Un pays qui se tient sage vaut autant comme film expérimental sur l’exercice critique. Un film qui fonctionne, en effet, autant comme une expérience critique violente, un challenge spectatoriel éprouvant, pour celui (l’auteur de ces lignes, en l’occurrence) dont tout l’être réprouve les violences policières, mais où ce qui est reçu par l’image ne saurait se réduire par lui à ce qui en est perçu. Un documentaire comme une épreuve où il s’agirait de se faire violence par et dans l’acte critique, rappelant que la position de critique devrait toujours être inconfortable. Un documentaire obligeant à une pratique de l’exercice critique sous forme de sommation : être démocrate envers soi-même, c’est sans doute être antipode, d’abord penser contre soi.
En mai 2020, aux États-Unis d’Amérique, une affaire de violence policière défraie la chronique. A Minneapolis (Minnesota), un homme noir, Georges Floyd, après son interpellation par les forces de l’ordre, meurt. Une violence policière qui emportera la condamnation « historique » pour meurtre de l’un des agents, Derek Chauvin, un an plus tard, le 20 avril 2021.
En 2020, tout autant, en France, un documentaire, celui de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, entendait dresser un état des lieux du problème des violences policières, ne ne les envisageant pas simplement comme un effet conjoncturel mais structurel. la Par quelque tour que l’on prenne le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, on est empêché par deux mouvements contraires, soit répondre de ses faiblesses, prendre sa défense, soit attaquer ce qui devait en faire la force, le mettre en accusation. S’en prendre à un homme à terre comme un flic tabasserait un(e) pauvre manifestant(e) ? Plutôt, soumettre au jugement les pièces du procès, puisqu’il s’agit bien de juger dans le documentaire, en vue du verdict. Mais, in dubio pro reo : dans ce cas de figure, le doute doit profiter à l’accusé. S’il faut intervenir dans les débats, ce sera d’abord en qualité de défenseur, pour tâcher de voir jusqu’où pourrait être poussé le plaidoyer. Mais c’est précisément cette volonté scrupuleuse d’apologie qui ne tardera pas à amener au jour des traits dont on ne pourra nier le caractère de témoignages à charge.
Les tentatives de David Dufresne de montrer dans son documentaire Un pays qui se tient sage, images à l’appui, les violences policières en les exposant à différents intervenants, manière de penser ce qui fait/ferait (encore) démocratie (au sens libéral du terme), seraient toujours reprises par ce à quoi elles tenteraient d’échapper, à l’instant où elles voudraient y échapper, le film procédant également par exclusion, exerçant souverainement sa loi comme sa contrainte sur son sujet, le violentant. Il faut alors tirer toutes les conséquences d’un discours filmique qui est à lui-même sa propre objection.
Les assassins de la république
D’emblée, le projet de David Dufresne est atypique comme une peau est atopique, une peau qui se tournerait contre elle : soit ne produisant plus, soit déclenchant en surnombre ce qui était censée la protéger, autant de défenses immunitaires devenues folles comme un gardien de la paix s’en prendrait aux enfants de la République.
Depuis son Hashtag Allô Place Bauvau, cocktail molotov implosant les genres, lancé afin de répertorier par l’image et possiblement nombre de violences policières, la constitution de cette mémoire filmique a tout d’abord servi à alimenter la fiction du roman de David Dufresne, Dernière sommation (Grasset), clic, clic, premier crossover, première décharge.
Cette matière filmique dont il a disposé était le témoignage (pour l’essentiel des images) laissé par ses followers, soit comme victimes, soit comme spectateurs, desdites violences. Travail de veille/de vigie qui défie les lois de la taxinomie, donc, pour aller de la matière filmique au roman, puis des images collectionnées à la réalisation d’un documentaire à partir des images des autres. Sage, l’image ? Si une image, c’est 24 vérités par seconde, selon la formule de Godard, cet atopisme élève-t-il ce chiffre au carré dans le film de David Dufresne? De ce point de vue, car il en faut bien un, nécessité faite par le genre, le documentaire de David Dufresne, le premier de son état, a la volonté algébrique d’une exponentielle, qui se propose rien moins que de présenter en accéléré des images de manifestations, notamment, mais pas uniquement, celle des Gilets jaunes, alternées de scènes d’entretiens (avocats, ethnographe, écrivain, historiens, journalistes, professeure de droit public, sociologues mais aussi paroles populaires versus celle d’un représentant de syndicat policier, le secrétaire général de Synergie Officiers, d’un secrétaire national CGT intérieur et un secrétaire national Alliance Police comme un général de gendarmerie, chacun jamais nommé dans le documentaire afin de défaire, selon le réalisateur, les hiérarchies, seulement mentionné au générique de fin), film aussi court qu’on est pris de vertiges, 1h29, mêlant donc le problématique (le temps de l’analyse) à l’épique (les scènes de violence qu’on n’osera pas nommer d’actions), le temps long de la réflexion au temps court de la monstration, crossover encore entre tout ce que le documentaire de David Dufresne montre et ne montre pas, précisément sur les effets de la monstration des images essentiellement.
Reprenons, à cet égard, le film, non pas par ses qualités comme ses défauts, mais par les critiques dont il a fait l’objet comme les manques qui seraient les siens.
Commis d’office
Évidemment, un tel projet ne pouvait pas simplement s’attirer toutes les sympathies et, au fond, le devrait-il ? Considérant que non, égrenons : le film parle-t-il des Gilets jaunes ou de la violence, policière de surcroît ? Auquel cas, s’il s’agissait du traitement des Gilets Jaunes, d’aucuns considèrent que le pari serait manqué, lui reprochant le manque de contextualisation desdites manifestations comme de s’être focalisé uniquement sur ces dernières, sans considération pour d’autres types de mouvements sociaux. Mais, pourrait-il être répondu, cette absence est sans doute le fuit d’un choix : David Dufresne débute sans doute son documentaire comme celui qui prend le train en marche, s’efforçant de saisir sur le vif un matériau qui, a priori, résiste (sous-entendu, on y reviendra, le « réel »).
Il pourrait être rétorqué, toutefois, que ce documentaire est d’un type particulier puisqu’il n’est pas le produit filmique d’un tournage, qui serait celui de David Dufresne, mais plutôt essentiellement le produit d’un montage effectué à partir d’un stock d’images dont David Dufresne disposait au préalable. Non pas, donc, un travail à la source. De la sorte, son documentaire ne pourrait pas se présenter comme étant le point de vue de son réalisateur mais comme étant le point de vue de points de vue, c’est-à-dire une fiction invalidant l’espace documentaire dans lequel le film chercherait pourtant à s’inscrire. Ce à quoi il pourrait être répondu que ce point de vue de points de vue ne modifie pas le genre ni n’en dilate les frontières : il le conforte, le travail de David Dufresne n’est pas, il est vrai, tant un travail à la source qu’un travail sourcé. Même le documentaire le plus réaliste, dans sa volonté de naturaliser ce qu’il filme, serait reconduit au même type de critique, filmer le regard d’un « autre », depuis un autre, qu’il s’agisse d’un individu, une situation, un décor. Adresser cette critique au documentaire, ce serait croire à l’existence d’une caméra omnisciente en mesure de saisir une tranche de réalité.
Un documentaire ne retient jamais que ce qu’il saisit depuis un regard. Ce regard ne peut jamais simplement être neutre, impartial, objectif, purement descriptif. Une image, quelle qu’elle soit, comme un discours ou le moindre énoncé, c’est la leçon du linguistic turn comme du pragmatisme, Austin et Searle en tête, comporterait toujours une dimension performative : dans tout dire, il y aurait toujours un faire. Précisément, tout jugement de fait (toute image en ce qui concerne le documentaire) comporterait nécessairement et indissociablement un jugement de valeur. Il faudrait donc réfuter radicalement la possibilité d’un discours filmique purement « constatif » (ou descriptif), qui pourrait se distinguer franchement d’un discours « performatif ». La dimension performative de la signification est présente, selon Austin, dans tout discours en acte, quel qu’il soit, y compris celui d’apparence purement assertive, de la science : cette omniprésence du performatif, qu’Austin introduit par le concept de « force illocutoire » de tout acte d’énonciation, quel qu’il soit, apparaît alors comme un obstacle dirimant à la « pureté » de tout discours à prétention réaliste car la validation de cette prétention s’opérerait, dans cette perspective, bien plus sur le mode de l’autorité que sur celui de la vérité. L’espace documentaire n’oscillerait donc pas entre descriptivisme et constructivisme. Il serait tout à la fois descriptivisme et constructivisme par l’image même. Quand le documentaire montre la violence, il instruit, dans tous les sens du terme, pédagogique et juridique, décrit et prescrit, dans le même mouvement. En conséquence de quoi il serait impossible de distinguer dans le documentaire ce qui relève du « donné » et du « construit », ce que ne reconnaîtra pourtant pas David Dufresne lui-même, il faudra y revenir.
Le film, toujours à propos de son traitement des Gilets jaunes, aurait également un problème d’échelle temporelle, documentaire qui, à force de course, n’en aurait pas. Problème de temps, donc, avec des images sur un mouvement très cerné et cernable dans le temps pourtant, mais mouvement des Gilets jaunes qui, faute d’être contextualisé dans le film, produirait un aplatissement de la temporalité conduisant le documentaire dans une sorte de ventre mou temporel, sans aucune épaisseur ni consistance, puisque le spectateur ne saurait jamais, au fond, de quelle époque il est question.
Présumé innocent
Toutefois, s’il n’est pas tant question des Gilets jaunes que de questionner le monopole de la violence légitime exercé par l’État (par quoi débute le documentaire), le pari serait également, non pas tant audacieux que manqué. Précisément, quand la critique reconnaît le travail colossal de David Dufresne, qui s’est efforcé de croiser les sources, les angles de vue par rapport aux images transmises, que le film pourrait, ce faisant, être labellisé d’utilité publique du fait de son existence, il serait dans le même temps difficile de lui trouver un angle d’attaque, en 1h29, la densité du propos le desservant. Résumons : après lui avoir reproché d’avoir un point de vue (sur les violences policières), à les surmultiplier serait reproché à David Dufresne d’en avoir trop. En somme, à vouloir être objectif, de ne plus en avoir (de point de vue), faute de s’être attardé suffisamment sur l’une quelconque des thématiques qu’il abordait, ou plutôt de vouloir les aborder toutes, que ce soit celle des Gilets jaunes ou de l’exercice du monopole de la violence légitime de l’État par son bras armé, la police nationale, quels que soient les services employés. A démultiplier les points de vue, David Dufresne en manquerait singulièrement.
