Wrong de Quentin Dupieux et Frankenweenie de Tim Burton (2012)

Doggy Style(s)

Aletheia

 

« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Ce vers célèbre d'Alphonse de Lamartine pourrait, après Wrong de Quentin Dupieux et Frankenweenie de Tim Burton, se retraduire par la phrase suivante : « votre chien vient à manquer, et tout est détraqué ». Avec Wrong, la réalité prend d'emblée une tournure irréelle à partir du moment où Paul, le chien de Dolph Springer, semble avoir disparu. Avec Frankenweenie, le fantastique retour à la vie du chien du héros s'inscrit dans une relecture domestique du mythe littéraire de la créature de Frankenstein. Dans les deux cas, la perte d'un chien est vécu sur un mode suffisamment traumatisant pour affecter négativement la réalité entière de son propriétaire. Là où le héros de Wrong doit s'éprouver comme un sujet dépressif et troué par le manque de son chien, celui de Frankenweenie substitue au vide dépressif l'énergie excessive du désaveu fétichiste. Quand le chien de Frankenweenie représente donc un fétiche au nom duquel le savoir sur sa mort se scinde contradictoirement en savoir objectif (« je sais bien... ») et en persévérance imaginaire (« … mais quand même... »), celui de Wrong équivaut à ce trauma impossible, ce trou dans la réalité à l'intérieur duquel disparaît le support fanstasmatique qui rendait la vie de son propriétaire supportable. Paul en tant qu'absent est pour ainsi dire le nom particulier que Wrong donne au réel. Comment composer avec l'absence ? Comment composer avec le retour (si retour il y a) ? Quelles conséquences en tirer ? Avec la mise en regard de ces deux films, la frontière entre psychose et névrose apparaît bien mince et le basculement vers le déni n'est pas forcément là où on l'attend le plus.



En regard d'un film comme Wrong, seules trois attitudes sont possibles : ou bien n'y rien comprendre et s'en satisfaire (ou non), ou bien multiplier les explications ésotériques seulement susceptibles de permettre de comprendre la psyché de son auteur. La troisième attitude, celle qui précisément sera adoptée ici, consistera à suivre fidèlement la formule deleuzienne selon laquelle il s'agira moins d'interpréter que d'expérimenter un discours logique et rationnellement inféré à la logique formelle du film. Expérimenter plutôt qu'expliquer, c'est à dire respecter la tranquille opacité ou obtusité du film tout en préservant l'indécidabilité de son sens (sa « signifiance » comme l'aurait dit Roland Barthes). Par exemple, on insistera sur le fait que Wrong est moins un film fantastique (à l'intérieur duquel l'irrationnel apparaîtrait progressivement pour contaminer l'ordre symbolique de la réalité) qu'un film étrange (au sein duquel la réalité devient irréelle dès lors que vient à manquer un seul élément, le chien Paul). En effet, à aucun moment les personnages doutent de la réalité des événements et ne sont pas angoissés par les faits étranges dont ils sont le témoin. Dolph Springer se lève à 7h60 (!) et Paul n'est pas là. Son voisin qui dénie faire du jogging quitte soudainement le quartier pour une destination inconnue. Son jardinier constate qu'un sapin a poussé à la place du palmier qu'il avait planté quelque temps auparavant. Dolph Springer appelle une entreprise de livraison de pizza et, au lieu de passer une commande, pose des questions sur la signification de leur logo. Il pleut continuellement à l'intérieur de l'entreprise où travaille Dolph. Emma, la vendeuse de pizza, n'est pas étonnée d'avoir affaire à deux Dolph Springer au physique complètement différent. Personne n'est étonné de la grossesse, de l'accouchement éclair de cette dernière et de la rapide croissance de son fils. Le détective chargé de retrouver Paul réussit à reconstituer les derniers moments de son étron, comme dans le film de Dario Argento Quatre mouches de velours gris (1971) où la dernière vision de la victime était reconstituée par le fait que la rétine pouvait garder en mémoire l'image de son meurtrier juste avant sa mort. Master Chang propose à Dolph Springer de remplacer son chien par un autre animal kidnappé et délaissé par sa propriétaire et qui s'avère être un jeune garçon. C'est encore la séquence de la plage qui est déroulée à l'envers comme dans un rêve lynchien. Ce ne sont bien sûr pas les seuls exemples du film. Jacques Lacan : « De toutes sortes de vérités Lewis Carroll par son œuvre donne l’illustration, et même la preuve, de vérités qui sont certaines bien que non évidentes (…) Le symbolique, l’imaginaire et le réel ; les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne prétend pas innover mais rétablir quelque rigueur dans l’expérience de la psychanalyse, les voilà, jouant à l'état pur dans leur rapport le plus simple. Des images, on fait pur jeu de combinaisons mais quels effets de vertige alors n’en obtient-on pas ! Des combinaisons, on dresse le plan de toutes sortes de dimensions virtuelles mais ce sont celles qui livrent accès à la réalité en fin de compte la plus assurée, celle de l'impossible devenu tout à coup familier » (intervention à France Culture à l'occasion d'une journée anniversaire sur Lewis Carroll diffusée le 31 décembre 1966.). Nous serions peut-être les témoins d'un cas de « silligisme », c'est-à-dire faire de l'idiotie (« silly » en anglais) un discours, le discours de l'idios (le singulier, le propre, le sans double comme le dirait Clément Rosset – autrement dit, le chien pour le héros).


