Texte tiré de : http://www.cadrage.net/films/apocalypse.htm
La nouvelle de Joseph Conrad intitulée Heart of Darkness (1) indexait la représentation de l’horreur intrinsèque à l’occupation coloniale menée au Congo à la fin du 19ème siècle sur le point de vue ethnocentriste – ce point de vue considérait l’Africain comme la victime absurde, inconsciente, lointaine et « naturelle » de la folie tropicalisée des Occidentaux dont elle révélait à son corps défendant la potentielle fureur barbare. L’adaptation cinématographique qu’en a tirée Francis F. Coppola à la fin des années 1970 effectue cette translation certes subtile, entre, d’une part, guerre coloniale passée et d’autre part, guerre impériale contemporaine, mais selon les critères d’une opération de représentation (qui est une opération de réduction sensible, voire d’escamotage comme on va le voir) du Vietnamien comme matière première, lointaine et impersonnelle destinée à l’alimentation anonyme de la puissance occidentale. Une matière tout juste bonne à être assimilée et subordonnée à un nouveau tour de manivelle de la folie tropicalisée des Occidentaux dont la cyclicité même, semble alors fournir le gage formel de sa pérennité assurée.
La translation entre le colonialisme belge d’hier et l’impérialisme étasunien d’aujourd’hui induit très logiquement l’idée platonicienne d’une circularité structurelle, propre à la vision ethnocentrée de Joseph Conrad et que conserve la vision tout aussi ethnocentrée de Francis F. Coppola (2). Une vision selon laquelle l’horreur coloniale et la terreur impériale (qui la répète en farce comme le dirait de façon hégélienne Karl Marx) produisent le cercle infernal dantesque, la scène circulaire et shakespearienne pleine de bruit et de fureur où l’Occident continue sans interruption de régler avec lui-même les comptes compliqués de sa propre puissance. Cette dernière trouve à recharger ses batteries à partir de cette énergie vitale première que lui fournit la masse indifférenciée (et indifféremment brûlée) des corps africains dans Heart of Darkness et de ceux des Vietnamiens dans Apocalypse Now.
Cette circularité est très précisément ce qui gêne dans la nouvelle de Joseph Conrad. Elle ne cesse pas de gêner dans le film de Francis F. Coppola qui hérite de la vision ethnocentrée que cette circularité logiquement induit. La gêne est plus grande puisque l’héritage d’une telle vision survient après au moins sept décennies de luttes d’émancipation naguère dénommées tiers-mondistes et presque autant de « Postcolonial Studies » qui les ont interprétées, très souvent accompagnées et poursuivies dans le cadre du champ universitaire et de la recherche historique et politique (Edward W. Saïd en fut d’ailleurs l’une des figures maîtresses, et ce jusqu’à la mort). Cela va même très loin puisque cette circularité, dans sa raison foncièrement anti-dialectique (3), par son inscription immédiate au frontispice formel du film lui-même, est d’emblée ce qui ne sera donc jamais problématisée. Ceci nous permettra de vérifier ce qu’a montré solidement le philosophe Jacques Rancière, à savoir que les affaires de l’esthétique ont toujours été les affaires de la politique, et la réciproque est également vraie : « La politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun de la communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants (…) Le rapport entre esthétique et politique, c’est alors, plus précisément (…) la manière dont les pratiques et les formes de visibilité de l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa reconfiguration, dont elles découpent des espaces et des temps, des sujets et des objets, du commun et du singulier (…) Cela veut dire qu’art et politique ne sont pas deux réalités permanentes et séparées dont il s’agirait de se demander si elles doivent être mises en rapport. Ce sont deux formes de partage du sensible suspendues, l’une comme l’autre, à un régime spécifique d’identification » (4)