Critique dans la critique, le film, parce qu’il multiplierait les angles d’attaque, serait également par trop lapidaire dans son traitement, ce faisant ne ferait que survoler ses enjeux. Après avoir critiqué le point de vue de type lilliputien à vocation ethnographique, dont la focale serait trop courte, le film serait trop icarien. A vol d’oiseau, le film survolerait comme il surveillerait trop hâtivement ses territoires. Et, critique dans la critique de la critique, ce sentiment serait renforcé par la durée (jugée bien trop courte) du documentaire (1h29) rapportée à ses thématiques.
De ce défaut d’endurance, il pourrait être répondu que c’est précisément ce qui pourrait/aurait pu en faire la force. Le documentaire de David Dufresne ne chercherait pas tant à fournir de réponse qu’à montrer. Même si une part conséquente du documentaire délivre un espace à une parole publique comme populaire afin de fournir des explications, David Dufresne semblerait multiplier suffisamment les points de vue pour installer le sentiment que, de réponses, il n’en serait pas nécessairement question. Dans son documentaire, donc, David Dufresne couperait court, on n’osera pas dire coupe le sifflet de ses interlocuteurs, mêlant les argumentations, les photos comme les vidéos.
Si ce point est concédé, on entend d’autres critiques monter, reprochant au film l’établissement d’une loi sociologique à partir d’une expérience singulière, au sens où le documentaire viserait à l’universalité de son propos, qui occasionnerait un déséquilibre dans le traitement, puisqu’il débuterait par les Gilets jaunes, tout en intégrant des éléments relatifs aux décès de Malik Oussekine, Zyed et Bouna, Zined Redouane, suite à des violences policières, mais également en revenant sur une fête de la musique à Nantes qui aurait dégénéré, comme à Toulouse ou Rennes, déplacement dans l’espace produisant l’effet d’une image circulant en réseau, du centre vers la périphérie, de la périphérie vers le centre, démontrant, quelle que soit la ville ou l’événement, que le maintien de l’ordre s’apparenterait à une pure répression : autant d’éléments d’analyses contextuels qui réduiraient le champ de son investigation au seul territoire franco-français. Problème de temps, le documentaire aurait donc, aussi, un problème d’espace.
Accusé, levez-vous !
On pourrait sans doute arguer que ce jeu sur la durée du documentaire touche sa cible, par la composition, le film parvenant à produire un déplacement dans le temps comme dans l’espace pour aboutir au tableau le plus fort, sans doute, celui des lycéens agenouillés mais mains liées dans le dos dans un lycée de banlieue parisienne, à Mantes-la-Jolie, en donnant le sentiment d’avoir été télétransporté au Chili ou vers n’importe quel régime autoritaire (effet d’espace resserré) comme de se téléporter dans le temps, en 1h29 : proprement, plutôt que de consacrer à son sujet la pellicule qu’il méritait, sous-entendu non plus faire un documentaire court mais un documentaire aussi long que les problèmes abordés, apportant la démonstration, durée à l’épreuve, que le sujet méritait son ampleur, le traitement opéré par David Dufresne en 1h29 montre au contraire combien le passage de la France au Chili, pour le dire vite, d’un régime politique de type démocratique à tendance libérale vers toute forme de régime autoritaire pourrait être assez rapide dans le temps (de la démocratie à la démocrature, dit l’un des intervenants), comme le passage d’un État, quel qu’il soit, à une sorte d’état de nature, en période d’émeutes, même locales, même circonstanciées, pourrait être fulgurant, en une réversibilité du temps comme de l’espace induits formellement comme par le fond.
Quand bien même nul n’ignore qu’il n’est pas, en France, dans un régime totalitaire (mais plutôt « totalisant », dit l’écrivain Alain Damasio, quand se confondent trois régimes de pouvoir : un régime féodal de protection des institutions de l’Élysée, un château-fort protégé par ses douves policières ; un régime de contrôle par la prévention en amont via la surveillance [fichage] ; un régime disciplinaire impliquant répression via lacrymogènes, LBD... ), se produit alors un effet non pas de réel mais de déréel dans le documentaire. Ce n’est pas la réalité qu’il semblerait importer à David Dufresne de filmer mais une tendance (autre effet de temps comme de l’espace) au recours pour le moins musclé par des régimes démocratiques de type libéraux à des instruments de contrôle des populations comme de protection de l’ordre public par des formes de démocraties de type illibérales voire autoritaires. Une ligne de partage entre démocratie libérale et illibérale qui tendrait à montrer que si leur mode de fonctionnement est différent (dans un cas, les pouvoirs seraient contrôlés et contrôlables quand dans l’autre ils ne le seraient jamais tout à fait), ces deux types de régimes politiques n’en partageraient pas moins les mêmes valeurs : s’efforcer de perdurer dans leur être, en maîtrisant les foyers de dispersion.
Autre déplacement singulier, ce n’est pas simplement sur le plan physique que la violence produirait des effets de dissuasion mais surtout dans l’espace symbolique, dans la représentation que chacun se ferait du monopole de la violence légitime (fin de mois difficile, voire débuts pour certains, du coté des manifestants versus la protection des institutions par la police). A cet égard, le documentaire paraîtrait tout autant violenter le spectateur, en agrégeant des images qui étaient partagées par une communauté d’utilisateurs sur les réseaux sociaux pour les mettre en partage avec le plus grand nombre. De la sorte, le temps du documentaire serait à l’échelle de cette communauté, dont il s’agissait cependant de faire éclater le cadre temporel par le jeu de la diffusion comme du visionnage par les spectateurs, en salle de cinéma. Cadre temporel dilaté, cadre spatial tout autant : David Dufresne délocalise les images qui étaient visibles depuis un Smartphone sur grand écran, donnant toute son ampleur à cette violence, de la microimage à sa macrodiffusion, de la matraque à l’État.
Toutefois, critique classique, ces nombreux déplacements, en faisant sortir ces images du cercle de ses followers, ne produiraient rien d’autre qu’un cinéma militant, un cinéma limité. Pourtant, David Dufresne semble s’essayer au contraire. S’efforce de créer un semblant d’équilibre entre émotion et parole, en l’accordant à chacun, voudrait ne pas opposer les sachants à un peuple ignorant ni ne dissimule la parole policière fut-elle circonscrite, il faudra y revenir également, à l’un seul d’entre eux, souhaiterait rendre à chacun sa dignité par l’effet de sa parole induite. De fait, David Dufresne se montre prescripteur dans son documentaire, d’Un pays qui se tient sage, il voudrait faire Un pays qui est sage, un pays maître de lui-même comme de son destin, rendu possible par l’effet d’une parole qui circule, le documentaire étant construit sur l’opposition entre le recours à l’utilisation physique de la force versus celui de la parole apaisée (sous réserve de l’épisode du face-à-face entre un journaliste et le représentant syndicaliste des forces de l’ordre, registre malheureusement trop convenu et, donc, attendu), contrepoint montré à l’écran lors de la célèbre séquence d’adolescents menottés dans le lycée, interdits de parole désormais, agenouillés, non plus mains devant espérant la venue d’un dieu quelconque pour les libérer mais mains priant derrières le dos que leur calvaire se termine bientôt. David Dufresne utilise, à cet égard, la grammaire de base du champ/contrechamp afin d’illustrer en quoi la sagesse d’un dialogue pourrait tenir, dans l’affirmation d’une parole, dans une oreille capable d’écoute. Nœud du film qui est en même temps sa mise en abyme et son vertige.
En effet, au départ, les images servaient de sourçage au catalogage des violences policières, images qui, par définition, étaient éphémères parce que vouées à l’utilisation des réseaux sociaux. Mais, par leur incorporation dans un film de cinéma, ces images deviennent aussitôt archives de cinéma, au moment où était en discussion, en France, dans le cadre de la loi Sécurité globale en son premier paragraphe, la possibilité de prévoir un an d’emprisonnement pour quiconque filmerait un policier et diffuserait ces images sur les réseaux sociaux dans le cadre d’une opération de police, rendant caducs, de droit, la plupart des images utilisées dans son film par David Dufresne, le texte ayant été amendée ultérieurement afin de protéger la précieuse liberté de la presse (nouveau délit à mettre en jeu « sans préjudice du droit d’informer » et sous la seule réserve qu’il soit « manifeste de porter atteinte à l’intégrité physique et psychique des forces de l’ordre », article qui suscite, cependant, toujours autant de critiques). Dès lors, le film produit une nouvelle dilatation temporelle puisque le temps du documentaire circonscrit à un type de public singulier devient possiblement public de masse, 1h29 qui deviennent aussitôt sans bornes temporelles comme la question du monopole de la violence légitime déborde son cadre.
En ce sens, le procès fait aux réseaux sociaux deviendrait sans objet, du moins serait à reconsidérer dans son argumentaire, car là où ne régnerait que le précaire et le révisable, la pensée diffuse et vaporeuse, autant dire une pensée fantôme induite par des followers sans identités et désaffiliés de toute forme de pensée véritable, à l’instar de ce qui se produirait sur Twitter, David Dufresne tendrait à montrer, au contraire, que ces images fonctionneraient davantage comme des aphorismes, des unité de temps comme de lieu, qui, débordant sans cesse de leur cadre étroitement délimité à force d’accumulation, ferait bloc, installant des contre-forces de l’ordre, pare-feux de la pensée. Ce qui était léger ferait masse, comme ces images utilisées pourtant diffusées en streamlive, images qui n’étaient pas destinées à être conservées, auxquelles David Dufresne va cependant conférer une mémoire en les faisant fonctionner comme un fonds d’archive.
Autre déplacement, qui montre ce que c’est qu’un pays qui se tient sage, produisant un effet de déplacement de classe, de position sociale, que montre sans doute le choix des intervenants, mais surtout la mise en place d’un travail de journaliste de type collaboratif, qui rebat les cartes du sempiternel débat : qui est journaliste, qui ne l’est pas, qui possède une carte de presse ou non, mais aussi, dans le droit fil, qui peut également devenir cinéaste, avec des images de cinéma, parfois filmées involontairement comme laisse tourner sa caméra Terrence Malick, images qui ne seraient plus simplement de la captation. Un film qui pourrait donc faire date pour un nouveau cinéma documentaire.