Dans le séminaire « L'identification » (1961-1962), Jacques Lacan formalise sa définition du Réel à partir d'une phrase de Kant: « Ein leerer Gegenstand ohne Begriff » qui signifie « un objet le plus vide de concept sans saisie possible avec la main ». Lorsque Dolph Springer après sa lecture du deuxième volume des pensées de Master Chang tente de communiquer par télépathie avec son chien disparu, il ressent tellement intensément la présence (seulement imaginaire) de Paul qu'il a l'impression de pouvoir le caresser. Mais comment pourrait-il caresser « un objet le plus vide de concept sans saisie possible avec la main » ? Paul en tant qu'il est absent (on pourrait même écrire Paul-en-tant-qu'il-est-absent) induit un détraquement de la réalité dont les grimaces, pour parler à nouveau comme Lacan, sont celles du réel. Le réel comme trou, comme angoisse, comme trauma, comme impossible : comme insoutenable privation du support fantasmatique à partir duquel se soutient Dolph Springer dans son rapport à la réalité. D'où l'investissement de la question excrémentielle (l'excrément comme bout de réel suffisamment traumatisant pour être évacué dans des trous), récurrent dans les films de Quentin Dupieux (les traces littérales de pneu dans Rubberen 2010). Le trou, c'est par exemple celui dans lequel un sapin (« pine tree ») a remplacé un palmier (« palm tree ») qui lui-même sera remplacé dans un vertige métonymique par un palmier plus petit nécessitant un talus afin de compenser sa petite taille. Autrement dit, le trou marque ici une frustration impossible à boucher. D'ailleurs, nous pouvons remarquer que cet arbre a un point commun avec Paul : nous ne les voyons au début qu'en photo. L'évacuation par les eaux des toilettes, c'est par exemple la pluie diluvienne qui tombe dans les bureaux où Dolph Springer continue de se présenter trois mois après avoir été licencié (autrement dit, il est comme l'objet en trop impossible à évacuer par des collègues et une direction qui trouvent insupportable sa présence parmi eux). L'étron, c'est évidemment celui qui s'annonce sans apparaître lors de la première séquence du film, en voie d'être abandonné par un pompier en train de déféquer sous les yeux indifférents de ses collègues blasés pendant qu'à l'arrière plan une camionnette (on apprendra plus tard qu'elle a transporté Paul) brûle et qui annonce le côté jouissif incarné par la Loi (par l'acteur Marc Burhnam interprétant l'officier Duke dans ce film mais aussi dans le suivant Wrong Cops sorti en 2014). L'excrément, c'est encore la crotte à partir de laquelle le détective privé Ronnie peut extraire une impossible vision subjective au moment de son excrétion par l'animal sur le point d'être kidnappé (on pourrait même dire « dognappé »). Cette question est vaguement posée dans Frankenweenie. Le chat de la fille bizarre pourrait prédire des catastrophes en produisant des matières fécales en forme de lettres, ainsi qu'elle l'annonce aux enfants de sa classe dont le prénom commence par cette même lettre. Une prophétie auto-réalisatrice ? La question excrémentielle induit moins le motif de la profondeur (la vision subjective de l'étron de Paul apparaît significativement sur un écran vidéo) qu'elle obligerait plutôt à penser les rapports entre les surfaces et les intervalles qui se glissent entre elles pour les faire travailler (de la même façon que l'image numérique HD est dénuée de toute profondeur de champ par l'utilisation de focales longues intriquant dans l'image netteté et brouillage). La disparition traumatique de Paul se comprend comme un trou dans la réalité à partir duquel, comme dans le cinéma de David Lynch auquel on pense évidemment beaucoup ici (surtout quand les corps sont marqués par un statisme un poil grotesque), d'étranges personnages peuvent survenir, comme autant de figures de refoulement surdéterminés par la présence-absence de Paul.




On sait que Jacques Lacan défendait la thèse du médecin Eryximaque moqué dans Le Banquet de Platon selon laquelle la médecine était « une science des phénomènes d'amour, dont le corps est le siège, eut égard au remplissement et à l'évacuation » (in Écrits I et II, éd. Seuil, 1999, p. 586). Jean-Pierre Cléro dans son Dictionnaire Lacan explique que « la psychanalyse est un certain savoir, de nature topologique des trous, avec bords et sans bords, des enveloppes quand elles enserrent du vide, des fentes et des sutures, des épissures (…) phénoménologiquement, un trou est un lieu où l'intérieur s'abouche, s'asexe, s'accouple, s'allie, s'apparente avec l'extérieur, où lui adresse ses abjections et ses déjections. Les absorptions et rejets s'effectuent généralement par ces trous privilégiés qui sont certes, des lieux de passage et de transition, mais qui sont aussi par eux-même des lieux de gradations tout à fait étonnantes dont la continuité est telle qu'elle nous rend perplexe sur la différence entre intérieur et extérieur » (éd. Ellipses, 2008, p. 232-233). Ce qui peut encore se dire autrement chez Lacan avec la notion d'« extimité » (cf. Séminaire XVI, 12 mars 1969). Le trou fait aussi penser au zéro manquant tout le long du film. Du moment où Paul a disparu, le réveil de Paul passe de 7h59 à 7h60 (en non 8h00). Ce gag est l'un des plus récurrents du film mais heureusement, pas besoin de montrer le changement d'heure à la réapparition de Paul. Il serait donc ce fameux zéro, cet infini qui ferait rétrécir l'espace et le temps. Ce n'est sûrement qu'une coïncidence si le chien du film de Tim Burton The Nightmare Before Christmas (1993) qui s'appelle Zéro disparaît au moment de l'aveu des sentiments éprouvés par son maître envers Sally, son évanouissement l'envoyant poétiquement dans les étoiles. Le héros burtonien s'investit donc plus dans une relation « hétérosexuée » (ce que refuse Dolph catégoriquement) qu'il ne voulait pas investir au début de l'histoire, passant beaucoup de temps avec son compagnon à quatre pattes.


La vendeuse de pizza bientôt enceinte (du jardinier qu'elle croit être Dolph) en tant que l'obligation hétéro-patriarcale refusée par le héros. Le jardinier en tant que celui qui creuse des trous, n'arrive pas à les boucher (littéralement il devient père dans la foulée d'un seul rapport sexuel) et finit lui-même dans un trou. Master Chang en tant que figure duale (la partie droite de son visage a été brûlée à l'acide) combinant loi symbolique et jouissance surmoïque (il est celui qui travaille à kidnapper les animaux domestiques afin de faire culpabiliser leurs maîtres et leur signifier l'importance des liens affectifs qu'ils partagent avec eux). Le voisin enfin comme celui qui, privé de toute relations affective (visiblement, il vit seul), s'enfonce dans un désert sans fin d'où, d'une certaine façon, s'extraie Dolph Springer quand il retrouve son animal. Le désert (l'autre motif avec l'objet excrémentiel structurant le cinéma de Quentin Dupieux) présent dès Nonfilm (2001) consiste bien sûr à extraire du réel ce qui en lui entraîne un vide affectif (« leer », vide en allemand dans la définition kantienne de Jacques Lacan devient dans la terminologie lacanienne le Réel). L'atmosphère carrollienne (le lièvre qui emmène Alice dans un trou, représenté dans le logo de la pizzeria où travaille Emma et qui donne lieu à un débat avec Dolph sur sa signification : pourquoi un lièvre sur une moto ? Un lièvre est déjà rapide seul alors pourquoi cette redondance ? A moins que le lièvre ne soit toujours en retard, comme le lapin blanc d'Alice aux pays des merveilles d'où la nécessité du véhicule rapide...) et la séquence au bord de la plage passée à l'envers manifeste cette inversion selon laquelle le contraire du désert c'est l'affect, et le contraire de l'affection (de Dolph Springer pour Paul) c'est la désertion (de son voisin). Ultimement, le désert, c'est l'Amérique comme toile abstraite à partir de laquelle un jeune cinéaste français peut dépasser le stade d'une vision seulement fantasmatique pour accéder au réel d'un pays littéralement irréel.




