Le cinéma de David Cronenberg vérifie que l'art est une médecine de civilisation parce que vivre est une maladie, en montrant que l'artiste est un meilleur clinicien que tous les médecins parce qu'avec lui les organes et les prothèses ne servent plus à rien, délivrés de toute fonction, pures œuvres d'art d'un monde qui en a fini avec l'utilité.
Ce dont témoigne Les Crimes du futur, c'est d'une folie, l'improbable chance de notre obsolescence, celle d'une espèce condamnée dont la dernière vocation serait de faire de sa disparition une finalité sans fin. S'il y a prophétisme, c'est celui d'une culpabilité que l'art, seul, est capable de rédimer en donnant sens à l'insensé dans un monde où la seule responsabilité revient à l'exercice de l'immonde.
Les Crimes du futur a toutefois l'air d'un musée des vanités, en retrait par rapport à tous les crimes du futur que le cinéma de David Cronenberg n'aura pas cessé depuis cinquante ans d'annoncer. Il redonne cependant au mot de vanité le sens d'un double rappel : celui d'un corps qui n'oublie pas avec l'âge avançant qu'il va mourir en sachant l'évolution de l'espèce humaine plus inventive que lui, un artiste dont l'autre corps taillé dans la chair des films lui garantit aussi d'être immortel.
« Nous sommes, avec tous mes semblables, de plus en plus nombreux, les commencements d'une mutation, en effet : l'homme recommence à passer infiniment l'homme (ce qu'a toujours voulu dire « la mort du dieu », en tous ses sens possibles). Il devient ce qu'il est : le plus terrifiant et le plus troublant technicien, comme Sophocle l'a désigné depuis vingt-cinq siècles, celui qui dénature et refait la nature, qui recrée la création, qui la ressort de rien et qui, peut-être, la reconduit à rien. Celui qui est capable de l'origine et de la fin. » (Jean-Luc Nancy, L'Intrus, éd. Galilée, 2000, p. 43-44)
Le mutant faisant destin de sa mutabilité
Les Crimes du Future vient après, longtemps après Crimes of the Future, cinquante années de cinéma. Dans le premier film, qui est le second long-métrage de David Cronenberg après Stereo (1969), l'exercice moulé dans la rhétorique pastichée du cinéma d'avant-garde imagine un monde désertifié où les femmes ont été massivement victimes des effets néfastes de l'industrie cosmétique. Les rares femmes qui restent dans une clinique développent de nouveaux organes excédant tout diagnostic. Le second, dont le scénario remonte à il y a une vingtaine d'années, en propose une variation qui concerne désormais toute l'humanité, en substituant à la figure du médecin celle du performeur capable de tirer du désastre anthropologique les scènes de ses exhibitions artistiques.
D'un film l'autre, c'est un demi-siècle de cinéma qui l'a changé comme un virus altère un organisme. Non seulement le cinéma a changé, mais le spectateur aussi quand celui-ci regarde des films de David Cronenberg en y reconnaissant, médusé, la nouvelle matière de son devenir inorganique.
Passé du statut de figure de la scène underground de Toronto à celui de grand cinéaste contemporain acclamé, David Cronenberg raconte au fond toujours la même histoire, la rumination nietzschéenne d'un fameux aphorisme de Spinoza : on ne sait pas ce que peut un corps humain, sinon qu'il est un mutant tentant de faire un destin de sa mutabilité, la relève éthique de son accidentalité chronique. On note en passant que ses débuts en cinéma coïncident avec 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick, grand cinéaste après Fritz Lang et Orson Welles des prothèses et des machines.
Le cinéma de David Cronenberg vérifie ainsi que l'art est une médecine de civilisation parce que vivre est une maladie, en montrant que l'artiste est un meilleur clinicien que tous les médecins parce qu'avec lui les organes et les prothèses ne servent plus à rien, délivrés de toute fonction ou utilité. Si la fonction crée l'organe d'après Lamarck, l'art le délivre de la fonctionnalité, le sens enfin exposé dans le dénudement de la sensibilité. L'espèce humaine ? Une finalité sans fin dont l'art consiste à donner sens à l'insensé en sacrifiant, pour citer Socrate, des coqs au dieu de la médecine, Esculape.