Précisément, le cinéma documentaire de type militant, en 68 par exemple, durant les états généraux, correspondaient à un public singulier, celui des étudiants (des écoles de cinéma) qui se rendaient dans la rue pour filmer. Évidemment, cette (ré-)utilisation des images faite par David Dufresne n’est donc pas nouvelle, Chris Marker, Godard, comme tout ce qu’a pu produire le groupe Medvekine le démontrant. Toutefois, ce cinéma de type militant était toujours encadré sinon formé par des professionnels de l’image quand, dans le documentaire de David Dufresne, surgit un cinéma sans formation préalable ni école. Se réaliserait, ce faisant, le rêve de ce que devait être la caméra numérique portable, ou encore le caméscope des années 90, un cinéma de type démocratique, sous la seule réserve que la question n’étant pas tant de savoir si tout le monde peut filmer que ce qui fait cinéma demeurera toujours le point de vue.
Le lien avec ce cinéma documentaire est évident, à regarder le début de générique du Fond de l’air est rouge (1977) de Chris Marker, où se met en place un montage parallèle de la scène d’escalier du Cuirassé du Potemkine avec différentes scènes qui ne sont ni également sourcées ni situées, de mouvement de gauche dans les années 60/70, sur le thème de la répression : si les techniques de mises en image sont différentes, les gestes filmés, les paroles prononcées, montrent une même violence policière que dans le documentaire de David Dufresne. Génération du clic, génération de la claque, des films qui posent toujours la même question : la police est-elle un corps constitué dans le but de défendre les intérêts de la bourgeoisie ? La réponse semble évidente pour David Dufresne : Elle n’est pas/plus une police républicaine mais bourgeoise.
Mais David Dufresne n’utilise pas simplement des images qui circulent sur les réseaux sociaux, mais aussi des images qui circulent en réseaux sur les écrans de télévisons, plutôt, des intellectuels dont la pensée serait en réseau, toujours, aux mêmes heures, les mêmes discours, ceux des intellectuels de plateau, David Dufresne y voyant sans doute un journalisme de connivence en charentaise façon ORTF, intellectuels officiant comme une police de la pensée défendant également les intérêts de la bourgeoisie, préoccupation qui était déjà celle de Daniel Lindermann avec ses nouveaux chiens de garde.
A cet égard, une autre critique a été formulée à cet endroit. Comment comprendre, en effet, ce recours, dans le documentaire, à ce type de journalisme quand David Dufresne, qui a travaillé pour Médiapart, mais aussi l’émission Droit de regard, se définit comme journaliste indépendant, qu’il n’est pas sans ignorer que le journalisme, au sens de l’investigation, se passerait aujourd’hui ailleurs qu’à la télévision ? Sans doute est-ce parce que David Dufresne voudrait aussi, idéalement, s’adresser aux téléspectateurs de BFMTV. Mais cela, lui reproche-t-on, serait montré bien trop rapidement dans le documentaire, de sorte que l’on entrerait comme on sortirait dans cette scène. A quoi pourrait être répondu que ce traitement rapide, par sa forme même dans le documentaire comme le temps qui lui est imparti, montrerait plutôt combien le traitement de l’information, dans ce type de journalisme, serait aussi insaisissable que le vent. Le film serait, par ailleurs, encore parsemé d’autres courants d’air, quand il reviendrait rapidement sur les violences en banlieue, sur l’affaire Benalla, collusion entre l’État et la violence policière. Le documentaire serait un film coup de vent, tout au plus La gifle d’un cinéma documentaire qui aurait perdu son mordant, non pas la tornade à laquelle le spectateur s’attendait. Au contraire, ce cinéma coup de vent, pour filer la métaphore, lui donnerait peut-être la respiration qu’il faut à sa course quand il s’agit d’échapper à la matraque : comme les manifestants, le documentaire court. Mais ce ne serait pas comprendre le sens du film : on y court comme pour, justement, trouver la bonne foulée, celle qui permet d’aller plus loin, de tenir sa course. Tout le contraire d’un cinéma de l’urgence, mais un cinéma qui voudrait se tenir dans la bonne distance, un anti-Michael Moore, pas tant l’expression d’une colère que l’aménagement d’un espace pour y respirer, plutôt, pour reprendre son souffle.
Les images du documentaire opéreraient, à cet égard, un autre effet de déplacement de type latéral, où comment la violence policière, ces dernières années, se serait d’abord exercée aux abords des stades, puis dans les banlieues, pour se déplacer ensuite dans tout le champ social, de la périphérie vers le centre. La violence policière ne serait donc ni rouge, ni noire, ni jaune, elle serait, tôt ou tard, de toutes les couleurs comme un œil au beurre noir connaît différents états, un arc-en-ciel du malheur.
Cet effet de déplacement est obtenu par le montage de plusieurs plans filmés, à la fois par les smartphones de ceux qui subissent les violences mais aussi des spectateurs de cette violence. Le sentiment est, dès lors, d’être bien chez soi, aux côtés de Brian De Palma : le montage de David Dufresne se faisant à partir de quatre, cinq caméras comme dans Femme Fatale, qui ne montrerait pas tant la vérité de l’image mais en accentuerait le caractère parcellaire en insistant sur la confrontation de points de vue, toujours montrée de manière simple par Dufresne, sans effet de splitscreen, sans musique, sans voix off pour l’occasion.
Voilà tout ce que, spectateur, il aurait pu être défendu et défendable dans le film de David Dufresne, recréer par l’image la sensation comme la perception de ce à quoi pourrait s’apparenter un véritable régime démocratique, distribuant la parole, aumône libérale en réponse à l’offense qui lui serait faite à coups de matraque. Si ce n’était que cette conception du film repose également sur un geste violent se construisant sur de nombreuses exclusions. Voici la vertu secrète du documentaire, finalement : une objectivité qui se voudrait toujours en éveil, images à l’appui, mais qui lui évite sitôt de réfléchir sur lui-même, qui subit donc, comme toutes les vertus, des éclipses dans sa capacité d’expression. Comment ce discours filmique pourrait-il encore se survivre à lui-même ? En tant que spectateur, j’ai devant moi les images, non pas d’un grand film, mais d’un lourd registre, qui à la manière du comptable, écrit, additionne, et les écritures s’alignent, sagement tracées dans ce monde-ci ; les yeux fatigués, je relève, des images vues de ce documentaire, une âme plus fatiguée encore. Car je pressens tout ce qu’il y en a de retranché, à le regarder et écouter son réalisateur. Un geste qui, pour penser la démocratie sur ses assises, à l’instant de la réinstaller renoncerait à ses principes. Un geste de cinématraque, un coup d’État de droit caméra à l’appui.
La république assassinée
A propos de démocratie de type communicationnelle, précisément, quant à l’inégale répartition du temps de parole dans le documentaire, pourtant, dit-on, gage du débat démocratique, déséquilibre dans la balance des forces argumentatives en présence induit par la faible représentation de la parole policière simplement incarnée à l’écran par des représentants syndicaux (mais aussi un général de gendarmerie, bien discret cependant), parole policière/parole policée par l’effet de leur mandat, David Dufresne refusant de filmer de façon anonyme des agents de terrain, le réalisateur se défausse (en entretien) expliquant que la règle du jeu démocratique réside précisément, et sans aucun doute possible, dans la publicité des échanges comme leur transparence : « Le film repose entièrement sur la discussion démocratique [...] En démocratie, on sait à qui on parle. Une parole masquée, infiltrée, anonyme — outre le fait qu'il s’agit d’un code télévisuel insupportable avec les voix déformées et le jeu sur les ombres chinoises — ne correspond pas au procédé du film qui consiste à mettre deux personnes autour d’une table et face à un écran. » (Interview de David Dufresne par Thibaut Grégoire, Le Rayon Vert).
Cette explication repose sur une pétition de principe, non justifiée, à quoi pourrait être opposé très facilement que la démocratie est autant le lieu du secret que la transparence est celui des régimes autoritaires (et réciproquement), depuis le droit de vote anonyme qu’il a fallu, pour cette dernière, gagner historiquement de haute lutte contre l’idéologie de ladite transparence. Une idéologie dont le panoptique de Bentham, repris de façon paradigmatique dans Surveiller et punir de Michel Foucault, prompt à surveiller les corps comme les âmes depuis cet œil, symboliserait la logique de fonctionnement de tout « pouvoir ». Panoptique dont les travaux de Foucault (à partir de ceux de Bentham) se sont efforcés de montrer que cet œil, dans les régimes libéraux, se déporterait : il ne s’exercerait pas simplement de façon verticale mais horizontale ; ne serait pas simplement centralisé, donc aisément identifiable comme dans un bon vieux régime autoritaire, mais au contraire, ce qui décuplerait autrement ses possibilités de contrôle, décentralisé/disséminé dans tout le champ social, s’exerçant y compris depuis le corps des individus, non pas de manière forte mais douce, ces individus devenant, sur leur seule tête, le donneur comme le receveur d’ordres. Un mouvement ancien, dont les effets les plus visibles remonteraient à la fin du 19e siècle avec son hygiénisme social naissant, l’État se préoccupant désormais, et pour la première fois, sous des allures de bienveillance, du sort des individus comme de leur santé, dénombrant/recensant ses habitants, traçant leur parcours (celui des ouvriers, classe laborieuse, classe dangereuse), quadrillant l’espace, le temps, mais aussi leur cadre mental, dictant aux individus comment prendre soin de leur corps, c’est-à-dire précisément, leur apprenant à ne plus le mettre bêtement en jeu sur des barricades, se révoltant contre les puissances du Léviathan. Souci de « bien-être » étatique pour ses affidés qui éclot non pas en n’importe quel contexte, mais à l’époque d’une république naissante pour la France (et dans un contexte aux nombreux remous de révolution industrielle en Angleterre), la IIIe du nom, république fragile parce que naissante, donc, inconfortablement installée, république contestée par les monarchistes, république dont il s’agira, dès lors, de convaincre le quidam qu’elle est incontestable parce que bonne pour chacun. Ainsi soit-il ! Et ce sera, entre autres mesures, afin de l’inculquer, l’école républicaine gratuite et obligatoire, la circonscription militaire en bout de chaîne afin de préparer la revanche contre l’Allemand, refaire le match perdu par la France lors de la bataille de Sedan, en 1870, qui préparera le terrain du match retour en 14.