Si Wrong est un rêve, il n'appartient à aucun de ses personnages (pas même à Dolph Springer même s'il est le personnage principal du film). Et s'il est un rêve vaguement inquiétant révélant la structure paranoïaque et narcissique de tous les rêveurs, c'est qu'il est l'expression d'un irréel en tant que l'intrusion du réel dans la réalité. L'irréel de l'amour vrai d'un homme pour son chien. D'un homme qui refuse de se conformer aux normes sociales hétérosexuelles pour ne pas corrompre l'unicité de sa relation avec Paul. Dolph n'est donc pas du tout intéressé par Emma, la jolie serveuse qui quitte son mari pour le rejoindre (du moins pour rejoindre Victor qui s'est fait passé pour Springer). Cette même « non-relation » commencée au téléphone, qui au lieu d'aboutir à une commande de pizza, échappe à une logique marchande. Aucune pression de la part de la jeune femme. Une pizza sera même offerte à Dolph (avec son numéro à l'intérieur). Même l'annonce d'une possible grossesse n'intéresse pas du tout Dolph : il veut simplement retrouver son chien et rien ne saura le détourner de ce but. Cette disparition est un manque, une castration pour lui. Cette disparition est même retrouvée dans la contraction du prénom du personnage principal qui ne s'appelle pas Adolph mais bien Dolph. Ce refus des normes peut paraître même très violente. En prenant en compte les « ressemblances » entre le personnage principal et le jardinier (Emma ne les distingue pas, ils ne pourraient former qu'une seule et même personne), la séquence de la plage induit un acte violent envers la jeune fille : le jardinier/Dolph ne voulant pas du garçon (comme il refusera tout autant le marché de Master Chang, c'est à dire de prendre, même temporairement sous son toit, en charge un autre chien, un enfant), plante un tesson de bouteille dans le ventre d'Emma. Une autre façon de manifester son envie de ne pas avoir cette charge sur le dos.


Tous ces éléments de non-sens seraient-ils propres aux États-Unis ? Jean Baudrillard ne dit-il pas la même chose dans son ouvrage intitulé Amérique paru en 2000 dans les éditions Descartes et Cie aux pages 191-192 : « Pour nous les fanatiques de l'esthétique et du sens, de la culture, de la saveur et de la séduction, pour nous pour qui cela seul est beau qui est profondément moral, et seule passionnante la distinction héroïque de la nature et de la culture, pour nous qui sommes indéfectiblement liés aux prestiges du sens critique de la transcendance, pour nous c'est un choc mental et un dégagement inouï de découvrir la fascination du non-sens, de cette déconnexion vertigineuse également souveraine dans les déserts et les villes » ? Cette phrase peut autant s'appliquer à la position du spectateur français, s'émerveillant devant les films de Quentin Dupieux qu'au cinéaste lui-même qui a dû traverser l'océan atlantique (qui peut être considéré dans l'absolu comme une autre forme de désert) pour pouvoir réaliser ses œuvres. Il faut dire que la question du non-sens est au cœur même du film précédent, Rubber : après avoir renversé une grande quantité de chaises avec sa voiture, un personnage, face caméra, se pose des questions sur la pertinence de certains éléments scénaristiques de films dont certains sont d'origine américaine (notamment la couleur grise et non verte de l'extraterrestre dans E.T. de Steven Spielberg en 1982) et ponctuait tous ses propos par la même exclamation finale : « nonsense ! ». Pourtant, ces situations dites absurdes n'enclenchent aucun cynisme dans Wrong : Quentin Dupieux semble connaître parfaitement et retranscrire le quotidien d'un chien domestique, même si concrètement nous le voyons très peu à l'action dans le film (il n'apparaît vraiment à l'écran qu'à la fin, pendant la séquence des retrouvailles). Nous ne rions pas devant la détresse de Dolph devant la perte de son chien : même quand il fait le tour du quartier en appuyant sur le jouet couinant favori de Paul, ce qui peut paraître comme ridicule. Le jeune homme connaît toutes les habitudes de son chien (prouvant ainsi son attachement profond à celui-ci), ce qui donne lieu à un gag plutôt bien réussi lors de la description du lieu de couchage de Paul. Son panier était situé au départ dans la chambre de Dolph. Puis dans la cuisine. Springer ne semble plus se souvenir de qui, du chien ou de lui, est venu la décision de la séparation. Même l'émotion de Master Chang, devant la réunification des maîtres-ses et de leurs animaux de compagnie, est réelle. Il ne peut retenir une larme d'affection devant la joie de ces retrouvailles. Il pourrait paraître cruel dans un premier temps mais au vu de la somme de son travail, l'importance de ses recherches à propos des connexions que peuvent établir un animal et son maître (en passant par la télépathie) ne peut pas faire l'ombre d'un doute : cet homme est un amoureux des animaux, à sa manière.



Si dans le film Master Chang écrit pendant ses heures perdues sur la psyché des canidés, ce n'est qu'une infime partie des ouvrages existants sur les questions canines dans le monde de l'édition actuel. Du manuel de dressage aux beaux livres de photos sur les différentes races, le choix est vaste. Et on retrouve parmi les auteur-e-s la féministe américaine Donna Haraway qui a publié récemment une étude sur les relations entre les êtres humains et les chiens, intitulé Manifeste des espèces de compagnie : chiens, humains et autres partenaires, traduit et édité en France en 2010 par les éditions de l'éclat. Dés le début, elle retranscrit dans son livre un texte, extrait de « Chronique d'une fille de journaliste sportif » où elle raconte la profondeur de son lien affectif avec Cayenne Pepper, sa chienne de compétition, posant précisément à la page 10 : « Nous nous dressons l'une l'autre à accomplir des actes de communication que nous maîtrisons à peine. ». Cette citation pourrait très bien convenir à la liaison télépathique abordée précédemment entre Dolph et Paul. Il faut peut-être comprendre que pour qu'un animal et un humain puissent communiquer et se comprendre, cela ne passe pas forcément par des moyens propres à l'un ou l'autre mais à quelque chose de plus grand qui les dépasse tous les deux, ici la télépathie. D'où aussi l'importance de l'inventivité dans une relation entre deux êtres pour la rendre unique.