En effet, que vaut la situation du hit The End du groupe rock psychédélique The Doors placé justement en ouverture du film ? Et que vaut cette localisation en rapport avec un récit qui tout à la fois peut très bien valoir comme un immense flash-back de plus de deux heures (de plus de trois pour la version longue appelée Redux et sortie en 2001) narrant à rebours ce qui a déjà eu lieu ou bien valoir comme une projection hallucinée au devant d’une réalité peut-être fabulée dont la fin reste imprévisible en plus d’être soumise à l’indétermination subjective de son statut narratologique ? Le fleuve joue d’ailleurs cette fonction esthétique de miroitement (4) de ces deux ou trois modalités narratives possibles et indistinctement entremêlées (passé remémoré, présent au devenir imprévisible, pure fabulation hallucinée), ce qui aide d’ailleurs Francis F. Coppola à brouiller les ressorts classiques de la mimésis aristotélicienne avec laquelle en tant que cinéaste hollywoodien il n’a jamais entièrement rompue, et encore moins avec Apocalypse Now. Est alors induit ceci : le commencement et la fin échangent leurs valeurs respectives comme leurs relations d’antécédence et de conséquence, et ce continûment et sans fin, noyant ainsi toute possibilité de dialectique ou de compositions originales entre le dedans et le dehors comme aimait à les pratiquer dans ses films Stanley Kubrick. Il faut comprendre que l’histoire que nous conte alors Apocalypse Now a (toujours) (déjà) eu lieu comme elle ne cesse (et ne cessera donc ?) jamais d’avoir lieu, révélée dans son effectivité objective convulsive et dévoilée dans ses implications subjectives tourmentées (6) comme les deux faces d’une seule et même réalité tournoyante sur son axe telle une toupie.
Ce temps circulaire est un voyage immobile comme en a décrit Charles Baudelaire, le poète de la modernité formulant ainsi comme une prémonition poétique possible de ce que pourra offrir l’expérience cinématographique, et Francis F. Coppola n’a rien ignoré des homologies structurales existant entre cette expérience et l’expérience narcoleptique, lui qui était lors du tournage de son film constamment défoncé au haschisch (n’a-t-on d’ailleurs pas décrit Apocalypse Now comme justement étant un « film trip » ?). Ce temps devenu esthétiquement circulaire ou immobile, c’est-à-dire politiquement déshistoricisé, est selon la vision métaphysicienne du cinéaste celui de la violence technicisée et massivement utilisée que la puissance (coloniale ou impériale, belge ou étasunienne, d’hier et d’aujourd’hui, toujours instrumentale, toujours occidentale, toujours sacrificatrice et, partant, toujours d’essence chrétienne) (7) véhicule en son sein et dont la guerre étasunienne contre le Sud Vietnam n’offrait qu’un exemple signifiant, qu’une manifestation sensible parmi d’autres. Ce que nous confirment les propos suivants : « Certes Coppola ne réalise pas un film politique au sens où l’on entend généralement ce mot. Surtout, il ne propose ni même suggère aucune issue. A vrai dire, Apocalypse Now exprime un pessimisme si total qu’on peut raisonnablement supposer que le réalisateur et le scénariste n’ont pas attendu la guerre du Vietnam pour le fonder et l’argumenter [souligné par nous]. Pour eux, cette guerre ne vient sans doute que vérifier l’idée suivante : il y a dans l’homme une part irréductible de sauvagerie originelle (biblique, si j’ose dire – mais le titre me pousse à oser) qui, quand elle refait surface, est susceptible de ramener d’un coup et n’importe quand l’humanité à son point de départ, le seul « progrès » consistant dans le perfectionnement des instruments de la barbarie. Voilà pour l’idée ou, si l’on veut, l’idéologie qui semble sous-tendre le film » (8)
La particularité de la puissance occidentale selon Francis F. Coppola, prouvant par là sa réelle lucidité quant aux nouveaux régimes d’images qui se mirent en place notamment avec la couverture
médiatique de la guerre du Vietnam, vient qu’elle aime particulièrement à mirer les effets spectaculaires et réellement dévastateurs de son propre déploiement (9). Les critiques d’alors, tant
celles de Jean Baudrillard (« Coppola ne fait rien d’autre : tester la puissance d’intervention du cinéma, tester l’impact d’un cinéma devenu machinerie démesurée d’effets spéciaux. Dans ce
sens, son film est bien quand même la prolongation de la guerre par d’autres moyens, l’achèvement de cette guerre inachevée, et son apothéose. La guerre s’est faite film, le film se fait guerre,
