Chers amis, ça va !
Ça va, aussi parce que je n’ai pas envie de vous répondre que ça va mal.
Pourquoi est-ce que, en vous disant que ça va, j’ai le sentiment confus de me montrer grossier ?
Et pourtant je connais la joie de vivre – pas tout le temps évidemment, mais assez souvent pour me dire qu’elle est possible, et plus précieuse que tout.
La Joie de vivre, c’est le titre d’un des meilleurs Zola, vous l’avez lu ? L’histoire d’une jeune fille puis jeune femme, Pauline, qui fait barrage de tout son corps aux tempêtes d’égoïsme qui veulent la briser.
La joie de vivre : c’est elle qui manque, ou qui doit manquer par-dessus tout, en sorte que c’est elle qu’il faudrait vouloir et pouvoir communiquer.
C’est d’ailleurs, je crois, le sens des « ça va ? ça va ! » souriants qu’on se lance quand on se croise, comme si on se devait les uns aux autres ce rappel qu’on connaît de bons moments, et qu’on se retrouve pour en passer d’autres ensemble...
Alors, le désastre et sa romantisation, je vais vous les épargner. Mais en les convoquant quand même une fois, à travers cette page de Camus – sur l’amitié, justement – que je viens de lire dans La Chute :
« ...j’ai appris à me contenter de la sympathie. On la trouve plus facilement, et puis elle n’engage à rien. « Croyez en ma sympathie », dans le discours intérieur, précède immédiatement « et maintenant, occupons-nous d’autre chose. » C’est un sentiment de président du conseil : on l’obtient à bon marché, après les catastrophes. L’amitié, c’est moins simple. Elle est longue et dure à obtenir, mais quand on l’a, plus moyen de s’en débarrasser, il faut faire face. Ne croyez pas surtout que vos amis vous téléphoneront tous les soirs, comme ils le devraient, pour savoir si ce n’est pas justement le soir où vous décidez de vous suicider, ou plus simplement si vous n’avez pas besoin de compagnie, si vous n’êtes pas en disposition de sortir. Mais non, s’ils téléphonent, soyez tranquille, ce sera le soir où vous n’êtes pas seul, et où la vie est belle. Le suicide, ils vous y pousseraient plutôt, en vertu de ce que vous vous devez à vous-même, selon eux. Le ciel nous préserve, cher monsieur, d’être placés trop haut par nos amis ! »
J’ai lu ensuite qu’avec ce livre Camus répondait à Sartre qui l’avait humilié publiquement... Peu importe. J’ai trouvé, dans ce passage, que son cynisme n’a pas tant que ça l’accent de l’amertume, que Camus n’y est pas soumis, qu’il s’en amuserait plutôt. Comme si, derrière cet effort pour se montrer sans illusions, il en restait un tas, un beau tas comme un trésor
C’était il y a 70 ans et, si le cynisme a depuis pénétré et vicié tout le champ intellectuel et artistique, il a largement emporté avec lui cette joie de vivre qu’on sent chez Camus, et sans laquelle il ne se serait pas permis, je pense, de parler ce langage.
Notre tâche, donc, est inversée, puisque notre situation l’est. Nous n’avons plus à nous montrer aussi durs avec nous-mêmes ou nos contemporains, car qui ne l’est pas ? Au contraire, il nous faudrait repêcher le bonheur – non l’illusion. Comme Peter Nestler, avec ses films et ses photographies. On n’y trouve jamais de fatigue d’exister.
Car peut-être c’est en dirigeant nos yeux et nos oreilles vers notre force qu’on pourra le mieux reconnaître et évoquer, en un geste contraire à celui de Camus, la souffrance inoubliable et persistante des humiliés et des oubliés, par exemple ce môme dont je vous ai montré quelques images que j’ai dû vite dérober, mais qui reviendra, n’en doutez pas.