Donna Haraway a une autre vision de l'histoire entre les humains et les canidés : pour elle, les humains ne sont pas devenus les dominateurs de l'espère canine, comme certains aiment à le penser (amoureux ou pas des chiens), et que celle-ci ne s'est pas seulement laissé domestiquée seulement pour un peu de nourriture (le loup devenant un chien moins agressif) mais qu'ensemble, les deux espèces ont évolué, se sont construites l'une par rapport à l'autre. Les humains n'ont, par exemple, plus eu besoin de se mettre à quatre pattes afin de sentir leur nourriture du fait de l'extraordinaire odorat des chiens qui ont été à la base de nouvelles activités comme celles de berger. L'auteure définit cette évolution comme étant des relations de co-constitution : « Les liens de co-constitution dans lesquels aucun des partenaires ne préexiste à sa mise en relation, celle-ci n'étant jamais fixée une fois pour toutes » (op. cit. p. 19). Donna Haraway, grande passionnée des races canines et entraînant ses propres animaux à des concours d'agility, ne préconise pas la fusion totale entre les humains et les animaux. Ils ne doivent pas être considérés comme des enfants comme elle le dit à la page 19 : « Contrairement à une projection dangereuse et malhonnête fort répandue dans le monde occidental, qui voit les chiens domestiques comme autant d'enfants à poils, les chiens ne renvoient pas à l'humain. » et à la page 42 : « J'ai eu la chance de bénéficier des conseils de plusieurs cynophiles de longue date. Ces personnes parlent d'amour avec parcimonie car ils détestent que les chiens soient traités comme des peluches câlines infantilisées et à charge. » C'est effectivement le cas de Master Chang (même si Dolph aurait pu basculer dans ce travers, voire l'histoire du partage de la chambre à coucher avec son chien). Ce dernier a fondé son travail sur les animaux domestiques et tente de prévenir les mauvais traitements qui leur peuvent leur être infligés à long terme par leurs maîtres et maîtresses comme le souligne la féministe à la page 46 : « Néanmoins, dans des sociétés comme la nôtre, le statut d'animal domestique attribué à un chien lui fait courir un risque particulier : celui d'être abandonné suite à la désaffection des humains, soit quand leur confort personnel prend le dessus, soit quand le chien ne se révèle pas à la hauteur du fantasme d'amour inconditionnel ». Comment ne pas citer un exemple bouleversant d'abandon d'un chien par sa propriétaire pour des raisons inverses à ceux citées par l'auteure ? En effet, Kelly Reichardt dans son film Wendy et Lucy, sorti en 2008, raconte les aventures d'une jeune femme qui décide d'aller en Alaska pour trouver du travail. Pendant le trajet, sa chienne (qui se trouve être celle de la cinéaste) disparaît. Pour tenter de la retrouver mais aussi pour réparer une panne qui immobilise son véhicule, Wendy se voit dans l'obligation d'utiliser ses dernières économies. D'ailleurs, elle voulait (juste avant la disparition de sa chienne) voler dans un supermarché des croquettes pour lui assurer une alimentation correcte. Wendy comprend vite lors de ses retrouvailles avec sa compagne de route qu'elle ne peut plus assurer les moyens de survie de Lucy, à peine la sienne. D'où la nécessité de la séparation pour permettre au canidé de pouvoir vivre plus aisément. Pour palier à ces menaces de mauvais traitements (un peu à l'instar du film d'anticipation Minority Report de Steven Spielberg sorti en 2002 contemporaine la politique américaine de Georges W. Bush Jr. avec sa guerre préventive en Irak en 2003), Master Chang enlève à titre préventif les animaux aux propriétaires qu'il juge indignes d'eux (le hasard entre en grande partie dans la sélection de ces derniers – c'est le random choice dont parle Master Chang à Dolph) pour créer une sensation de manque et enfin organiser des retrouvailles entre eux quelques jours plus tard. Ces derniers seraient tellement heureux de retrouver leur animal que tous sentiments négatifs, à l'origine de l'enlèvement premier, devraient ainsi disparaître. C'est ce qui arrive à Dolph. Pourtant, un grain de sel (ou de sable si l'on adopte la perspective baudrillardienne de l'Amérique comme désert) vient rompre pendant un court moment le système de Master Chang. Une cliente, après le rapt de son animal, en a retrouvé un autre, s'y est attaché et ne veut plus du premier. Bien embêté, il demande à Dolph de s'occuper de l'animal (un jeune garçon d'une dizaine d'années, ce qui serait une preuve de la vision un peu infantilisante que dénonce Donna Haraway dans son ouvrage). Ce dernier refuse net. Pour lui, il n'y aura que Paul. Et Paul est bel et bien un chien et non un enfant.