Devenir visible, en démocratie, a donc aussi sa contre-histoire : être nommé, fiché, tracé, sondé, c’est ne plus pouvoir échapper à la matraque (invisible) de l’État, dont les individus, désormais, tiennent eux-mêmes le manche, de force contestataire qu’ils étaient sont devenus moutonniers, participant joyeusement de cette logique, sans plus même que l’État ait besoin d’intervenir ni de s’investir massivement, chacun s’auto-surveillant/s’auto-régulant/s’auto-punissant par l’effet de sa mauvaise conscience, répétant quotidiennement, désormais, son petit mantra qui ferait doucement rire si ce n’était sa logique de maintien de l’ordre des corps par les corps/depuis les corps : faites du sport, ne renâclez-plus, avalez vos cinq fruits et légumes par jour comme autant de vérités, ne gauchissez plus vos existences ! Perdurez dans votre être comme vous maintiendrez en sa puissance de vérité l’État.
Or, cette logique du panoptique, selon l’écrivain Alain Damasio comme le sociologue Fabien Jobard, dans le film, serait aujourd’hui inversée par l’usage des images prises citoyennement depuis les smartphones des individus, smartphones citoyens salués par David Dufresne, en fin de générique. « Smartphones levés » comme d’autres frappaient de leur tonnerre/de leur colère rentrée le ciel poing fermé ganté de noir, qui symétriserait ce qui ne l’était pas : le rapport de force déséquilibré entre Les gardiens de la galaxie étatique et ses sujets, ces images permettant de révéler le refoulé de la violence policière, les citoyens pouvant désormais surveiller le surveillant.
Le problème d’une telle analyse, une nouvelle fois, est de fonctionner plein tambour par élision. A l’évidence, si aujourd’hui nombre de bavures policières sont révélées via de telles images, cette surveillance contre les forces de l’ordre appelée « sous-veillance », ne doit pas dissimuler le fait contemporain que ces images circulent en tous sens, quand le documentaire voudrait faire croire qu’elles sont à usage univoque, du bas vers le haut désormais, des citoyens contre la police. En effet, ces images participent d’une banalisation de la surveillance déployant autrement les capacités de contrôle, qui ne seraient plus simplement le monopole de professionnels, mais appartiendraient aussi aux citoyens. Toutefois, ces techniques ne sont pas simplement dirigées contre les forces publiques aujourd’hui, afin de les surveiller en un jeu de miroirs, elles permettent aussi aux citoyens de se surveiller dorénavant entre eux, on parle alors de « surveillance naturelle », par exemple dans le cadre de ces politiques dites de « voisins vigilants », ce sale boulot que faisait seul ce bon vieux Charles Bronson en Justicier de la ville ; mieux encore, cette surveillance se fait également, de nos jours, en collaboration avec les forces de l’ordre – on parle alors de « surveillance participative ». Le smartphone, arme symbolique ou non, n’a donc pas de destination naturelle. Son usage seul en détermine la vocation. Le documentaire, en réduisant les images qu’il utilise comme armes citoyennes, laisse penser que se jouerait simplement en une lutte la police contre les manifestants, images contre images, c’est-à-dire, après avoir présenté la police comme un corps unifié (comme s’il n’y avait jamais eu de « guerre des polices », de querelles entre gendarmerie et police nationale, comme si les services ne se tiraient pas dans les pattes), de considérer que les manifestants le seraient tout autant, en une sorte d’internationale des damnés de la terre, quand, au contraire, l’espace des manifestants est sans aucun doute possible traversé de basses ou hautes tensions.
A cet égard, la mise à plat des images sur les Gilets jaunes comme celles sur les violences policières en banlieue, en témoignerait, nouvelle tentative d’unifier dans le documentaire ce qui ne l’a jamais été, dans les faits, lors des manifestations jaunes.
En effet, quand il s’est agi d’aller mobiliser ces trop fameux jeunes de banlieue, à l’instant où le mouvement des Gilets s’est retrouvé au creux de la vague, après les avoir accusé (par l’entremise de portes-paroles auto-consacrés) de casser la grève en faisant brûler un véhicule Porsche au tout début des premières manifestations, ce fut un échec. Révolte de semi-classe les Gilets jaunes, révolte de classe et demie, d’une classe un pied dedans (le système)/un pied dehors, « la banlieue » (mais quelle banlieue ? Sans doute faudrait-il reconduire hors la frontière de la pensée les essentialismes et leurs moulins), « la banlieue », donc, ne s’est pas sentie concernée par ce mouvement : sans doute est-ce parce que pour nombre de ceux qui s’y trouvent, la banlieue ne serait pas « déclassée ». Elle ne se trouverait pas dans un lieu. Elle se trouverait hors-lieu/hors-jeu. Pour l’être - déclassée, ou pour le dire autrement reléguée comme les Gilets jaunes éprouvent ce sentiment - encore faudrait-il jouer dans le même championnat. Or « la banlieue » introuvable (du moins dans l’imaginaire de ceux qui la (dé-)pensent) n’est pas suffisamment installée pour être déclassée. Elle est non-classée. En attente de, en poste restante. Les manifestations des Gilets jaunes, un mouvement intermittent, donc, dans le temps (une manifestation à mi-temps, en fin de semaine, offrant au spectateur son jeudi de l’angoisse un samedi), intermittent aussi dans l’espace finalement quand les phénomènes révolutionnaires ne connaissent pas d’éclipses, qui a trouvé là, peut-être, sa limite. Or, dans le documentaire, nulle trace de cette discorde ; au contraire, à l’image, de présenter Gilets jaunes et « banlieue » en une sorte de front républicain uni.
Dans le même temps, le rapport qu’entretient David Dufresne avec la question de la transparence en démocratie pose un autre problème lorsqu’il utilise des images de manifestants dont les visages sont précisément dissimulés, exprimant une colère sociale jugée légitime, par exemple celle des Gilets jaunes, dont le ressentiment, face masquée, serait le signe d’une bonne santé démocratique, capable qu’elle serait d’affronter et d’organiser le dissensus sous réserve de trouble à l’ordre public, mais refuse cette possibilité hors manifestation aux policiers, qui auraient pu témoigner dans le documentaire face cachée, considérant que le débat démocratique ne saurait se tenir que dans le blanc de ses illusions, les yeux dans les yeux, chaque débattant/exposant, se retrouvant face aux images de violence que David Dufresne place sous leur regard.
Des images qui, elles aussi, sont grevées par cette idéologie de la transparence, David Dufresne considérant qu’on ne saurait leur dénier leur caractère objectif et impartial, ce qu’un bon film de Zapruder, sur l’assassinat de Kennedy, a rejeté dès le départ en autant de photogrammes invisibles malgré tant de visionnages comme tout le cinéma obsessionnel de De Palma reprendra, cinéma reposant toujours, in fine, sur l’image manquante.
L’inpreuve par l’image, l’épreuve par l’image
Spectateur, j’aurais ainsi pu penser que le documentaire, implicitement, revienne sur l’idéologie de l’image, cette valeur positive que nombre lui prête, par l’effet de ces images verticales montrées à l’écran dans le film, ce flux incessant d’images où tout le monde peut mettre sur écran des événements de la vie réelle, transposition dans le documentaire qui aboutirait, précisément, à l’antienne de type De Palmienne de l’image manquante, cette manière de considérer que si l’image ne ment pas, elle ne pourra jamais être autre chose que parcellaire (Blow up, Domino, Redacted, Snake Eyes...), thématique comme problématique à l’œuvre dans cette profusion d’images retenues par David Dufresne : malgré qu’il en ait (à montrer), il y aura toujours une image, une image de plus, une image à venir pour compléter le tableau mais dont le caractère nécessairement incomplet empêchera toujours d’apercevoir un plan global. Cela même qu’aurait pu signifier, en filigrane, le documentaire par sa durée : croire que l’on puisse épuiser la réalité serait un non-sens, un documentaire de dix heures n’échappant pas, de la même manière, à l’image toujours manquante, celle de la réalité qui ne cesserait jamais de tourner.
Ce n’est pourtant pas le choix que fait David Dufresne, considérant que « En réalité, derrière chaque image qui serait discutable, tout un travail de recherche a été effectué pour comprendre ce qu'il s’est passé. [...] Mais à nouveau, l'idée fondamentale est de dire qu'avant, il n'y avait rien.[...] » (Interview, Le Rayon Vert).
Cette transparence des images aurait dès lors une utilité autrement plus féconde pour David Dufresne : elle lui servirait davantage de marqueur. Nettement, bien plus que la signification véritable de ces images, la recherche de leur fonction dans son documentaire paraît plus féconde. C’est donc l’usage qu’en fait le réalisateur, et non proprement ce qu’elles contiennent, qui peut leur assurer un autre type de postérité dans ce film. Elles y agissent comme élément filmique de type symbolique, leur symbolisation subordonnant alors le discernement au rassemblement et la communauté de ceux qui les partageront. David Dufresne, citant Godard, pour qui les images sont plus grandes que nous, plus grandes, sans doute, mais dans le documentaire, ces images fonctionnement une nouvelle fois par élision : par effet de retranchement du hors champ, qui n’existe tout simplement pas. Les images du film, dit David Dufresne, se suffisent à elles-mêmes. Elle sont de purs signifiants. Épuisent leur contenu comme la discussion entre les intervenants étaient censés éteindre toute forme de protestation. Ce faisant, elles ne confortent que ceux qui les ont en partage. Littéralement, le symbole est toujours lié à une appartenance. Un symbole est donc une chose pour ceux qui le partage, qui leur permet d’exister comme un « nous ». Le symbole est un opérateur de réunion, et par là même de séparation. Or cette portée symbolique de l’image dans le film ne découvre sa portée propre qu’en se détachant du linguistique, qui n’est qu’un élément parmi d’autres de sa panoplie. En somme, ce dans quoi se reconnaissent David Dufresne et son (supposé) spectateur au plus intime, le symbole de la « violence policière », n’est pas de même nature que ce par quoi on connaît une chose extérieure, « la violence policière ».
Quand David Dufresne dit/montre finalement la « violence policière », il n’annonce rien de nouveau sur cette violence, mais s’annonce à lui-même et aux autres. Il faudrait donc s’intéresser davantage à la fonction de ce documentaire plutôt qu’à sa vérité. Proprement, cette violence, dans le documentaire, n’a pas tant valeur par la signification qui l’accompagne que par l’effet de sa répétition. Cette nomination/répétition a pour fonction de tenter de nommer le « réel », tel que Lacan l’a théorisé au cours de son enseignement. L’éclairage d’une fonction possible de l’utilisation de l’image documentaire nécessite donc une familiarité avec ce concept de « réel » auquel semble attaché le réalisateur.