les deux se rejoignent par leur effusion commune dans la technique ») (10) que celles de Serge Daney (« Coppola remonte le fleuve de la civilisation à la barbarie, pas la barbarie des
autres, mais celle dont on provient, dont toute civilisation provient, du côté de la horde paternelle. Si cette remontée-là aussi tourne court, c’est parce que Coppola n’a pas vraiment choisi
entre délire surréaliste et cruauté ethnographique ») (11), sont parfaitement justifiées. Surtout lorsqu’elles insistent chacune d’entre elles avec pertinence sur le caractère symboliquement
contre-offensif ou politiquement amnésique du film mais surtout sur celui de la surexposition spectaculaire d’un spectacle cinématographique dont la logistique même épouse dans ses rapports de
production la logistique militaire étasunienne (12). D’ailleurs, Apocalypse Now n’a-t-il pas joui – chose insuffisamment sue et rappelée – des ressources matérielles que lui
offrait le gouvernement des Philippines d’alors, c’est-à-dire la tyrannie sanglante et anti-communiste exercée sous la protection militaire des États-Unis par le dictateur Ferdinand Marcos dont
l’existence même s’inscrit historiquement dans la continuité géostratégique de la politique impériale étasunienne depuis plus d’un siècle maintenant ? (13)
Mais revenons à cette circularité dont l’idéologie structurelle constitue aussi le dispositif esthétique d’un film dont le récit semble comme monté en boucle pour n’avoir jamais affaire au camp d’en face (14). En une suite de fondus enchaînés entremêlant au début de Apocalypse Now, dans les mêmes eaux filmiques et soniques, le tournoiement visuel des pals d’un ventilateur, le tourniquet sonore des pals d’un hélicoptère de guerre et le cercle dilaté de la pupille de Willard, Francis F. Coppola trace les contours logiquement circulatoires à partir desquels une commune unité formelle juxtapose et relie ensemble la forêt vietnamienne napalmée, la peau blessée et ensanglantée et le corps brûlé par l’alcool du narrateur. C’est un même feu qui court de part et d’autre de ces images fondues en un seul enchaînement liquide : celui du cercle de la puissance technique occidentale dont l’opposition vietnamienne se trouve aussitôt réduite à assurer une pure et simple fonction rotatoire. Cet incendie est celui du corps possédé par la fureur christique de la puissance à laquelle il participe quoi qu’il lui en coûte psychiquement. Et s’il est celui-là, il n’est symboliquement alors plus du tout l’incendie produit par le riche dispositif militaire à seule fin de soumettre un peuple et un territoire à la juridiction économique et politique du gouvernement d’un autre, quels que soient pour ce dernier les coûts humains et écologiques à supporter. On rappellera quand même l’évidence, à savoir que : « Si de tels épandages massifs de défoliants ont de lourdes conséquences sur l’écologie, leurs effets néfastes ne sont pas moindres sur les animaux et les hommes. D’après des statistiques encore incomplètes, plus de 1.293.000 personnes ont été intoxiqués de 1961 à 1969. La plupart des victimes souffrent de maladies chroniques, affections ophtalmiques, maladies gastro-intestinales, paralysies, etc. Dans les neuf premiers mois de 1970, 185.000 personnes ont été atteintes et plus de trois cents sont mortes » (15). Esthétisée au sens le plus dégradé du terme, c’est-à-dire délestée de son poids réel de destruction, la forêt napalmée qui introduit le film de Francis F. Coppola figure l’oubli sensiblement volontaire de l’horreur qui lui est historiquement liée. Pour prendre un exemple artistique et politique complètement opposé, le dispositif pictural fragmentaire mis en place par Pablo Picasso dans Guernica rendait justement aux spectateurs l’épouvante de la dislocation fasciste des civils espagnols dont la presse d’opinion dominante d’alors s’était bien gardée de rendre compte. Les vapeurs d’alcool dans lesquelles baigne Willard et qui rejoignent les bouffées haschischines du cinéaste possèdent aussi cette valeur dissolvante qui sait confondre en un seul tout homogène et flou les vertus conjuguées de l’analgésie avec celles de l’amnésie.
