, mais aussi un paradigme du film noir, l'exemple qui les vaut tous : si la place du spectateur recoupe la position masculine de la volonté de savoir sur le récit, l'art du film est féminin, du côté du pas-tout et du secret, ambivalences et duplicité.

 

 

 

La Romancière, le film et le heureux hasard de Hong Sang-soo : Deux manières de faire des manières

 

 

 

Cela fait longtemps, on ne sait plus, la frontière s'est estompée dans un nuage de lait : les films de Hong Sang-soo, on les regarde poliment. On y acquiesce mais l'acquiescement est une politesse pareille à celle que s'échangent en signes de reconnaissance et d'hypocrisie ces gens de bien qui ont oublié qu'ils se connaissaient ou bien qui se retrouvent inopinément après s'être perdus de vue. La politesse est chose compliquée, c'est l'ambivalence du social à laquelle on sacrifie pour tenir aux usages parant à la cruauté des vérités qui ne peuvent être énoncées. Parer en polissant les angles (polio), se préparer à la propreté des apparences (polito), voilà toute l'écume étymologique que contient la politesse et le cinéma de Hong Sang-soo en est tout imprégné. Le sourire est un règne que gêne le rire qui en trahit le despotisme. L'alcool n'aurait pas d'autre vertu, alors, que d'être l'éther rendant transparent la gêne à persévérer dans le jeu de la civilité comme indifférence généralisée.

 

 

 

Lifeboat d'Alfred Hitchcock : Notre nazi

 

 

 

Étonnant, méconnu, Lifeboat embarque et méduse. Grand film naturaliste ignoré, le film d'Alfred Hitchcock excède le récit de propagande de John Steinbeck en faisant monter au cœur du sauvetage une marée noire rappelant aux démocrates qu'ils ont les mains sales. Gangrène et amputation gagnent alors en mobilité pour affecter un précipité d'humanité qui ne se soigne pas du mal sans faire et se faire du mal. Le précis de cruauté a besoin d'une corde et d'un couteau pour nouer ensemble les moignons d'inhumanité d'une humanité à la dérive.

 

 

 

Dix films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : Notes lacunaires, îlots et éboulis

 

 

 

Straub ! Le nom est un point d'exclamation. Il dit la clameur de l'être pour l'une des plus belles clairières du cinéma. Le nom sonne comme une frappe exclamative, moins un coup de poing qu'une main tendue, deux, trois, quatre avec celles de Danièle Huillet. Hisser le cinéma avec une rigueur nouvelle s'accomplit avec une infinie générosité, à l'endroit où il ne redescendra plus jamais, en dépit des forfaits commis en son nom. Le cinéma est alors l'invention d'une forme radicale qui fait deux choses à la fois – voir ce qui résiste au regard en prêtant l'oreille à ce qui n'aura pas été entendu.

 

 

 

The Fabelmans de Steven Spielberg : Le trou noir d'Œdipe

 

 

 

De quoi The Fabelmans est-il le film ? La grande fable du génie précoce du cinéma adoubé par le maître John Ford est une fable amoindrie sur les pouvoirs du cinéma. Le plus grand chapiteau du monde coincé dans la lorgnette du nombril d'Œdipe, moins l'ombilic du cinéma que ses limbes. L'enfance captivée reste un business profitable. Lisez la presse, c'est édifiant : les petits nenfants de Peter Pan le saluent bien bas aujourd'hui d'avoir su tirer du cinéma un moyen spectaculaire de faire papan cucul. La dithyrambe est une gerbe ainsi offerte au premier des premiers de cordée.

 

 

 

A Corner in Wheat de David W. Griffith : Griffith, le génie sous tous rapports

 

 

 

Le cinéma des prémisses, c'est celui des premières récoltes, les vents et les tempêtes, les récoltes et les colères. Le montage parallèle, David W. Griffith en inaugure les règles pour montrer qu'il y a deux ordres de réalité, celle qui se tient dans les plans et l'autre qui se joue entre eux décisivement. Les mondes parallèles se touchent dans l'espace projectif du cinéma, dans la profondeur de champ où les raccords lient l’écriture fissurée des antagonismes. L'homme qui a filmé le corps des paysans ainsi, en sachant qu'ailleurs on dilapide le fruit de leur labeur, a droit à la reconnaissance émue d'un spectateur diminué mais pas vaincu par les laudateurs des fanfaronnades de ses pires héritiers.

 

 

 

Et puis un club des cinq morceaux choisis pour passer les morsures de février.