La sculpture des horreurs
dont nous sommes capables
David Cronenberg est celui qui, avec quelques autres parmi lesquels George Romero et John Carpenter, aura participé depuis les années 70 à faire du cinéma d'horreur un champ d'expérimentation des catastrophes possibles dont nous sommes capables, et celles que nous étions bien en peine d'imaginer sans lui, en leur accordant la singularité du supplément théorique. La notion de « nouvelle chair » avancée avec Videodrome (1982), une métaphore digne d'être élevée à la hauteur du concept philosophique, n'induit pas la propension à l'illustration d'idées, mais appelle à la vérification pratique qu'avec le cinéma, le genre humain lui-même a muté, qui ne cesse pas de s'altérer en se dotant de nouveaux organes (celui des images) et de nouveaux corps (celui des films), passant et repassant la frontière qui est un seuil entre l'endosomatique (le corps en tant qu'il intériorise) et l'exosomatique (le corps en tant qu'il s'extériorise). Ce sont là l'avers et l'envers des images qui composent une couche supplémentaire au corps d'une pensée critique – une organologie.
De Frissons (1975) à Rage (1977), on voit comment la pornographie est un nouveau virus enfiévrant la société (avec Marilyn Chambers en agent viral, quelle idée géniale). De Chromosome 3 (1979) à Scanners (1981), on voit comment le corps des femmes accouche de monstres après avoir été inséminées et fécondées aussi par les industries du soin, nouvelles thérapies et industrie pharmaceutique. De Videodrome (1982) à eXistenZ (1999), on voit comment les écrans de la télévision et du jeu vidéo participent à extérioriser la chair de notre inconscient en exaspérant ses tendances paranoïaques. De La Mouche (1986) à Faux-semblants (1988), on voit comment d'éminents génies de la science sont mus par volonté de se refaire un corps ou une généalogie dans la forclusion catastrophique de l'autre sexe. Du Festin nu (1991) à Spider (2002), on voit comment la littérature est une machine invitant à refaire la peau de son histoire, mue existentielle décisive ou auto-analyse qui s'efface en approchant du trauma. De M. Butterfly (1993) à Crash (1996), on voit comment la figure de l'artiste s'impose, d'abord en faisant d'un fantasme suicidaire une scène de théâtre inoubliable, ensuite en tirant de la routine de nos accidents autoroutiers des performances en relance d'un désir aboli. De A History of Violence (2004) aux Promesses de l'ombre (2007), on voit comment le genre consensuel du thriller est parasité par le virus d'une dénaturalisation des identités remplacées par des narrations circonstanciées. De Dead Zone (1983) à A Dangerous Method (2011), on voit comment ceux qui voient l'avenir y annoncent des crimes dont ils sont les prophètes à leur corps défendant, oracle par accident ou pionniers d'une nouvelle discipline de l'esprit. De Cosmopolis (2012) à Maps to the Stars (2014), on voit que le capitalisme a deux têtes, Wall Street et Hollywood, qui participent à l'intoxication par déréalisation de ses sujets comme de ses maîtres.
L'être humain est le vivant qui s'excède en passant outre ce qu'il est, le plus troublant et terrifiant des techniciens qui est le sculpteur de son devenir dont les bifurcations se font à coup de bistouris. La sculpture des horreurs dont nous sommes capables n'est pas qu'un geste de cinéma, c'est notre geste et l'un des derniers qu'il nous reste à l'époque d'une désintégration intégralement spectaculaire.
Prophétisme coupable
En découvrant Les Crimes du futur, on se dit que l'époque aura finalement à l'extrême donné raison à son auteur, qui est celle des crises sanitaires et de l'urgence climatique, de l'anthropocène et des débordements zoonotiques, de l'humanité augmentée qui est celle de sa superfluité. L'époque lui aurait d'ailleurs tellement donné raison que le nouveau film de David Cronenberg semblerait presque en retrait, nous arrivant comme par un étrange différé (on l'a dit, l'histoire a vingt ans et le cinéaste n'a pas tourné de long-métrage depuis huit ans). Un enfant qui s'alimente de plastic en provoquant la détresse de sa maman ? Mais c'est toute l'humanité qui en a dans l'organisme. Une administration qui travaille à l'enregistrement des organes ? Mais c'est l'image d'une bureaucratie kafkaïenne qui prend la poussière à l'heure où le trafic d'organes est un commerce mondial échappant largement au contrôle des États. Des artistes qui abritent de nouveaux organes tatoués dont l'exhibition chirurgicale est l'enjeu de leurs performances ? Mais le body-art n'est plus un événement depuis la reconnaissance culturelle et muséale de ses hérauts, Chris Burden et Michel Journiac, Gina Pane et Marina Abramovic, David Wojnarowski et Orlan (les deux derniers sont évoqués explicitement). Les crimes du futur sont devenus dorénavant les horreurs banalisées du présent, les manifestations d'un monstrueux qui s'est imposé en lieu et place du divin. Les fanatiques, et il y en a tant chez David Cronenberg, n'en sont rien que les figures symptomatiques.