Si Dolph et Master Chang s'en sortent bien dans l'ensemble, ce n'est pas le cas du voisin du premier. La première fois que ce dernier apparaît à l'écran, celui-ci l'interpelle afin de lui expliquer qu'il va partir recommencer sa vie ailleurs mais sans savoir où. Il ne veut pas non plus reconnaître sa pratique quotidienne du jogging. Plus tard, l'ex-voisin recontacte Dolph, dans un désert blanc et fonce en ligne droite dans une trajectoire sans fin. Puis, il reçoit un appel de ce dernier mais ne répond pas et fonce toujours droit devant lui comme si sa route ne devait jamais avoir de fin. Baudrillard, toujours dans le même livre, évoque la puissance des déserts sur les individus : « Ce qui est magique, ce sont les formes métaphoriques. Pas la forêt sylvestre, végétale, mais la forêt pétrifiée, minéralisée. C'est le désert de sel, plus blanc que la neige, plus horizontal que la mer. C'est l'effet de monumentalité, de géométrie et d'architecture là où rien n'a été conçu ni pensé. [...] Il faut cette surréalité des éléments pour éliminer le pittoresque de la nature, de même qu'il faut cette métaphysique de la vitesse pour éliminer le pittoresque naturel du parcours. En fait, la conception d'un voyage sans objectif, donc sans fin, ne se développe que progressivement. » (op. cit., p. 17 et 18). Puis, à la même page : « Rouler est une forme spectaculaire d'amnésie. Tout à découvrir, tout à effacer. ». Et puis après « Nulle autre question à ce voyage que : jusqu'où peut-on aller dans l'extermination du sens, jusqu'où peut-on avancer dans la forme désertique irréférentielle sans craquer, et à condition bien sûr de garder le charme ésotérique de la disparition ? Question théorique ici matérialisée dans les conditions objectives d'un voyage qui n'en est plus un et comporte donc une règle fondamentale : celle du point de non-retour. Et le moment crucial est celui, brutal, de l'évidence qu'il n'a pas de fin, qu'il n'y a plus de raison qu'il prenne fin. Le mouvement qui traverse l'espace de par sa propre volonté se change en une absorption par l'espace lui-même – fin de la résistance, fin de la scène propre du voyage [... ]. Ainsi est atteint le point centrifuge, excentrique, où circuler produit le vide qui vous absorbe. Ce moment de vertige est aussi de l'effondrement potentiel. Non pas tellement par la fatigue propre à la distance et à la chaleur, à l'avancée dans le désert visible de l'espace, mais à l'avancée irréversible dans le désert du temps. » (ibidem, p. 20).Le voisin est pris dans une spirale qui le conduit peu à peu à parcourir le désert en ligne droite, sans fin. Il n'a plus de point d'ancrage (comme Paul l'est pour Dolph), il est condamné à errer dans le désert (le sens premier du verbe errer n'est-il pas de voyager sans but ?) comme le dit Jean Baudrillard jusqu'à l'épuisement total du sujet. Ce n'est pas un hasard s'il ne répond plus au téléphone, il est peut-être dans cette phase d'amnésie progressive décrite par Baudrillard et peut-être même de non-retour, d'anéantissement. D'ailleurs, l'affiche du film montre la voiture que conduit cet homme, dans ce fameux désert. Sauf qu'elle est représentée à l'envers. Une façon de dire que l'espace n'obéit plus aux lois de la gravitation de Newton ? Dolph quant à lui s'est sorti du labyrinthe (qui n'est pas en ligne droite mais en cercle, comme le zéro manquant du réveil, dont on ne verra pas l'heure revenir à 8h00) et peut reprendre le cours normal de sa vie avec son chien Paul.


La question animale hante Tim Burton depuis les débuts de sa filmographie. En effet, le cinéaste avait à peine 13 ans lors du tournage de son premier court-métrage intitulé The Island of Doctor Agor (1971), une adaptation du roman de science fiction de H. G. Wells, L'île du Dr. Moreau. Ce roman de science fiction, écrit en 1896, relate les aventures d'Edward Prendick confronté à un savant fou, créateur de créatures mi-humaines, mi-animales. Les expériences faites sur les animaux se poursuivent dans un autre court-métrage, produit par Walt Disney Productions, Vincent (1982), où un jeune garçon de 7 ans rêve de devenir Vincent Price et s'imagine transformer son chien en zombie afin de pouvoir commettre des atrocités dans les rues embrumées de sa ville natale. Les hybrides mi-humains mi-animaux sont nombreux dans les films suivants : dans Batman returns en 1992 nous retrouvons l'homme chauve-souris Bruce Wayne, la femme-chat Catwoman et l'homme-pingouin Oswald Cobblepot ou dans Mars attacks ! (1996) où les martiens reconstituent un chien (qui appartenait à Tim Burton et Lisa Marie, sa compagne de l'époque) avec une tête de femme (jouée par Sarah Jessica Parker) et une femme avec une tête de chien.



La plupart de ces expériences monstrueuses réalisées pour semer la terreur ou tout simplement pour s'amuser prennent une autre tournure dans un court-métrage de 1984, toujours produit par Disney, Frankenweenie. L'histoire est inspirée d'une douloureuse épreuve universelle (la perte d'un être cher) réellement arrivée au cinéaste : « J'ai eu plusieurs chiens au cours de mon enfance. J'entretenais toujours avec eux des rapports très intenses. Pour beaucoup d'enfants, c'est même souvent la première relation qui compte, généralement la plus importante et, d'une certaine façon, la plus pure. Avec les chiens, c'est la quintessence de l'amour et de l'émotion. Il ne faut jamais l'oublier dans le cadre des rapports humains. Je devais avoir deux ou trois ans quand j'ai eu mon premier vrai chien Pepe. C'était une sorte de bâtard, il était atteint de ce qu'on appelle la maladie de Carré, et on ne lui donnait pas beaucoup d'années à vivre. Au bout de quelques temps, il s'est mis à boiter, mais il a vécu plutôt vieux. Il avait de grands yeux magnifiques, tout l'attirail émotionnel. Innocent. » (in Tim Burton, entretiens avec Mark Salisbury, Sonatine Éditions, 2012, p. 364). Victor perd accidentellement son chien, Sparky, renversé par une voiture. Ne voulant pas accepter ce deuil, le jeune garçon décide de réanimer son animal en reprenant la même méthode que son célèbre ancêtre littéraire, qui possède le même prénom, le Docteur Victor Frankenstein dans le roman de Mary Shelley Frankenstein ou le Prométhée moderne (1816). Les voisins sont horrifiés par l'ombre monstrueuse de ce revenant entièrement recousu (cette situation reprend littéralement la séquence de l'ombre monstrueuse du chien mutant de Vincent et rappelle le cinéma expressionniste allemand, l'ombre du Nosferatu le vampire de Friedrich Wilhem Murnau, réalisé en 1922, se faufilant dans la maison de sa future victime). Après avoir quitté les studios Disney, et avoir continué sa carrière avec Warner ainsi que d'autres sociétés de production, il revient épisodiquement aux sources notamment avec le long métrage Alice in Wonderland en 2010 et le remake de Frankenweenie en 2012, cette fois sous forme d'un long-métrage d'animation filmé avec le même modèle d'appareil photo numérique qu'a utilisé Quentin Dupieux pour Wrong : la Canon EOS 5D Mark II.