Ce n’est pas la guerre des gouvernements enchaînant leur peuple respectif de gré ou de force dans les rets de leurs ambitions antagoniques et de leurs intérêts divergents qui intéresse Francis F. Coppola dans Apocalypse Now (16), mais celle que se livrent au sein même de la puissance de feu impériale et circulaire (de Willard à Kurtz et retour à l’humanité de la base) ceux qui l’utilisent à des fins strictement personnelles (comme Kurtz) et ceux qui, en mettant un terme à l’activité de tels individus, régularisent ainsi leur situation propre en participant à l’autorégulation de la puissance qu’ils servent anonymement. Mission accomplie pour Willard qui a préféré, à l’occupation du trône désormais vacant mais hier encore possédé par un homme qui avait régressé au point d’être possédé par la rêverie archaïque, maladive et fatale de l’homme mortel devenu dieu vivant, revenir parmi les humains et les simples vivants qui occupent militairement un territoire souverain (17). Ces humains et ces simples vivants fournissent les rangs ordonnés de la « raison instrumentale » (Theodor W. Adorno) manipulée par l’autorité « légale-rationnelle » (Max Weber) de la puissance étasunienne ainsi rendue circulairement dans son bon droit. Ce droit est celui de l’expression de sa modernité technique impersonnelle (et donc collective) à laquelle appartient le film de Francis F. Coppola dans sa production même, modernité guérie de la nuisance archaïsante et sacrale de ceux qui veulent l’accaparer à leurs propres fins en la privatisant, en la personnalisant (18). Privée de visage, désacralisée, la puissance impériale conséquemment plus élargie en prive automatiquement tous ceux qu’elle combat. Qu’ils aient été vietnamiens hier ou bien qu’ils soient irakiens aujourd’hui.
« Un jour, un cinéaste américain fera un film sur ce que les Vietnamiens – ceux du Sud, ceux du Nord – en pensaient, de cette guerre ; et comment et pourquoi ils l’ont faite. Un cinéaste
américain ? Ne serait-ce pas plutôt l’affaire d’un cinéaste vietnamien ? Sans doute » (19).
Du même auteur:
Histoire de Marie et
Julien publié dans Cadrage en 2003
NOTES
(1) En français Au cœur des ténèbres, ce récit fut initialement publié en 1902 (par exemple éd. Mille et une nuits, 1999).
(2) Edward W. Said remarque justement que les œuvres hollywoodiennes du genre de celle produite par Francis F. Coppola « s’appuient toutes sur le même postulat : la source cruciale de
l’action et de la vie sur la planète est l’Occident, dont les représentants paraissent libres d’infliger leurs fantasmes et philanthropies à un tiers monde sous-doué. Dans cette perspective, les
régions "périphériques" du monde n’ont pas de vie, d’histoire ou de culture qui vaillent d’être mentionnées, pas d’indépendance ni de cohérence propre qui méritent d’être évoquées sans
l’Occident. Ou, s’il y a quelque chose à représenter, c’est, dans le droit fil de Conrad, une réalité inimaginablement corrompue, dégénérée, incurable » (Culture et impérialisme,
éd. Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 21-22). Quant à la nouvelle de Joseph Conrad elle-même, Edward W. Said note plus loin : « Si Au cœur des ténèbres est à ce point efficace, c’est que
sa politique et son esthétique sont impérialistes – ce qui, à la fin du 19ème siècle, paraissait esthétiquement, politiquement et même épistémologiquement inévitable, inéluctable (…) La
circularité, la parfaite clôture de l’ensemble [souligné par nous] est non seulement esthétiquement mais même mentalement inattaquable. Conrad est si conscient de situer le récit de Marlow au
sein d’un moment narratif qu’il nous permet en même temps de prendre conscience que l’impérialisme, bien loin d’englober sa propre histoire, est circonscrit par une histoire plus large (…) que
Conrad a donc laissé vide » (ibid., p. 63). Notre analyse se veut pour partie le développement modeste du contenu de ces lignes adapté au film de Francis F. Coppola dont le contenu critique
envers l’impérialisme étasunien dont il procède structurellement est tout aussi problématique que le texte littéraire qui en a inspiré le scénario.