La banalisation du radical en devenant chic, le cinéma de David Cronenberg y succombe lui-même comme en atteste la consécration cannoise, critique et publique de Titane (2021) de Julia Ducournau, qui s'évertue à faire refluer, au nom d'une puérilité bruyamment assumée, tout ce qui travaillait jusqu'à présent à faire preuve de maturité en pensant l'immaturité propre à l'humanité.
Si David Cronenberg est un grand contemporain, Les Crimes du futur semblerait un peu en retrait, pas vraiment la hauteur des enjeux actuel, davantage replié sur ses acquis plutôt qu'ouvert sur de nouveaux terrains d'expérimentation. Le retour du cinéaste après huit ans d'absence s'expose sous la forme d'une retraite dans ses quartiers, recréés en la circonstance non pas à Toronto comme à l'accoutumée mais à Athènes, ce qui est troublant tant la capitale grecque aura historiquement abrité, avec la naissance de la métaphysique, ce qui en constitue le soubassement refoulé, à savoir la question technique. On pourrait avancer que la scène primitive du cinéma de David Cronenberg est un dialogue du Protagoras racontant comment le geste de Prométhée ayant volé le feu aux dieux a eu pour condition la faute de son frère jumeau Épiméthée à qui a été confié la tâche préalable de donner aux animaux toutes les qualités, à l'exception de l'espèce humaine, tragiquement oubliée.
Il est vrai que Les Crimes du futur a tout du musée des vanités et les fans hardcore se réjouiront d'y retrouver leurs petits, ces organes prélevés dans l'ensemble des films précédents afin de recomposer une nouvelle image plus intrigante que la publicité d'un nouveau film sulfureux, celui du visage d'un artiste qui a vieilli en sachant que l'évolution de l'espèce humaine est infiniment plus inventive que lui. L'anthologie a sa limite, qui a déjà été éprouvée avec le roman Consumés (2016), celle de l'explicitation exemplifiée par la figure agaçante de Caprice (Léa Seydoux, une actrice qui ne joue personne d'autre qu'elle-même), partenaire du performeur Saul Tenser (Viggo Mortensen, un acteur qui croit bon encore d'incarner quelqu'un d'autre que lui). Mais il y a va aussi d'un rire qui appartient à l'artiste considérant dans l'enflure du méta et ses discours auto-réflexifs de nouveaux épidermes, des organes originaux, des excroissances qui témoignent aussi pour la vie et la libido, qui sont élan et poussée (A Dangerous Method était passionnant précisément à cet endroit-là, celui de la création d'outils théoriques se développant comme des tumeurs, la « nouvelle chair » d'une maladie virale dévorant ses créateurs – la peste de la psychanalyse selon le bon mot de Freud).
Ce qui est tout aussi vrai, c'est le plaisir retrouvé de David Cronenberg, plaisir sensuel dans l'invention de prothèses, d'instruments et de machines valables uniquement pour donner chair à ses métaphores, une riche panoplie (un cocon gargouillant pour dormir, une caisson de chirurgie téléguidée avec une manette en forme de mollusque, un fauteuil fait pour manger qui pourrait rappeler celui des Temps modernes de Charlie Chaplin). Autant de « machines molles » pour reprendre l'expression de William Burrgoughs, qui font pendant avec les machinations que l'on retrouvait déjà dans l'univers de l'auteur du Festin nu (1959). Machines et machinations rappellent à nos désirs qu'ils sont, comme productions de l'inconscient, toujours celui d'un autre et le désir de David Cronenberg n'est rien tant que celui de ses spectateurs qui s'offrent à eux avec ses images qui sont l'extension inorganique de son corps. L'épiderme hyper-matériel de ses exubérantes protubérances joue des frontières, anciennes et nouvelles, entre prothèses mécaniques et effets numériques, pour redéployer une pensée du contemporain qui se montre, s'expose et s'exhibe peut-être avec une littéralité toute personnelle.
Ce dont témoigne Les Crimes du futur, c'est d'une folie, l'improbable chance de notre obsolescence, celle d'une espèce condamnée dont la dernière vocation serait de faire de sa disparition une finalité sans fin. Utilité suspendue et instrumentalité désintéressée des gestes d'un souci de soi quintessencié en faisant coïncider l'éthique et l'esthétique : le dernier crime parfait. Des Crimes du futur aux Crimes du futur, le prophétisme est celui d'une culpabilité que l'art, seul, est capable de rédimer en donnant sens à l'insensé dans un monde où la seule responsabilité revient à l'exercice de l'immonde.