Le concept de réel chez Lacan est issu d’une tradition philosophique kantienne et peut être appréhendé comme « ce que l’intervention du symbolique pour un sujet expulse de la réalité1 ». Défini par cet auteur comme l’impossible, il est ce qui ne peut être symbolisé dans la parole ou l’écriture et par conséquent « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire2 ». « Le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation3 » est repérable dans le documentaire. Dans cette conception, l’image a pour fonction de venir nommer un réel jusque-là méconnu. Ce faisant il lui fait perdre son statut de réel : « le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose4». L’ensemble du réel n’est cependant pas recouvert par cette symbolisation, effet de la nomination. L’image, dans son lien à la signification, en fonctionnant sur le mode de l’auto-référence produit par sa répétition, dans le documentaire, occupe alors une place centrale, plus précisément dans sa tentative de saisir le « réel ». Elle devient la clé de l’énigme, le carrefour obligé du raisonnement et sa cause tout en même temps. Une fois l’image trouvée, le documentaire s’en contenterait désormais. Elle n’aurait plus rien à expliquer, rien à chercher, l’image dirait tout. Un doute vient cependant à l’esprit : si l’image dit tout, selon David Dufresne, pourquoi donc l’avoir soumise au regard de différents intervenants, les commentant, les expliquant ?
Cette modalité de fonctionnement d’un pur signifiant, détachée de toute signification et donc générateur d’un sens plein, ineffable, Deleuze la désigne par le concept de « non-sens » : « Le non-sens ne possède aucun sens particulier, mais s’oppose à l’absence de non-sens, et non pas au sens qu’il produit en excès5». A la recherche du mot générateur de ce non-sens, Deleuze introduit le concept de « mot blanc », dans lequel, semble-t-il, il retrouve le principe d’autoréférence : « le mot blanc, c’est un mot qui désigne exactement ce qu’il exprime et qui exprime ce qu’il désigne. Il exprime son désigné, aussi bien qu’il désigne son propre sens. En une seule et même fois, il dit quelque chose et dit le sens de ce qu’il dit ; il dit son propre sens. Par là il est tout à fait anormal…Nous savons que la loi normale de tous les noms doués de sens est précisément que leur sens ne peut être désigné que par un autre nom (n - n2 - n3…). Le nom qui dit son propre sens ne peut être que non-sens (Nn)6». Pour Deleuze, le non-sens est la source même du sens. Le non-sens devient ainsi la condition d’existence du sens et de toute recherche humaine.
Pour sa part, David Dufresne, dans son documentaire, ne part pas à la recherche de l’image « vraie » : il la possède. Or, partir en quête, ce n’est pas enquêter. Partir en quête, c’est tendre vers quelque chose dont je sais précisément qu’elle échappera toujours. Partir en quête, c’est s’enquérir très loin, parfois au péril de sa compréhension. C’est en raconter l’histoire, remonter un à un les paliers la composant. Car ce guet de floraisons d’images « vraies », en fin de parcours, sera finalement un guet d’images lourdes, si polysémiques que le sens y sera devenu évanescent. C’est que sa richesse viendra toujours de sa situation de carrefour, ce regard vers la diversité qu’est le propre de l’allégorie, et l’épreuve qu’elle aura subie, qui aura été une épreuve d’oubli, en aura souligné la valeur, car seuls sont oubliées les images qui résonnent dans leur précision. Or, la police elle-même résisterait-elle à un coup de matraque ? Il faudrait, à cet égard, regarder en les comparant la mini-série de Rodrigo Sorogoyen et Borja Soler, Antidisturbios, diffusée sur les écrans la même année que le documentaire de David Dufresne. Une série qui montre un corps policier diffracté,, dispersé après une bavure commise par l’un de ses agents, à travers une enquête impossible à mener : enquête qui, progressant, étend les responsabilités de chacun aux limites du confins. Tous, finalement, vous, moi, tout autant, la police, la justice, l’État, responsables de la mort imbécile d’un jeune migrant lors d’une opération d’évacuation d’un immeuble insalubre. Une police, comme ne la montre pas David Dufresne, démembrée, un corps divisé et non unifié comme la vérité se ségrègue à qui voudrait l’inspecter.
A contrario, pour David Dufresne, rien n’est laissé dans l’ombre quand il eût fallu concéder à l’ombre sa part : tout aurait été vérifié scrupuleusement de sorte que ne demeurerait plus le scrupule du doute, de sorte que l’image « vraie » du documentaire dit plus qu’elle ne signifie, et montre plus qu’elle n’exprime. Or, les images « vraies », prétendument « vraies », ce sont les image-sésames, qui fonctionnent selon les modalité de l’argument d’autorité, qui leur assure une partie de leur puissance. Par leur vivacité, elles exprimeraient la pensée sous une forme condensée qui assureraient leur pouvoir, dans la mesure où leur singularité et leur unicité en feraient tout le tranchant.
L’image documentaire, dans le film de David Dufresne, est ainsi censée offrir à elle seule un discours replié, condensé, enserré dans de multiples tores. Voir ces images, c’est arpenter. Elles dressent devant le spectateur une agrammaticalité cognitive, une mise en ordre originale du monde. Le mode d’appropriation de la vérité que David Dufresne utilise voudrait traverser son visionnage en neutralisant toute improvisation interprétative le concernant : dès que le non-verbal devient verbal, il prend la place accordée jusqu’à la réalité historique. C’est maintenant à lui de jouer le rôle des données auxquelles se destinent les références de la description purement factuelle. Le matériel emmagasiné dans le documentaire matérialise l’idée de la réalité et c’est à travers lui qu’a lieu l’anamorphose de la vérité dans le film. Il n’y est plus question de progression chrono-logique, mais d’une structuration du temps par le récit ; autrement dit, ce n’est plus l’histoire qui s’impose au documentaire, c’est le documentaire qui s’impose à l’histoire. Le documentaire de David Dufresne, s’il subvertit les propres canons de sa narration, c’est toujours en vue de reconfigurer le temps, non plus de manière déployée, mais condensée : il n’est plus factuel, il devient au fur et à mesure de son visionnage mythologique.
A considérer l’image comme un pur signifiant, le récit se place, en effet, hors signification, c’est-à-dire encore d’apparence achronique : hors temps, immuable, éternel, comme éternel retour du même par l’effet de la répétition des images violentes. Il s’agit donc d’un récit de documentaire particulier, qui fonctionne tout à la fois sur la fermeture de sa signification mais aussi l’action qu’il engendre, il faut insister : cette fermeture de la signification ne peut faire sens, dans le documentaire, que par l’effet de répétition des images, notamment de certaines séquences. C’est en effet la répétition de la violence, non seulement sa signification, qui fait sens. Cette historicité paradoxale de l’image interdit dès lors à l’histoire, dans le documentaire, d’être une histoire comme une autre.
Précisément, et de manière générale, Mircea Eliade montre que c’est la répétition (le mythe de l’éternel retour) qui aboutit à forger l’idée mythique d’une instance originelle ayant précédé et rendu possible le processus des répétitions. Ontologie traditionnelle (chez Platon et Aristote), essentialisme, métaphysique, naturalisme, apparaissent ainsi comme autant d’illustrations de ce travail de répétition qui consiste, de la manière la plus générale, à fabriquer l’idée d’être à partir de la répétition du paraître (et l’idée de nature à partir de la répétition du paraître). Nouvelle exclusion dans le cas du film de David Dufresne, par l’effet de cette répétition, la violence policière serait constitutive d’une essence et donc, partant, jamais située. Pourquoi pas. Mais cette éventualité/cette hypothèse, dans le documentaire de David Dufresne, n’en laisse pas moins dans l’ombre le remodelage profond d’une société qui donnerait des pouvoirs de plus en plus élargi à la fonction policière. C’eût été une hypothèse intéressante : montrer, avec Walter Benjamin, que la police serait effectivement le « fantôme » de la souveraineté politique, le spectre qui recouvrirait et ressusciterait cette « violence originaire » (« Critique de la violence », in Oeuvres I, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2000, p. 243) dont les États seraient issus, une violence qu’aucun droit positif ne pourrait intégralement justifier. La police ne serait pas simplement le bras armé de l’État (comme le répètent trop souvent les intervenants), mais le supplément originaire de la souveraineté, un filet sur l’abîme. Or plus les souverainetés étatiques seraient entamées (par la globalisation, pour le dire vite, l’économie, l’écologique, la finance internationale comme le terrorisme), plus elles chercheraient à maintenir et justifier leur fondement, davantage elles feraient appel à la police, plus elles prendraient le risque de se faire dépasser par celle-ci.
Au contraire, le problème du documentaire est de (laisser) croire qu’il y aurait d’un côté la violence policière, de l’autre la justice, quand ce sont deux faces d’une même médaille : sans la force, le recours à la force (voir Le Léviathan de Hobbes), pas de justice, ni même de valeurs ou critères moraux pour en juger : la justice ne précéderait pas la force, c’est la force incommensurable (de l’État) qui rendrait possible une justice comme une éthique, tout comme elle permettrait l’apparition de valeurs (le bien/le mal, le juste/l’injuste, le beau/le laid). Sans État, donc, sans cette violence constitutive et originaire, l’état de nature chez Hobbes étant un état de pur néant et, au fond, n’a jamais existé, il n’y aurait pas davantage d’humanité de l’Homme, qui permettrait de jouer le rôle d’étalon, de mesure des atteintes qui pourraient y être portées. En effet, le Contrat social institue une logique de la représentation politique à l'intérieur de laquelle le droit précède toute activité humaine. Il n’y a de sens que s’il y a de l’État, de sorte que la nature humaine ne puisse advenir que sous son joug. Autant dire que la nature humaine n’aurait rien de naturel. Elle serait tout sauf pure, puisque tributaire d’un mécanisme d’imposition par la force. C’est l’invention du positivisme juridique, selon lequel le droit fonde l’éthique, la force conditionne la justice.