(3) Le meilleur cinéaste étasunien à avoir soutenu, rigoureusement et dans toutes ses conséquences culturelles, politiques et philosophiques, la question de l’épistémè – le concept est
de Michel Foucault et traite de tous les phénomènes de rapports liant différents types de discours et correspondant à une époque historique donnée – que le cercle propre à l’expression de la
puissance occidentale conceptualise, est Stanley Kubrick. Et si Francis F. Coppola tente visiblement et laborieusement ici de l’égaler, il n’ose jamais s’aventurer au-delà de la délimitation que
trace épistémologiquement ce cercle. Pourtant, le dehors du cercle existe bel et bien : c’est par exemple le monolithe de 2001 : A Space Odyssey (1968) fonctionnant à chaque apparition
comme quatre césures et quatre sauts quantiques corrélatifs, c’est la Vietnamienne de Full Metal Jacket (1986) qui vaut d’ailleurs comme réponse à la détestation éprouvée par le cinéaste
pour Apocalypse Now, c’est encore la possibilité d’une aventure sexuelle extraconjugale dans Eyes Wide Shut (1999) qui ouvre à la petitesse bourgeoise new-yorkaise (et «
androcentrique » ajouterons-nous pour parler comme le sociologue Pierre Bourdieu) l’incommensurable d’un cosmos qu’elle était jusqu’alors incapable de s’imaginer.
(4) In Malaise dans l’esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 39-40. Les procédures cinématographiques de mise en visibilité et en audibilité dont dépend esthétiquement Apocalypse
Now, parce qu’elles sont l’expression du choix, dans le cadre de la représentation cinématographique, de valoriser ou d’exclure, de diminuer ou d’exagérer, de souligner ou bien d’ignorer des
pans entiers du réel de la guerre étasunienne menée contre le Nord Vietnam, sont conséquemment des procédures politiques qui reconfigurent dans le cadre des représentations collectives générales
l’image de la réalité de cette guerre. Et c’est bien comme cela qu’elles seront examinées ici, sans complaisance aucune avec le caractère simplificateur de « film culte » attribué depuis à
Apocalypse Now, et qui sert trop souvent de filtre protecteur contre l’usage objectivant de la raison critique.
(5) Cf. Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, éd. José Corti/Le Livre de poche, 1942.
(6) C’est d’ailleurs le sens du mot « apocalypse », dont l’origine étymologique « apokalupsis » (mot grec signifiant « dévoilement » ou « révélation ») réappropriée par le discours chrétien
induit téléologiquement l’idée d’une fin que le commencement portait toujours déjà en son sein et qui – titre du film oblige – commencerait donc « maintenant ». Comme on le sait, le christianisme
est « la religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, éd. Gallimard, 1983, t. I et II), c’est-à-dire la religion dont circulairement ni l’Occident
ni le film qui est ici censé en représenter la phénoménologie apocalyptique ne sont jamais sortis. Sortir des cercles concentriques de l’Occident (toujours) chrétien dont les processus
d’expansion mondiale ont été qualifiés justement par Jacques Derrida de « mondialatinisation » (in Foi et Savoir suivi de Le Siècle et le Pardon, éd. Le Seuil, 2000), c’est
déconstruire les sites métaphysiques de son immuabilité, de son homogénéité, et de sa pureté (ce que fit cette année magistralement au cinéma L’Intrus de Claire Denis à partir du texte homonyme
du derridien Jean-Luc Nancy et d’une phénoménologie du corps toute singulière) ; c’est montrer les processus d’ « impurification » (comme dirait Alain Badiou) et de transmutation ontologiques
corrélatifs à cette expansion impériale dans lesquels, ainsi excédé, l’Occident est comme pris malgré lui et qu’il ne maîtrise plus.