La mort de David Cronenberg et sa résurrection
Ce que l'on retient surtout des Crimes du futur, c'est que son musée des vanités abrite le nouage de deux histoires : l'une qui voit dans la dissection artistique du corps d'un enfant mangeur de plastique la preuve qu'il aura aimé davantage sa mère que son père ; l'autre qui y voit l'évolution du genre humain dont les créations nouvelles sont le fait d'un génie particulier, moins celui des artistes et leurs intentions que des rapports entre l'endosomatisation et l'exosomatisation, un incalculable plus fort que tous les calculs artistiques. Comme dans Les Promesses de l'ombre, ce nouage est une affaire de tatouage. Les organes digestifs de l'enfant consommateur de plastique sont tributaires de l'activisme forcené d'un père promouvant à coup de barres de chocolat synthétiques la bifurcation de notre phylogenèse. Leur tatouage, plus que celui pratiqué en par Saul Tenser sur ses organes en les tatouant de l'intérieur, avère quant à eux que l'inconscient du garçon a fait, contre l'hérédité de son papa, le choix de l'amour de sa maman qui l'aura pourtant tué en ne le reconnaissant pas.
Avec David Cronenberg, la beauté intérieure n'est définitivement plus une métaphore : prise au pied de la lettre, la beauté intérieure est moins affaire
d'organisation qu'une question d'organologie.
Parmi tous les films de David Cronenberg que réécrit Les Crimes du futur, il y a Chromosome 3, il y a aussi l'artiste du Festin nu comprenant qu'il est temps de changer en tentant le saut vers l'inconnu (un gag qui a valeur d'aveu : le sexe est désormais pour lui une vieillerie, pas la chirurgie qui avec l'âge a encore un bel avenir). L'artiste a le génie d'avoir la lucidité de ce dont il hérite. Héritant de ses parents comme de leur inconscient, l'artiste hérite aussi de l'hérédité quand la phylogenèse se comprend toujours déjà comme une « épiphylogenèse » (Bernard Stiegler) au sens où les facteurs de développement de l'espèce humaine ne sont pas que génétiques mais également techniques et prothétiques. C'est pourquoi la dissection relève de l'auto-dissection d'un cinéaste qui ne filme rien qui ne soit pas son corps et ses organes, les bidules qu'il invente, les plans qu'il tourne et les films qu'il réalise, toute une vie inorganique qu'il offre au regard moins consommateur qu'assimilateur de ses spectateurs.
Les références chrétiennes qui ponctuent le cinéma de David Cronenberg rappellent à bon escient que si le divin a laissé place au monstrueux avec la modernité, le nihilisme technique répond à la promesse antique, celle de vivre en immortel, d'Aristote à Paul. Saul est le prénom de l'artiste contemporain de la catastrophe anthropologique, celui qui sacrifie des coqs à Esculape en extrayant de son corps des tumeurs élevées à la dignité de l'art. Il est aussi celui de l'homme qui, sur le chemin de Damas, s'est converti à la nouvelle idée, celle du dépassement grec de l'annonce juive en se faisant appeler dorénavant Paul. L'apôtre de la mort du Christ et sa résurrection a été le porteur de l'évangile du corps immortel du Christ donné par l'église dont les salles de cinéma sont les avatars sécularisés, mais sans jamais avoir rompu avec leur fondement, théologique et métaphysique.
Le cinéma perpétue l'histoire de la transsubstantiation : buvez le vin et mangez le pain, ceci est mon corps ; regardez le film, ceci est mon corps, non moins. L'eucharistie se rejoue au cinéma. Le spectateur peut ainsi garantir au corps mortel de l'annonciateur des mauvaises nouvelles, les crimes d'un futur qui est toujours déjà arrivé, qu'avec ses films il est un immortel. Cette garantie peut s'appuyer sur des réalités intimes, la mort du père de David Cronenberg décisive à l'époque de ses tout premiers films, le décès de sa compagne Carolyn en 2017 puis celui de sa sœur Denise (qui a été sa costumière) en 2020. Elle repose également sur des images, celles d'un artiste vieillissant qui a bien du mal à manger et dormir en se sachant condamner à bouffer du chocolat empoisonné, celles d'un enfant dont la dissection délivrera, avec ses organes signés, un sens à notre condition insensée.
En 2020, David Cronenberg a tourné un petit film d'une minute qui a pour titre La Mort de David Cronenberg. Le cinéaste s'y met en scène étreignant son propre cadavre. La conjonction d'un mannequin fait à l'image du réalisateur et de celui-ci jouant son double offre une variation de la piéta finale de Faux-semblants. La scène extrait aussi du narcissisme de tout artiste le décollement auquel procède l'image de ses deux corps, et celui qui survivra à l'autre sera son corps de fiction. Le musée des vanités abritait ce rappel : n'oublie pas d'avérer avant de mourir l'immortel que tu es.
27 mai 2022