La reprise de cette histoire se comprend donc comme une façon de redonner la vie à un court-métrage de jeunesse (en plus de celle de Sparky dans le récit). De plus, passer d'un film tourné avec des acteurs en chair et en os à un film d'animation marque une autre forme de résurrection donnée à une matière inerte : « Un des meilleurs côtés de l'animation image par image, c'est qu'elle est très liée à Frankenstein, dans la mesure où elle consiste à donner la vie à quelque chose de très intime. C'est quasiment une constante de cette technique. […] Et je réalise maintenant que la mythologie de Frankenstein, si fondatrice quand on la découvre enfant, a joué un rôle décisif dans mon attirance pour l'animation image par image. Quand on aime cette histoire, on ne peut qu'aimer ce genre d'animation. » (ibid. p.358-359). Nous comprenons bien l'impact que ce mythe a eu sur la vie de Tim Burton. Dans les deux versions de l'histoire, le récit commence par la projection d'un film tourné en Super 8 (comme The Island of Doctor Agor) où l'on voit Sparky en vedette (les amis du cinéaste ont aussi participé au tournage de son premier court-métrage). Le chien de Victor est confronté à des créatures animées plan par plan. La seule différence visible est que la technique 3D est utilisée dans la deuxième version : nous voyons les parents porter des lunettes spéciales, ce qui ferait une mise en abyme pour les spectateurs qui ont choisi de voir Frankenweenieavec la même technologie. Tim Burton reprend la technique de l'animation plan par plan dans d'autres films : The Nightmare Before Christmas en 1994 (même si officiellement, il n'est pas le réalisateur mais bien le directeur artistique), ou même Corpse Bride – Les Noces funèbres en 2005.




Nous venons de voir que la question animale (surtout à travers les expérimentations) était primordiale dans le cinéma de Tim Burton et particulièrement la question canine. La filmographie du cinéaste ne serait-elle pas un éternel retour à son premier deuil, à la perte du chien de son enfance ? Reprenons un à un les différentes réalisations ou collaborations du cinéaste comprenant cette problématique. Bien entendu, nous ne pouvons que répéter le tout premier exemple dans Vincent : le chien « mort-vivant » du personnage principal (appelé Ebocrombiqui rime avec zombie dans le poème lu par Vincent Price), fidèle jusqu'au bout même dans les expériences de son maître. Frankenweenieest le second chien ressuscité de la filmographie de Tim Burton. En 1985, le personnage principal de son premier long-métragePee-wee's Big Adventure : The Story of a Rebel and his Bikepossède un chien appelé Speck. Dans son second long-métrage, Beetlejuice, Adam et Barbara Maitland (Alec Baldwin et Geena Davis) ont un accident de voiture en évitant un chien sur la route (d'ailleurs, ce chien suspend un instant la dégringolade finale de la voiture dans la rivière). En 1987, Tim Burton participe en tant qu'animation designerà une série d'animation réalisée par Brad Bird et produite par Steven Spielberg : Family Dog. Ces épisodes, racontant les (més)aventures d'un chien domestique ce qui permet à Tim Burton (comme dans la première version de Frankenweenie), de donner le point de vue de l'intrigue à l'animal. D'ailleurs, le chien et le fils de la famille rappelle Igor et Frankenweenie dans la seconde version. Tim Burton dit lui-même : «je suis surtout intervenu sur l'esthétique de ce pilote. J'ai dessiné des story-boards et j'ai travaillé sur l'apparence de nouveaux personnages, car j'adorais tout simplement l'idée de concevoir quelque chose du point de vue d'un chien.». Dans les années 2000, Bill Plympton aura quasiment la même démarche en créant trois court-métrages d'animation respectivement en 2004, 2006 et 2008 : Guard dog, Guide doget Horndog. Même si l'esthétique et l'ambiance ne sont pas les mêmes (les dessins de Plympton sont plus organiques et sanglants que ceux de Burton), ils ont en commun cette connaissance des chiens (l'animation est bluffante de vérité dans les deux cas) qui montrent leur amour inconditionnel pour ces êtres. Il est aussi intéressant d'ajouter que Tim Burton peut penser à la race canine sans pour autant en représenter un : « Je considère en fait Edward aux mains d'argent comme l'exemple même de ce que devrait être un bon chien. » (ibid., p. 101). D'ailleurs, Tim Burton n'est pas le seul à avoir fait le rapprochement entre ce film et l'univers canin. Dans la préface de ce même ouvrage, Johnny Depp, l'un des acteurs qui a le plus contribué au travail du réalisateur, déclare qu'après avoir lu une seconde fois le script d'Edward aux mains d'argentréalisé en 1990 (où il joue le rôle-titre), il a « été si ému et touché que des torrents d'images submergeaient mon cerveau – celles des chiens de mon enfance, des moments où en grandissant je me sentais rejeté et décalé, de l'amour inconditionnel que seuls les enfants et les chiens peuvent avoir les uns pour les autres. » (ibid., p. 8-9). Puis vient The Nightmare before Christmas, film d'animation mettant en scène Jack, le roi mélancolique de la fête d'Halloween, accompagné de son inséparable compagnon, le fantôme de son chien Zero(le zéro qu'il faut comme dans Wrongde Quentin Dupieux qui signifie le retour du chien de Dolph, Paul). Celui-ci montre le chemin à son maître pendant la distribution des cadeaux de Noël (tel Rudolph, le célèbre renne au nez rouge) grâce à sa truffe en forme de citrouille et devient à la fin du film une étoile dans le ciel (dans l'infini) lorsque que Jack découvre ses sentiments pour Sally. Dans Corpse Bride, le jeune Victor retrouve le squelette du chien de son enfance (cadeau de la mariée) nommé Scraps. Enfin, dans Alice in Wonderland (2010), l'héroïne se fait aider par un chien appelé Bayard(un ajout au texte original), soumis au terrible joug de la Reine de Cœur et contraint de travailler sous ses ordres sous peine de voir sa famille se faire exécuter. La question canine est bien au centre de ses préoccupations, plus précisément sa perte. La plupart des chiens présents dans ces longs comme dans ses courts métrages sont morts ou sont des porteurs de mort (le chien de Beetlejuice est responsable indirectement du décès des deux personnages principaux et le rôle premier de Bayard est d'être le limier de la terrible Reine Rouge) et réapparaissent sous une autre forme : squelette, spectre, amas de chairs et de fils.