(7) Que l’on songe aux Orages d’acier d’Ernst Jünger, ce récit autobiographique écrit en 1920 qui relate l’expérience vécue de soldat allemand de l’auteur dans les tranchées boueuses de
la Première Guerre mondiale.
(8) Jean-Claude Pons, « Apocalypse Now et Platoon. La guerre du Vietnam à travers deux films américains » in Trafic n° 35, automne 2000, p. 92-98. S’il est juste de
distinguer les deux films, celui réalisé en 1986 par Oliver Stone misant lourdement sur le primat absolu et donc solipsiste de l’expérience vécue par le réalisateur et l’opposition binaire entre
le bon soldat (joué par Willem Dafoe) et le mauvais (joué par Tom Berenger) alors que le film de Francis F. Coppola fait preuve de plus d’originalité et d’intelligence cinématographiques, les
deux œuvres ont malgré tout ceci de commun qu’elles envisagent cette guerre comme un problème strictement interne à l’armée des États-Unis, faisant en conséquence la double économie idéologique
des intérêts économiques et géostratégiques que cette armée servait (relativement inconsciemment suivant les degrés de la hiérarchie militaire) et des intérêts défendus par l’armée du camp d’en
face, ce dernier étant pour le coup dénié dans sa volonté politique. On y reviendra.
(9) Le miroir est cette fonction, narrativement suturante et esthétiquement structurante, promue par le motif du fleuve (cf. Gaston Bachelard, opus cité) qui explique d’ailleurs le
recours à la mise en abyme lorsque Francis F. Coppola lui-même intervient dans le champ de son propre film pour, simulant la mise en scène d’un reportage de guerre pour les actualités, œuvrer au
brouillage des frontières séparant le documentaire de la fiction, la réalité du film de guerre et la réalité de la guerre filmée. Quant au miroir que brise au début du film le personnage du
narrateur Willard (dans une performance enregistrée « live » et digne du Body Art par l’acteur Martin Sheen), il ne signifie nullement qu’il faut en finir avec la puissance première spectatrice
de son excessive réalité spectaculaire, mais bien plutôt que le personnage lui-même devra en route rompre avec un narcissisme primaire dont le personnage mystérieux de Kurtz (interprété par
Marlon Brando) qu’il doit justement retrouver est littéralement gros. C’est qu’il faut pouvoir affronter derrière le miroir sans tain de la puissance cet Autre fantasmé qui est une virtualité de
soi-même, en plus puissante et donc plus fascinante (un idéal-du-moi dirait Sigmund Freud), ivre à la folie de cette grasse et explosive concentration personnalisée de puissance que le corps de
Kurtz matérialise.
(10) In Simulacres et simulation, éd. Galilée, 1981, p. 89. On citera également ceci : « (…) la guerre du Viêt-nam et ce film-là sont taillés dans le même matériau (…) – si les
Américains ont perdu l’autre (en apparence), ils ont à coup sûr gagné celle-ci. Apocalypse Now est une victoire mondiale. Puissance cinématographique égale et supérieure à celle des
machines industrielles et militaires, égale ou supérieure à celle du Pentagone et des gouvernements » (ibid., p. 91).
(11) In Cahiers du cinéma, n° 304, octobre 1979 (repris dans La Maison cinéma et le monde 1. Le Temps des Cahiers 1962-1981, éd. P. O. L. – Trafic, 2001, p. 237). Serge Daney
ajoute que : « Coppola n’est sans doute pas un cinéaste aussi profond que Kubrick (pour rester chez les géants). On a vu que son jeu de pistes ne mène nulle part vraiment, déçoit. Pourtant,
c’est un extraordinaire entrepreneur de spectacles et le plus réussi dans Apocalypse Now, c’est cette autre remontée du fleuve qui mène Willard à Kurtz de spectacle en spectacle, presque de
"show" en "show". C’est là où Coppola est souvent un très grand cinéaste » (idem).
