Ce moment où il s’approche d’elle, presque au ralenti, alors qu’elle commence à lire d’une voix décrochée du monde, vibrante et comme absente ; voix qui semble le faire glisser vers elle, vers ce qu’elle lit jusqu’à ce que sa voix à lui se joigne à la sienne dans une lecture à deux qui les emporte aux ultimes mouvements de la séquence : une légère inclinaison de sa nuque, une caresse aérienne : il lui touche légèrement le contour de sa joue gauche et quelques mèches de cheveux ; gestes ramenés par des mots ; les mots des autres au contact de leurs voix devenues leur voix. Vibrations à l’unisson, brève et éternelle communion. Mots, supports de nos vibrations intérieurs, qu’importe leur substance, ce qu’ils disent. Je garde intact ce moment puissant comme si je devenais tout ce que je voyais. Je suis Nahla lisant, je suis Ibn Battutâ emporté par ces vibrations, mêlant les miennes aux leurs, je suis cette inclinaison, cette caresse, je deviens cette musique, Notre musique. Maintenant K. retrouvait son calme. Il a appris à emmagasiner les instants de bonheur procurés par un film, un livre, un être. Sans même le rappeler, le temps de la béatitude s’active en lui spontanément pour contrer ce qu’il appelle ses crises d’angoisse. Maintenant, la disparition de cette inconnue si proche est tolérable. Elle ne passera plus. Il l’a peut-être perdue de vue à tout jamais mais son visage reviendra susciter en lui le même bonheur que le souvenir de ce film qui le désangoissa pour un temps.
Extrait de Poser un regard (à paraître)