Frankenweenie est donc un retour aux sources, à celles de son enfance où la question canine revient au centre de l'intrigue (dans les exemples précédents, les chiens n'étaient pratiquement que des détails de l'intrigue). Tim Burton, comme Quentin Dupieux dans son long-métrage Wrongest un grand amoureux des chiens. En effet, aucune ironie ne transparaît avec ces deux cinéastes dans leur représentations canines. Ils connaissent les habitudes de ces animaux, sachant déjà comment bouge un chien (les animation de Frankenweenies ont criantes de vérité), comme Sparky tournant en rond pour jouer avec sa queue. Cette partie anatomique des canins est très importante : comme elle reflète involontairement l'état des chiens (joie, souffrance, colère, …), elle est sautillante, vivante. Ce qui rend encore plus bouleversant la scène de résurrection de Sparky : ce n'est pas son cœur que l'on entend en premier pour signifier la réussite du projet de Victor mais c'est bien sa queue que l'on voit bouger de plus en plus vite. Mais nous ne pouvons pas réduire Sparky au statut de simple compagnon canin : il au un autre point commun avec Edward aux mains d'argent, il peut être désigné comme ayant la fonction d'une « machine célibataire». Les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari évoquaient pour leur part dans leur ouvrage L'Anti-Oedipe, capitalisme et schizophrénie (éd. Minuit, coll. « Critique », 1972, p.) des « machines désirantes » comprises comme des « surfaces d'enregistrement, corps sans organes (...) l'essentiel est l'établissement d'une surface enchantée d'inscription ou d'enregistrement qui s'attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent. ». Cette réflexion venait prolonger celle de Michel Carrouges, journaliste et écrivain qui affirmait en 1954 dans l'ouvrage Les Machines célibataires mettre « sous le nom de ''machines célibataires'', un certain nombre de machines fantastiques qu’il découvrait dans la littérature. ». Il complète sa définition avec les éléments suivants : « Chaque machine célibataire est un système d’images composé de deux ensembles égaux et équivalents, un ensemble sexuel et un ensemble mécanique […] Une machine célibataire est une image fantastique qui transforme l’amour en mécanique de mort. […] Elle apparaît d’abord comme une machine impossible, inutile, incompréhensible, délirante. Elle peut englober aussi bien un paratonnerre, une horloge, une bicyclette, un train, une dynamo ou même un chat, voire des débris de n’importe quoi ». En remontant encore le fil généalogique, les«machines célibataires »appartiennent à une catégorie artistique initiée par Marcel Duchamp avec son tableau La Mariée mise à nue par ses célibataires, même (entre 1915 et 1923). Tout ce cheminement met en lumière divers éléments. Les deux personnages cités précédemment sont bien des créations reprises de la littérature fantastique (comme nous l'avons vu plus haut, ce sont des références au mythe littéraire de Frankenstein). Ces deux corps n'ont littéralement plus d'organes mais sont constitués par des éléments non pas organiques mais mécaniques, métalliques : des clous, des ciseaux, du fil pour rapiécer…. Une créature asexuée (du moins c'est plus le cas de Edward) proche aussi, pourquoi pas, de la « machine cyborgienne » de Donna Haraway. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la féministe étasunienne a aussi publié par la suite une étude sur la race canine, cité dans le texte précédent sur le film de Quentin Dupieux en expliquant la cohérence de son changement de sujet d'étude : les cyborgs et les chiens auraient en effet beaucoup de points en commun.



L'amour de Tim Burton pour les chiens, l'utilisation du concept de « machine célibataire », ainsi que d'autres éléments comme la reprise du motif frankensteinien laissaient sous-entendre un film doté d'un ton juste mais émouvant. Bien que le début du générique soit typiquement burtonien (le logo Disney transformé pour l'occasion en château hanté en noir et blanc, la musique habituelle prenant par ailleurs les accents habituels de celle de Danny Elfman, ce qui est d'ailleurs une limite en soi puisque le compositeur attitré du cinéaste reprend dans ses partitions des thèmes quasiment déjà entendu dans ses précédentes collaborations), la fin de ce long métrage, malgré les bonnes idées et l'émotion indéniable, est immanquablement « disneyienne ». Le bras de fer est perdu pour Tim Burton qui semblerait être sagement rentré sagement au bercail, dans l'écurie qu'il avait fui bien des années plus tôt à cause du manque de liberté accordé à ses créations. Ce film marquerait un retour en arrière et pourrait même être qualifié de régression. Régression sur le fait de reprendre une histoire déjà traitée. Régression sur le fait que Tim Burton n'hésite pas à faire des clins d’œil à ses films précédents. Plus que de simples références, le dernier long métrage peut faire office de synthèse de l’œuvre entière sans que cela soit questionné. Le professeur de science est un mélange entre Vincent Price, Bela Lugosi (référence au film Ed Wood où l'acteur déchu et grand ami du réalisateur américain est interprété par Martin Landau qui ici lui prête sa voix) et il ressemble physiquement au premier et se trouve dans une situation semblable au second car il est expatrié de son pays natal (qui se situe en Europe de l'est, d'où son accent). Le film en Super 8 bricolé par Victor et Sparky est aussi un hommage au film à petits budgets de Ed Wood. La gothique Elsa Van Helsing ressemble beaucoup à Lydia Deetz de Beetlejuice, rôles justement interprétés par la même actrice, Winona Ryder qui double le personnage. Le maire de la ville ressemble beaucoup au père de la future mariée des Noces Funèbres, Finis Everglot. La fille bizarre (personnage absent du court-métrage) sort directement de son ouvrage de contes La Triste fin du petit enfant huître et autres histoires publié pour la première fois en France chez 10/18 en 1998. Le film a aussi quelques liens de parentés avec Batman : la fille bizarre se sert d'une chauve souris morte pour tenter de la ressusciter, Victor se sert d'un cerf volant de la forme de cet animal pour attirer la foudre dans sa chambre. Bruce Wayne revoit continuellement le film de la mort de ses parents comme Victor et son chien. A l'instar de Edward aux mains d'argent, Sparky est poursuivi par les habitants en colère qui, le reconnaissant comme une victime émissaire susceptible d'être sacrifiée, sont dès lors prêts à le supprimer. C'est toujours dans les banlieues pavillonnaires d'apparence tranquille que peut se tramer de terribles choses. Nous n'avons pas affaire seulement à des autoréférences mais aussi à des références. Le film regorge d'hommages à des films d'horreurs et des monstres de série B et Z qui ont bercé l'enfance du cinéaste. Ainsi Dracula, Godzilla, Frankenstein et sa fiancée (même si la version donnée par Tim Burton est un peu édulcorée) se côtoient dans le présent long-métrage. D'ailleurs, deux des garçons de la bande de “réanimateurs” ressemblent respectivement à Igor (le serviteur du Docteur Frankenstein) et l'autre au monstre lui-même. Il faut aussi citer le nom de l'amie de Victor, le même que l'ennemi juré de Dracula: Van Helsing. Régression sur l'éternel débat entre la science et la religion avec le darwiniste professeur de science qui se trouve confronté aux parents plus portés sur la religion.