Il ne serait donc pas possible, comme le font les intervenants, d’opposer la violence de la police/de l’État à la justice, les mettre en balance pour se demander si les violences policières, in fine, sont légitimes, afin de trancher, en dernier recours, la question de savoir si oui ou non l’État a respecté ses engagements, n’aurait pas violé ce faisant le contrat social (précisément, selon Hobbes, protéger la vie de ses sujets). Un tel positionnement, dans le documentaire, ne permet pas de comprendre la nature du contrat social, chez les penseurs du contrat social : c’est qu’il n’est pas possible de juger de la bonne ou mauvaise action de l’État qu’en s’en remettant à l’État lui-même car, les individus, en passant ce contrat social, ont délégué toute leur force commune, c’est-à-dire, à la fois leur force physique mais aussi rationnelle afin, précisément, de donner naissance à une construction artificielle : l’État. Autrement dit, le seul qui puisse encore juger de la bonne ou mauvaise action de l’État, c’est l’État lui-même, car s’en remettre aux individus, ce serait retrouver l’état de nature, état anomique par excellence. Davantage encore, l’État n’est pas l’une des parties au contrat social, de sorte qu’il aurait des comptes à rendre à ses sujets, en cas de non respect de ses engagements : il est l’objet du contrat social. S’il faut donc juger de son action, c’est à s’en remettre aux institutions. Une réserve, cependant : ce contrat social, toutefois, n’a pas été signé, chez Hobbes, une bonne fois pour toutes, mais serait sans cesse recréé par chacun, se conformant à la loi, mais aussi, s’y soustrayant possiblement en cas de désobéissance civile (si l’État ne préservait plus la vie de ses sujets), ce que ne questionne pas le documentaire.
Une non-pensée de l’État qui culmine lors de l’intervention du sociologue Fabien Jobard, posant la question de la légitimité d’un État failli, tombé du côté de la force obscure : un État dont les gardiens se comporteraient comme des voyous, ne seraient plus un État (sous-entendu libéralo-démocratique), mais une bande mafieuse, Fabien Jobard se demandant ce qui les distinguerait bien. La question est ancienne. Saint-Augustin, déjà, se demandait quelle différence entre l’ordre donné par le bandit de grand chemin détroussant le malheureux sur son passage, exigeant son tribut, « la bourse ou la vie! » et l’ordre du percepteur des impôts lorsqu’il prélève la même contribution au nom de l’État ? Hans Kelsen, le penseur du positivisme juridique, au 20e siècle, reformulera la question, se demandant ce qui pourrait bien distinguer le commandement d’un État de celui d’une mafia, répondant sous forme de démenti cinglant à l’argumentation de Fabien Jobard. C’est qu’il n’y aurait pas de différence de nature entre une organisation mafieuse et un État, rien qui les différencierait essentiellement, simplement une différence de degrés, de sorte qu’une mafia pourrait très bien devenir un État, un État être une mafia : si les ordres mafieux, dit Kelsen, étaient obéis en gros et en général par la majorité des individus, en lieu et place de ceux de l’État sur un territoire donné, cette bande mafieuse supplanterait dès lors l’ordre juridique étatique. L’État ne serait plus l’État, la mafia s’y substituant. Le problème de l’analyse de Fabien Jobard est de considérer qu’un État digne de ce nom, c’est-à-dire un État de droit, ne puisse pas être autre chose que libéral. Or, il existe toute une gamme d’États de droit illibéraux, comme de démocraties alibérales. Le manichéisme reproché aux forces policières (les manifestants, tous gauchistes, mauvais citoyens) se retournent dès lors contre le documentaire. La belle et la bête ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit. La phrase de Richard III : « Savez-vous que je peux sourire et tuer en même temps ? »
Une généalogie bien comprise de la violence policière pourrait donc montrer qu’elle n’est pas l’envers des régimes démocratiques, au sens libéral du terme, ce qui pourrait permettre de changer de plan pour apercevoir que la violence dont il est fait usage dans le film de David Dufresne ne se situe pas nécessairement en dehors de l’État de droit, à l’extérieur, transformant la démocratie en régime d’exception voire autoritaire, mais à ses marges. Ce recours à la force confinant parfois à la violence serait en effet la « face d’exception » de l’État de droit (Etienne Balibar). Quand le documentaire, par son dispositif, entend montrer une opposition entre deux types de temporalités : le temps de la normalité démocratique (celui propre à la discussion démocratique entre les différents intervenants, fut-ce au prix du dissensus), le temps de l’anormalité (celui de la violence policière comme de la répression), il faudrait dire que ces deux temporalités se déploient, au fond, sur un même axe. Si la violence est originaire, comme semble pourtant le laisser penser le documentaire mais sans être conséquent avec sa prémisse, si elle est au fondement de l’État, le recours à la force ne peut plus être ni considéré comme anormal, ni, partant, comme lui venant de l’extérieur, mais, au contraire, que cette violence s’exerce et s’exprime toujours depuis le centre de l’État. Cette violence induite par le recours à la force ne serait donc pas « extraordinaire » mais exprimerait bien plutôt un mode de fonctionnement routinier. Cet extrémisme serait la règle de l’ « ordre hégémonique », en tant que l’ordre juridique s’efforcerait en permanence de refouler un désordre et une anarchie qui guetteraient en permanence la vie sociale. Serait rejoint ici un des aspects de la lecture schmittienne du Léviathan de Hobbes, lecture continuée (et autrement) par Michel Foucault, Giorgio Agamben, Étienne Balibar, Toni Negri, de façon contemporaine : l’État ne garantirait l’existence de la société civile qu’en contenant son potentiel de dispersion et d’autodestruction par une violence supérieure.
Dans ce cadre, Étienne Balibar, pour qui la construction d’un État de droit n’est pas qu’un jeu de dupes non plus, mais marque l’effort d’une politique de la civilité, oppose à l’état d’exception la « face d’exception » des États libéraux : « […] L’ordre libéral, souligne l’auteur, comporte en permanence sa face d’exception, avouée ou dissimulée, qui tient à ce qu’il s’incarne dans un État garant d’intérêts communautaires et particuliers. Il est État de droit mais aussi État de police ; État d’intégration des individus et des groupes à la communauté des citoyens mais aussi État d’exclusion des rebelles, des anormaux, des déviants, État social, mais aussi État de classe organiquement associé au marché capitaliste […] » (« Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », p. 11). Le mérite de ce concept serait à la fois d’éviter toute idéalisation « républicaine » de l’État (qui ne prendrait en considération que le point de vue de l’ordre ou du « bon ordre ») et de pointer sa possibilité de dérive policière, sécuritaire, permanente, inséparable de l’État comme instance détentrice de la violence légitime, sur cette « face d’exception » qui serait le lieu de son rapport constitutif à ses marges (étrangers en situation régulière/irrégulière, délinquants, manifestants [émeutiers ou non], supporters hooligans, terroristes...autant de zones frontalières du droit). En ce sens, les droits que garantit l’État de droit pâliraient à mesure qu’on s’approcherait de ses marges. Droits qui blanchiraient mais qui n’en demeureraient pas moins dans son giron, non pas à l’extérieur. En effet, l’État de droit serait aussi ce qui empêche un déchaînement de la violence que ne manquerait pas d’occasionner un État où le droit ne serait garanti ni contrôlé par aucun organe qui soit extérieur à l’État, la codification des droits de l’Homme, selon Étienne Balibar, jouant ici un rôle essentiel, pas simplement celui de colifichet, pas davantage encore l’alibi comme le masque du pouvoir bourgeois (critique marxiste des droits de l’Homme).
Le documentaire, pour sa part, ne ménage aucune place au doute quant à la nature intrinsèque des démocraties, procédant à une nouvelle exclusion de son champ, lors de la rencontre Macron/Poutine, mise en image dans le film, Poutine faisant la leçon sur la répression des Gilets jaunes, quand Macron réplique qu’en France, la liberté de manifester dans le respect de l’ordre public est de mise (sous-entendu, pas en Russie). Le sociologue Fabien Jobard explique alors que s’opposerait ici deux conceptions de l’ordre : un système démocratique ne serait pas un système de type préventif mais répressif, en quoi il serait libéral : aucun interdit a priori, l’État ne réprimant qu’a posteriori, après avoir constaté une infraction à l’ordre public, laissant aux individus la liberté d’exprimer leur dissensus dans un cadre juridique bien ordonné. A rebours, la Russie de Poutine n’aurait pas besoin d’être répressive car, préventivement, le ménage aurait été fait, faisant taire les opposants avant même qu’ils puissent s’exprimer. Question posée par le sociologue Fabien Jobard : dans l’avenir, la France ne glissera-t-elle pas vers du préventif, la rencontre Macron/Poutine étant, par devers le chef de l’État français, symptomatique à cet égard. Mais les démocraties, consubstantiellement, sont autant préventives que répressives. Précisément, si les régimes autoritaires ne tolèrent aucune manifestation spontanée d’hostilité, que les démocraties libérales s’efforcent toujours de prévenir les dissidents en leur laissant presque toujours la possibilité de renoncer à leur dissidence les laissant s’exprimer, n’en demeure pas moins que ces démocraties, tout comme les régimes autoritaires, ont toujours opté pour des mécanismes de contrôle et de surveillance de leur population, mécanismes dont Michel Foucault explique qu’il s’agit du principal mode de régulation du corps social dans une société moderne, à partir d’un instrument considéré comme le pilier des sociétés totalitaires (fichiers du KGB/de la STASI) : le fichage, qui serait le fondement insidieux des démocraties même lorsque celles-ci protestent vertueusement (le FBI de l’Amérique de Hoover étant sans doute le pendant démocratique du fichage dans les sociétés totalitaires).
Le problème est donc de considérer que la violence, en démocratie n’est pas possible, et dès lors, des deux côtés, celui de l’État, de l’éluder, en disant (passage du documentaire sur le président Macron) que la France est une démocratie, partant, qu’il n’y a donc pas de violence (policière) ; du côté des experts dans le documentaire, s’opposant à l’argumentaire présidentiel, de le consolider cependant, arguant que cette violence dénaturerait la démocratie. Selon Michel Forst, rapporteur spécial des Nations-Unies (mais argument qui circule parmi les intellectuels du film comme un disque rayé voué à la seule répétition), la France connaîtrait en effet un recul, selon un classement international de la bonne santé des démocraties : « la France serait désormais une démocratie inachevée », « on ne serait pas encore au niveau de la Russie ou du Qatar, mais la France connaîtrait ce recul ». Mais, le rappelle Monique Chemillier-Gendreau dans le film, si « la démocratie est un horizon » (argument problématique encore parce que de type naturaliste, horizon donc barré, en considérant que la démocratie ne puisse avoir qu’une seule et unique destination [libérale ; mais quel libéralisme?], le but étant de tendre vers), la démocratie est donc sans doute le lieu de l’inachèvement, plus précisément, la démocratie serait l’odyssée d’une déception. Mais il faut alors ajouter que la déception, en démocratie, n’est pas la dénaturation d’un ordre démocratique préexistant : la déception est un élément constitutif de la démocratie. La déception n’est pas un accident de la démocratie, mais son marchepied : elle serait le régime qui en ferait une matière de la délibération publique, que l’on croit en ses vertus ou non. Il ne faudrait donc peut-être plus se laisser impressionner par la masse de ceux qui déparlent dans le film de David Dufresne : tirer de cette chute (de la démocratie) une ascension. Ne plus obéir trop docilement à cette pente du documentaire.