(12) Cf. Paul Virilio, Logistique de la perception – Guerre et cinéma 1, éd. L’Etoile/Cahiers du cinéma, 1984.
(13) La loi martiale et dictatoriale a été instaurée entre 1972 et 1981 dans un archipel sous domination impériale étasunienne depuis 1898. Lire, entre autres tant la littérature (surtout celle
produite par exemple par Noam Chomsky) sur le sujet est certes pléthorique mais bien peu relayée médiatiquement, les excellentes et terrifiantes études de l’ancien fonctionnaire du département
d’État William Blum : L’État voyou, éd. Parangon, 2002 ; Les Guerres scélérates, éd. Parangon, 2004.
(14) En effet, l’opération symbolique de réduction du cinéaste est également une opération d’escamotage puisqu’il ne se trouve dans le champ visuel du film, hormis la séquence « wagnérienne »
suffisamment confuse pour que l’on n’y voit rien, aucun combattant vietminh (ou bien alors une seule fois, mais très loin hors champ et donc uniquement perceptible sur la plan sonore) ! Étonnant,
mais pourtant la chose est vraie. Les seuls Vietnamiens que le cinéaste daigne un peu plus filmer sont des civils, muets, incompréhensibles, tirés comme des lapins par des attaques aériennes ou
bien assassinés à la suite d’un mauvais réflexe paranoïaque de survie, et les légions barbarisées de Kurtz. En s’aventurant un peu dans la forêt, l’équipe de Willard tombe nez à nez ou bien avec
un tigre ou bien (dans la version Redux) avec des colons français qui sont pétrifiés dans la nostalgie indochinoise ! C’est qu’il est ici bien moins question de politique ou d’histoire
que de métaphysique, d’essence platonicienne des choses (ce qui est d’ailleurs logique chez Francis F. Coppola quand on se rappelle que The Conversation en 1974 est comme une
illustration – plutôt bonne par ailleurs – actualisée du mythe de la Caverne que Platon expose dans sa République).
(15) In Études vietnamiennes, n° 29, 1971, p. 40. Et comme il est dit plus loin dans la même revue, le Vietnam a été un véritable « champ d’expérience pour le guerre chimique » en préparation des
combats futurs (l’Irak par exemple) pour la puissance impériale étasunienne (ibid., p. 194). Ce champ d’expérience demeure pour Francis F. Coppola définitivement… hors champ. Cette trop grande
concrétude aurait gâté le paysage d’un film qui vise par delà les bassesses de la vie physique les hauteurs plus légitimantes des essences de la métaphysique.
(16) Michael Cimino ne l’a pas davantage filmé dans son film célèbre sur le sujet et tout aussi problématique Deer Hunter (1978), lui substituant l’administration de la preuve
cinématographique du prix à payer pour tout aspirant (le héros que joue sobrement – une fois n’est pas coutume – Robert de Niro compte des origines ukrainiennes) à l’intégration dans la grande
communauté étasunienne bigarrée. C’est la guerre du Vietnam qui sert ici de cadre de légitimation au droit d’entonner l’hymne patriotique des États-Unis. Il est peut-être anormal d’exiger une
guerre pour justifier de son « américanité », voilà ce que dit seulement Michael Cimino. C’est trop peu, surtout si ce constat signifie également de pouvoir se sentir autoriser à caricaturer à ce
point la représentation de l’autre vietnamien que la puissante réalité politique qu’il incarne se trouve être aussitôt dissoute dans le bain acide (car raciste) de l’image fonctionnelle du «
Jaune » éternellement pervers et sadique, facile figure repoussoir dont la déshumanisation a pour tâche idéologique de réarmer, de recharger bien sûr en retour l’humanité étasunienne. Sur ce
dernier point, lire de Serge Daney son article cinglant sur le film de Michael Cimino lors de sa présentation houleuse au Festival de Berlin en 1978 in Cahiers du cinéma, n° 299, avril
1978 (repris dans La Maison cinéma et le monde 1. Le Temps des Cahiers 1962-1981, op. cit., p. 434-435).