En revanche, nous pouvons noter qu'il existe une différence de taille dans les doublages originaux et français. Dans la première version (et c'est la cas de plusieurs long-métrages d'animations), certains acteurs doublent plusieurs personnages contrairement à la version française. C'est la cas chez d'autres réalisateurs comme Peter Jackson qui dans sa trilogie du Hobbit (The Hobbit : An Unexpected Journey en 2012,The Hobbit : The Desolation of Smaug en 2013 et The Hobbit : The Battle of the five armies en 2014) a demandé à l'acteur britannique Benedict Cumberbatch de doubler le dragon Smaug mais aussi le Nécromancien (aka Sauron). Il était d'ailleurs intéressant de remarquer la proximité entre l’œil du dragon (élément important, signifiant l'éveil de la créature), la forme de l'iris en particulier ainsi que la transformation du Nécromancien en œil, sa silhouette devenant l'iris, rappelant très nettement celui du dragon. Si dans la trilogie, l'acteur interprétait deux rôles maléfiques, dans le cas de Frankenweenie, Martin Short (ce n'est pas le seul exemple d'acteur interprétant plusieurs personnages mais il semblerait être le plus intéressant) s'occupe de la voix du père de Victor, de M. Bergermeister (voisin de ce dernier et maire de New Holland), et de Nassor (camarade de classe de Victor au physique proche de celui de la créature de Frankenstein). A première vue, la première disctinction à faire est la suivante : sur les trois personnages, seul le premier semble être positif alors que les deux autres sont plus à même de faire du mal à Victor mais aussi à Sparky (le maire est mécontent de la présence du chien du jeune garçon et l'accuse de méfaits dans son jardin alors que Nassor décide de réanimer son hamster décédé pour obtenir le premier prix de science). Pourtant, le père a aussi sa part de responsabilité dans cette histoire. Si, dans le court-métrage, la responsabilité de l'enfant est plus importante (c'est lui qui lance la balle à son chien lorsque celui-ci se fait écraser par une voiture), dans le long-métrage, l'histoire est complètement différente mais elle est aussi plus intéressante. Le père, entraîneur de base-ball (comme l'était le père de Tim Burton), souhaite que son fils devienne plus sociable, qu'il délaisse un peu ses inventions, ses appétences pour les sciences et peut-être même qu'il délaisse un peu son chien pour se tourner vers ses semblables afin d'adopter une activité sportive, la même que lui pratique. Le père ne peut donc pas accepter la personnalité de son fils et souhaite qu'il soit semblable aux autres. Pour cela, il doit pratiquer une activité caractéristique de la normalité américaine”. Pour faire plaisir à son père (et céder au chantage imposé par lui), il participe à des entraînements, des matchs. Et c'est précisément au cour de l'un d'entre eux, Victor arrivant à envoyer très loin (pour la première et unique fois) que Sparky courant pour la ramener à son maître se fait écraser par une voiture. En répondant positivement aux attentes du père, l'enfant reçoit un coup dur, ce qui met dans une certaine mesure au même plan les trois personnages qu'interprète Martin Short : ils ont tous les trois fait du tort à Victor.

 


En conclusion, qui de Dolph ou de Victor aura le mieux négocié avec l'absence de son chien ? Absence car dans les deux cas, le retour de l'être aimé est envisageable. Pour le premier personnage la fin est plus simple, Paul revient, l'avenir n'en est pas moins modifié. Les deux compagnons font un bref cameo dans le film suivant de Quentin Dupieux, Wrong Cops (sorti en 2014). Dolph apparaît pour mieux disparaître, dégoûté par une situation dont il est le témoin : le corps d'un homme à moitié mourant dans la voiture d'un policier corrompu. Ce geste de répulsion montre que les deux films sont absolument différents : de l'image numérique “crasseuse” et non léchée du précédent, ce n'est pas l'univers de Dolph alors il vaut mieux le fuir le plus vite possible. Il faut aussi noter que ce dernier est accompagné de son chien, en laisse, mais celui-ci est au second plan. Peut-être que leur relation, davantage normalisée après l'expérience imposée par le surmoïque Master Chang, n'est plus aussi fusionnelle qu'avant (rappelons-nous que c'est Paul qui a “décidé” de ne plus dormir dans la même pièce que son maître). Cela signifierait que si Paul décède un jour, Dolph sera capable de faire le deuil de son compagnon à quatre pattes, d'accepter le réel effrayant de son absence. Ce qui n'est pas le cas de Victor. Le jeune garçon fuit totalement la réalité en réanimant son chien. Celui-ci finit par décéder une nouvelle fois. Alors que tous les voisins et les parents du jeune garçon unissent leurs forces et leurs batteries de voitures pour tenter de le réanimer à nouveau, cela ne fonctionne pas. Les parents ont alors un discours pour l'encourager à accepter la perte comme définitive. Le film pourrait s'arrêter là. Le chien serait devenu un souvenir, pourquoi pas un spectre, vivant pour toujours dans le cœur de son maître comme le disent si bien les parents de Victor. Mais Sparky ressuscite. Et sera accepté et reconnu par toute la communauté. Le déni est total, destructeur mais aussi collectif. Car concrètement que se passera-t-il quand le corps de l'animal va pourrir ? Le recoudre n'est qu'une solution temporaire. Ne serait-ce presque pas une forme d'acharnement thérapeutique ? Ne serait-ce pas là le symptôme d'une psychose qui alors ne serait pas loin de faire penser au cas typique de Norman Bates dans Psycho (1960) d'Alfred Hitchcock ? En tout cas, l'avenir semble plus serein pour Dolph Springer que pour le jeune Victor Frankenstein qui, à l'instar de son ancêtre, ne saurait connaître le repos, validé par la collectivité dans sa persévérance dénégatrice et psychotique. De son côté, Dolph aura appris grâce à une petite machine de simulation peut-être manigancée par son surmoi à négocier avec le deuil consécutif aux trous creusés dans l'existence par les irruptions du réel.

 

Le 25 décembre 2012


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