Le plus violent, dès lors, dans le documentaire, étrangement et finalement, malgré l’intérêt des arguments exposés, devient l’exclusion de la pensée. Sa sortie de route filmée par-devers David Dufresne. Une bavure intellectuelle.
Témoin à charge
Autre élément du dossier, toujours à charge, David Dufresne, à force de précautions démocratiques, en refusant d’entendre comme de filmer des témoignages non assignables à une identité près, des policiers dont la face serait cachée, police à son tour son documentaire, réflexe d’une police de la pensée auto-immune, se transmuant pour l’occasion, paradoxalement, en porte-(de la bonne) parole des différents gouvernements en place en France depuis une vingtaine d’années, reprenant l’antienne selon laquelle, dans son documentaire, « La République se vit à visage découvert ».
Curieux slogan en manière de vivre ensemble, dont les débats sur l’interdiction de la dissimulation intégrale du visage dans l’espace public en France (en vérité, interdiction du port du voile intégral, niqab, hijab, produisant en ricochet des effets sur tout le champ social, loi incluant dans son orbe, y compris la dissimulation partielle du visage, par le biais d’une circulaire d’interprétation de la loi : le port de lunettes, écharpe, bonnet, casque de motos dissimulant tout ou partie du visage, sous-entendu, notamment et précisément dans le cadre de manifestations, en supplément de la loi dite anti-casseurs), débats qui ont donc montré, effet d’annonce oblige, que ce produit marketing de la pensée était partageable et partagé par l’ensemble de l’échiquier politique, sous réserve de quelques moutons noirs à l’extrême-gauche. Débats dont, curieusement, le port du masque sanitaire a, aujourd’hui, inversé la logique, puisque désormais la République se vivrait à visage couvert. Vérité en-deçà des Pyrénées…
Sans revenir sur une longue tradition philosophique libérale hostile à cette idée de la transparence des liens sociaux à laquelle ne se rallie pas David Dufresne, au minimum peut être signalé que, historiquement, au Moyen-Age, l’organisation du célèbre carnaval dans la petite commune de Venise est d’abord civil, démontrant que la concorde comme la cohésion sociale et politique entre les individus ne sont possibles qu’au prix d’un mensonge social, en se dissimulant le visage afin de défaire (faussement), une fois l’an, les hiérarchies sociales. Un thème de la dissimulation retrouvé encore chez les moralistes français, Chamfort et La Rochefoucauld en tête, pour qui, faire cité reposerait entièrement sur une logique de la duperie qu’il s’agirait d’organiser politiquement, aucun lien social n’étant possible sans fard. A cette lecture, David Dufresne pourrait aisément opposer celle qu’évoquent Buber (Je et Tu) et Levinas (notamment dans Totalité et infini), considérant que la rencontre du visage de l’autre intimerait l’ordre d’entrer en communication. Une philosophie qui, cependant, et sous réserve de préciser que le visage levinassien ne saurait se réduire à la face mais inclurait sans doute au premier chef « la nuque » de l’autre, son visage de dos, cette éthique de l’« autre », donc, qui fonde de manière contemporaine la logique du tout communicationnel, sous ses abords humanistes, s’affirme sous le péril car, dans ce cas de figure, n’existerait nulle échappatoire : l’altruisme épiphanique du visage d’autrui, sa nudité, fonderait la relation, interdisant donc de s’y refuser, de dire « non » à la communication, soit le contraire de la liberté. C’est un dialogue qui ferait, si l’on peut dire, non pas seulement « entrer » dans le dialogue mais contraindrait le dialogue, car c’est « Tu » qui prononcerait notre véritable « Je ».
Pour La Rochefoucauld, au contraire, ne demeurerait finalement jamais rien d’autre que le masque que chacun porte sur la scène sociale où se joue, à tout instant, plus que des conflits d’intérêts, une lutte à la fois absurde et féroce pour la reconnaissance et où tous se trompent, se dupent, se flattent les uns les autres, sous des apparences de courtoisie, de civilité et de politesse. « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre », écrit Pascal dans les Pensées. La société serait souterrainement le théâtre de la cruauté, un jeu de cour et de miroirs qui placeraient les acteurs dans une dépendance mutuelle, mais dont aucun n’aurait d’identité propre. Le moi, qu’est-ce donc pour La Rochefoucauld ? Un signifiant sans signifié, un concept qui ne fait signe vers rien. Pas même un masque ou une ombre. Un pauvre mannequin, intérieurement creux, un étui qui se mettrait en vitrine et se revêtirait de ses plus beaux atours pour mieux dissimuler le vide de son être. Le monde social serait ainsi vide et ne laisserait planer qu’un « grand silence » sans appel ni écoute au milieu duquel l’homme lucide serait nécessairement amené à éprouver la solitude la plus radicale (Nietzsche, Aurore, § 423, « Le grand silence du monde »).
Finalement, masqué, le policier au visage dissimulé, auquel se refuse démocratiquement David Dufresne dans son film, serait l’homme socialement démasqué dont la nature inquiétante serait mise à nu. Car le masque social serait ici ôté non pas pour retrouver la transparence et l’innocence d’une nature originaire que recherchait Rousseau, que voudrait provoquer artificiellement David Dufresne, mais au contraire pour rendre manifeste l’opacité de l’être, la force, le désordre et la terribilité des passions/pulsions. Montrer, une nouvelle fois, l’image manquante. Le policier dont le visage serait dissimulé dévoilerait ainsi l’individu ressaisi dans son obscure intimité. Être anonyme dans l’espace public deviendrait ainsi non pas le lieu souverain de la transgression du lien social, comme l’affirme David Dufresne, mais de sa vérité, dont le moment serait vécu avec une frénésie redoublée par la conscience de se savoir vide d’être et nous, spectateur, de le constater.
La transparence si chère à David Dufresne, au fond, représente la tentation du masque total : c’est-à-dire l’archétype du visage humain soustrait aux vicissitudes des passions et des pulsions, une sorte de visage « divin », un flic « désexué » de sa matraque et comme sculpté dans une épaisseur charbonneuse et d’une perfection pétrifiée qui donnerait à voir une sorte d’idée platonicienne de la créature humaine et, en même temps, une déperdition de substance.
Au contraire, la dissimulation/la non-transparence exprime la non-coïncidence avec soi, l’impossibilité de refermer l’identité sur elle-même, en d’autres termes, la conscience de son manque à être, sa déhiscence, qui autoriserait de faire un pas vers l’autre comme elle conditionnerait, ce faisant, véritablement l’échange de type démocratique à laquelle voudrait prétendre le documentaire. « Les vérités métaphysiques, disait O. Wilde, sont la vérité des masques » (Intentions, Stock, Paris, 1928, p. 240), parce que « Voir un visage revient à dire en silence son énigme invisible » (J.-L. Marion, Le visible et le révélé, Cerf, Philosophie et théologie, Paris, 2005, p. 56). David Dufresne offre en contrepoint son documentaire : la discussion démocratique y reposerait, a contrario, sur la vérité d’une parole indexée sur un visage nu et offert à son interlocuteur, comme le martyre s’exposerait à son bourreau.
Cette transparence des liens sociaux à laquelle se rallie David Dufresne est-elle, dès lors, un mensonge que chacun est prêt à croire sur parole ? Une certaine philosophie, à laquelle se rallie le réalisateur, le renie : le processus de reconnaissance, au cœur du vivre ensemble, aurait pour corollaire de se déplacer mais aussi de discuter dans l’espace public visage sans cesse disponible, figure de merchandising. A force d’être ressassé, ce leitmotiv en forme de réquisitoire a semblé gagner en vérité ces dernières années, effort auquel participerait massivement le film.
Il ne s’agirait pas tant, critiquant le film, de faire, dès lors, un tableau de cette société gagnée par le tout communicationnel, mais de montrer que ce devant quoi une société se prosterne, comme le documentaire de David Dufresne, nous montre ce qu’elle est. Il faudrait donc plutôt faire l’analyse de l’éloge qui est ainsi fait de la transparence. A cet égard, l’esprit du temps, ce zeitgeist, auquel participe le film, semble marquer la victoire intellectuelle d’une certaine forme d’espace public formulée par le philosophe allemand Habermas, dont il ne serait peut-être pas inutile de dire quelques mots pour apercevoir la difficulté qu’il y aurait à utiliser par l’image les thèses.