(17) La question de la place à occuper intéressait à cette époque au plus haut point Francis F. Coppola. Dans sa trilogie The Godfather (1972-1974-1989), la ligne généalogique et
dramaturgique qui court entre les personnages de Marlon Brando, Al Pacino et Andy Garcia, et qui les relie « religieusement », est celle de la reproduction du modèle familial élargi à la
communauté politico-économique pour laquelle il est toujours loisible de sacrifier les traîtres, même s’ils sont de la famille (le personnage de John Cazale). Dans The Conversation, Harry Caul
(Gene Hackman) remplit la mission pour laquelle on le paie, jusqu’à ce qu’il découvre qu’il a été manipulé par ses commanditaires (Robert Duvall) contre lesquels il se retournera circulairement.
Entre la boucle de la reproduction qui sacrifie les individus à la conservation de la machine mafieuse, et celle relative à la peur paranoïaque et autodestructrice du manipulateur manipulé, il y
a place avec Apocalypse Now pour la mission si bien remplie par Willard qu’elle aide à surmonter la tentation narcissique de devenir soi-même un maître, c’est-à-dire un tyran,
c’est-à-dire un père susceptible d’être supprimé par n’importe lequel de ses fils qui voudrait prendre sa place. D’où que les pères manquent dans le doublet juvénile Outsiders (1983) et
Rumble Fish (1984).
(18) C’est ainsi que Francis F. Coppola purge symboliquement son surmoi de génie (auto)-proclamé de cinéma dont l’essence individualiste et totalisante, tyrannique et ubiquitaire, se donne à lire
tout le long de son film, de l’usage (pas seulement ironique et carnavalesque) de La Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner aux saillies grotesques du personnage du colonel Kilgore (Robert
Duvall) préfigurant de façon clownesque Kurtz en passant par le royaume isolé dans lequel règne en « parrain » ce dernier (comme l’a écrit Serge Daney dans l’article cité plus haut). Avec Kurtz
sacrifié, Francis F. Coppola sacrifie symboliquement la tentation éprouvée par lui de la sacralisation par l’onction du génie. La plupart des films suivants du cinéaste se feront logiquement un
peu plus modestes et moins pachydermiques formellement (hormis l’emphatique Dracula en 1992), dégraissés qu’ils seront du modèle fellinien tutélaire et pétrifiant en somme, jusqu’à la disparition
(sera-t-elle définitive ?) du cinéaste des écrans (depuis The Rainmaker en 1997). Cette purge n’aurait en revanche jamais concerné la conscience du dictateur Marcos (Kurtz, c’est aussi
lui : le liquider, c’était pour le cinéaste liquider symboliquement le représentant réel de sa mauvaise conscience, mais le symbolique n’est pas le réel comme l’a montré Jacques Lacan) grâce aux
bons soins logistiques de qui Apocalypse Now avait pourtant pu être tourné.
(19) Pascal Bonitzer, Cahiers du cinéma n° 304, octobre 1979 (repris dans Le Goût de l’Amérique. 50 ans de cinéma américain dans les Cahiers du cinéma, éd. Cahiers du
cinéma/Petite anthologie des Cahiers du cinéma, 2001, p. 125). On se souvient alors de la diatribe de Jean-Luc Godard contre Full Metal Jacket de Stanley Kubrick auquel l’auteur des
Carabiniers opposait dialectiquement les petits films documentaires que le cinéaste cubain, guévariste et révolutionnaire Santiago Alvarez avait tournés à l’époque de l’internationalisation des
luttes tiers-mondistes, au cœur même des ténèbres de la forêt napalmée (qui loin de l’esthétisation psychédélique coppolienne est rendue à sa concrétude incandescente première) et aux côtés des
combattants vietminh (qui loin de l’escamotage coppolien sont rendus à leurs positions politiques primordiales). Si ces films ont témoigné, esthétiquement et donc politiquement, contre le film de
Stanley Kubrick, ils peuvent encore le faire en témoignant alors aisément contre le film de Francis F. Coppola qui est moins bon que Full Metal Jacket.
Cadrage oct/nov 2005
Écrire commentaire