Habermas, au cours de années 70, participe à la querelle des historiens, grand débat national en Allemagne au cours duquel il s’agit de penser les conditions d’émergence du nazisme : accident purement factuel ou bien au contraire événement de type structurel ? Pour Habermas, si le nazisme a pu naître au monde, c’est qu’il a d’abord grossi depuis le ventre de la bête : l’État. Le problème serait donc structurel. La solution, dès lors, afin de se prémunir de toutes les formes autoritaires de l’exercice du pouvoir politique : se débarrasser du lit du nazisme, soit la souveraineté de l’État, cette violence fondatrice mais aussi gestatrice toute souveraine, qui imposerait en permanence son point de vue comme sa décision, interrompant toute forme de débat dans un moment toujours autoritaire. Habermas entend donc développer, dans le même mouvement critique, une théorie de la communauté sociale démocratique de type radical, une nouvelle manière de fonder la légitimité des normes permettant le vivre-ensemble autrement que par la voie de l’imposition étatique. Il faut donc, pour lui, repenser la souveraineté dans l’une de ses fonctions essentielles, celle de l’édiction des normes de conduites. Car si toute puissance étatique impose sa décision de façon par trop directive, cela ne pourrait plus suffire à en assurer la légitimité dans un cadre réellement démocratique. Les normes ne pourraient être légitimes que sous la seule réserve d’être discutées et remises en cause démocratiquement, c’est-à-dire en permanence par tous les acteurs de la communauté sociale.
fin se débarrasser de l’autoritarisme de l’État, Habermas considère alors que ce qui ferait la modernité de notre époque, ne serait pas le surgissement de la Raison, mais l’avènement du langage. Cette nouveauté proprement révolutionnaire, partant réellement démocratique, résiderait, en effet, dans le médium utilisé afin de communiquer. C’est qu’au sein du langage, considère Habermas, gît une normativité qui s’imposerait chaque fois à quiconque entrerait en communication avec autrui. Le langage appellerait que l’on justifie en permanence ce que l’on énonce chaque fois que l’on prétendrait à la validité, dans le cadre, par exemple, d’un débat sur des normes sociales. Mais cette ouverture du discours devrait encore s’opérer selon un mécanisme qui s’exercerait sans violence. Une nouvelle fois, il s’agirait d’exclure pour Habermas cette « violence » étatique, cette contrainte institutionnelle, autrement dit le caractère unilatéral par lequel les normes seraient imposées une fois votées par les organes de l’État. Cet « agir communicationnel » théorisé par le philosophe va dès lors se distinguer de l’agir rationnel par lequel les individus utiliseraient le langage à des fins de manipulation, de stratégie, dans le but d’influencer leur interlocuteur en l’obligeant à se rallier à une certaine interprétation (économique, par exemple). Cet agir communicationnel ne pourrait donc relever le défi de la fondation des normes qu’au prix d’un effort : la transparence du propos. Dans cet espace public de type démocratique tout doit être, en effet, lisible et sitôt dicible, communicable, si bien que le lien social ne pourrait être sécrété que par la transparence, la visibilité, la sincérité, promues par ces visages nus dont parle David Dufresne, lui interdisant, dès lors, d’accorder un droit de parole anonymisé.
Démocratie nouvelle manière qui implique, dès lors, que toute fin stratégique soit évacuée. Si le propos doit être sans cesse transparent, dans le cadre du débat démocratique, c’est que doit en être exclu, dès lors, toute arrière-pensée. Les mots prononcés par chacun épuiseraient la chose, comme l’image chez David Dufresne serait censée être un pur signifiant : il deviendrait inutile d’interpréter ce que dit son interlocuteur, tout étant clair, disponible, déjà-là, aucune parole ni images manquantes, donc véritablement communicables.
Toutefois, c’est notable, Habermas lui-même, sous l’effet de nombreuses critiques, va abandonner cette conception de la discussion démocratique au début des années 90 (voir Droit et démocratie). En effet, pour éviter toute forme de manipulation comme de visée stratégique, Habermas considère qu’il faudrait être doté de qualités hors du commun : avoir du tact, de la sagacité, se trouver, en somme, dans une forme d’intelligence supérieure, au-dessus de la mêlée, dont seule une élite, au fond, quasi-divine, serait capable. Son idéal de transparence démocratique ne serait donc qu’un idéal de pureté qui ferait la promotion d’un modèle angélique de la communication, modèle qui, dès lors, n’aurait plus rien de démocratique puisque, proprement, seule une aristocratie de la pensée serait en mesure de parler au nom de tous les autres. Une captation/privation de la parole (par les organes de l’État) dont le philosophe entendait pourtant débarrasser son modèle.
David Dufresne serait-il donc plus habermasien qu’Habermas lui-même ? C’est à craindre quand il considère que la mise à plat de la parole entre les différents intervenants dans son film empêcherait une parole anonyme de se délier. Pour David Dufresne, l’anonymat serait un scellement, il enfermerait celui qui dissimulerait ainsi son visage comme, au fond, sa parole. Curieusement, chacun serait l’obligé de cette loi démocratique à laquelle le documentaire souscrit. Dissimuler son visage comme sa parole, le rabaisserait à l’état d’indignité. La nature même du débat démocratique le proscrirait. Ce raisonnement in naturalibus, qui tient les visages nus comme étant la vérité des liens sociaux, parce qu’ils permettraient la reconnaissance par transparence, finit bientôt par pervertir le sens du documentaire. David Dufresne, optant pour cette voie, tente finalement en vain de conjurer cette menace qui hante toute forme de débat démocratique : à vouloir sauvegarder la liberté, il finit par y attenter. Son documentaire a beau « rêvé » que le débat, faisant intervenir intellectuels comme la parole populaire/cette vieille sagesse populaire incarnée par une Gilet jaune (Mélanie Ngoye-Gaham), pourrait être pur de toute forme d’exclusion par volonté d’inclusion, beau jeu de croire et faire croire que la démocratie ne saurait exister hors de ce bannissement, ce documentaire ne cesse pas pourtant d’inclure en son for intérieur ce qu’il voulait exclure : précisément le retranchement. Le discours de David Dufresne sur la nécessaire liberté de l’expression par effet de transparence fait ainsi apparaître qu’il tente de s’immuniser contre ce qui structure son raisonnement. Il est donc contraint, après avoir dissimulé vainement l’opération d’exclusion (d’une parole anonyme, celle de policiers, le cas échéant) par inclusion de toutes les formes de paroles, autorisées académiquement ou non, de l’exposer pleinement. Son documentaire est alors repris par ce à quoi il tentait d’échapper, au moment où il voulait y échapper : il est organisé et structuré à son corps défendant. Plus il tente de faire disparaître et effacer la logique du bannissement, plus cet effacement laisse des traces et fait apparaître comment l’ostracisme, qu’il entendait pourtant combattre, est la matérialisation de son discours. A force de croire qu’il existe un espace public où se fabriquerait le lien social, qui devrait être immunisé de tout refus, de toute extériorité, de toute immixtion étrangère à une certaine forme de vivre ensemble, ce discours révèle qu’il ne peut se passer de ce dehors qui le contamine et le parasite, nécessite qu’il en appelle lui-même à l’exclusion pour conjurer cette part maudite.
Pour preuve encore, le dispositif du documentaire, dans les phases de réflexion où circule censément une parle « intelligente », est proportionnellement inverse, dans sa violence, à celle de la police. Précisément, quand les policiers sont placés face à des contradicteurs, jamais ce dispositif ne fonctionne pour les intellectuels comme la parole populaire. En face à face, chaque spécialiste opine du chef face à son interlocuteur-jamais-contradicteur comme ses intellectuels de plateau que David Dufresne enfile comme perles à l’écran, distinguant intellectuels sérieux (les siens, dos à la police) des intellectuels fumeux (ceux des autres, tout contre la police). La bêtise, la grande bêtise, est de croire qu’elle est toujours celle de l’autre ; la grande bêtise est d’être persuadé qu’on puisse en réchapper. La bêtise, plus dure qu’un roc, disait Flaubert. L’espace intellectuel, à l’instar de la police, comme les manifestants, est présenté, ce faisant, comme un corps lui-même unifié, comme si le champ académique, à l’intérieur d’une même discipline, n’était pas lui-même fracturé, marqué d’enjeux aux forts accents d’une lutte des places. Tous d’accord, des bénis non-non, une compromission de la pensée, qui retourne furieusement l’argument développée par Monique Chemillier-Gendreau dans le documentaire : quand tout le monde est d’accord, la démocratie n’est plus. « La démocratie n’est pas le régime du consensus, mais du dissensus ». Au pays de oui-oui l’intellectuel, nulle trace d’une accroche. Pensée unique ? Pensé flashé, LBDisée.
Cet argumentaire de David Dufresne, sur la nécessité qu’il y aurait à être dans un rapport de transparence en démocratie, dès lors, repose sur une contradiction performative, un propos illogique, dont l’intelligence se dissout à l’instant où il est formulé.
La logique d’une telle contamination systématique par l’évincement oblige dès lors à repenser ce documentaire et à montrer comment ce concept de transparence, depuis les images montrées, vérifiées par David Dufresne pour échapper au procès, pourtant fait par le syndicaliste policier, de n’être pas contextualisées (refaisant le débat, qui de l’œuf ou la poule aurait débuté les hostilités ?), images portant sur leur seul dos le poids de leur vérité, évidentes en elles-mêmes et par elles-mêmes, comment cette logique de transparence exerce sa contrainte et sa loi sur son film. Cette construction documentaire est en effet complice et solidaire de présupposés philosophiques problématiques. Refuser de voir combien ce film est constitutivement déchiré entre ce qu’il veut dire et ce qu’il dit, c’est refuser de le voir correctement : le réduire à des thèses et des doctrines dont l’unité ne serait jamais inquiétée ni exposée à ce déchirement. Au moment où ce documentaire efface, réduit, dissimule, évite et met dehors un projet d’exclusion, il le réintroduit en défendant une certaine conception de l’espace public, portée par son réalisateur dans les différents entretiens donnés. Ce discours, à l’instant où il tente d’exclure la dimension matérielle, différentielle, parasitaire de lui-même, se trahit à ce moment et aggrave ce qu’il tente de faire disparaître. Il laisse inclure ce qu’il exclut et inscrit ce qu’il essaie d’effacer. Ce documentaire, comme le discours de son réalisateur en est le soutien, produit ainsi l’effet inverse de celui qu’il recherchait. Il ne serait donc pas possible, au cœur de cet espace communicationnel, d’y porter la contradiction : y circulant par la parole, on serait interdit de porter le non à la communication, en s’y refusant anonymement. Cette raideur dans la nuque de David Dufresne ne lui permet pas d’apercevoir qu’il existe d’autres variantes de l’espace public, le sociologue Richard Sennett (Les tyrannies de l’intimité), contre Habermas, proposant, par exemple, de penser un autre type d’espace public, au centre duquel, au contraire, le masque serait la marque de la civilité : il permettrait la pure sociabilité en évitant toute forme de tyrannie, qu’elle soit privée ou publique. Il existerait donc un autre type d’espace public qui défendrait la possibilité de communiquer son refus de la communication, au fondement du contrat social : on n’est pas plus libre face à un interdit que face à un impératif. J’allais dire, face à un flic qui tendrait la main à celle d’un Gilet jaune qui a disparu.
Notes
1) R. Chemana, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Paris, 1993, p. 237.
2) J. Lacan, Le séminaire, livre XX, Seuil, le champ freudien, Paris, 1975, p. 132.
3) J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », in Écrits, Seuil, le champ freudien, Paris, 1966, p. 388.
4) « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, op. cit., p. 319.
5) Logique du sens, Minuit, Critique, Paris, 1969, p. 89.
6) Logique du sens, op. cit., p. 84.