« Chaque poète se taille un langage comme s'il découpait un étendard dans le parquet de l'univers, un tapis volant, un autre monde, un Mexique, un
lexique. Mais c'est l'ensemble du langage ainsi qu'il pervertit, déroute, exalte et restitue » (Jacques Audiberti et Camille Bryen, L'Ouvre-Boîte. Colloque abhumaniste, éd. Gallimard/NRF, 1952, p.
156)
Entre le Mexique et les États-Unis, la frontière brûle depuis longtemps et sa généalogie remonte à loin dans l'histoire conflictuelle entre les deux États, au moins à la guerre américano-mexicaine de 1848 et l'annexion étasunienne du Texas, du Nouveau-Mexique et de la Californie.
En 1990, George Bush senior fait dresser un grillage à San Diego, suivi trois ans plus tard par Bill Clinton qui fait construire une barrière de 14 kilomètres. Si le nombre d'interpellations baisse sensiblement durant la période, les immigrants mexicains se déplacent plus vers l'est en provoquant l'attisement du délire obsidional des ranchers texans. Le 14 septembre 2006, le Congrès des États-Unis a adopté le Secure Fence Act qui autorise la construction d'une barrière physique de 1.052 km le long de la frontière californienne. Deux semaines plus tard le Sénat fait de même. Le 26 octobre, le président George Bush junior suit en donnant son aval à une entreprise dont le programme de limitation de l'immigration illégale, qui a diminué de 25 %, aurait déjà coûté au moins 3 milliards de dollars. Restent une partie du Nouveau-Mexique et tout le Texas, autrement dit plus de 1.300 km le long du Rio Grande. La campagne présidentielle de 2016 a offert au candidat républicain Donald Trump l'occasion de recharger cette machine de guerre idéologique en promettant un mur fortifié dont la note est censée entièrement revenir au Mexique, économiquement sanctionné s'il ne coopère pas à sa construction.
En 2019, le budget alloué au « mur de Trump » s'élèverait à 10 milliards de dollars et c'est l'échec des négociations le concernant entre le Congrès et la Maison Blanche qui a été la cause du plus long arrêt des activités gouvernementales (shutdown) de toute l'histoire étasunienne (un mois et trois jours entre décembre 2018 et janvier 2019). Depuis, l'actuel président est en campagne pour sa réélection et si le mur reste l'un de ses hochets médiatiques favoris (selon ce dernier le mur aurait même réussi à stopper le COVID-19, c'est dire), le ton a formellement changé quand il a reçu le président mexicain Andres Manuel Lopez Obrado au début du mois de juillet dernier.
Mais la diaspora mexicaine de part et d'autre de la frontière n'a pas oublié la stigmatisation dont elle a été injustement victime. Surtout quand on sait que le taux de criminalité des migrants, légaux ou illégaux, est inférieur à celui des natifs américains. Et puis, le constat est terriblement accablant. Entré en vigueur le 1er juillet 2020, le nouvel accord de libre-échange Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) qui remplace l'ALENA remontant à 1994 est si asymétrique que ses distorsions prolongent la production de la misère sociale alimentant les filières de l'immigration clandestine dont, malgré les dispositifs de contrôle et de surveillance, les franchissements se comptent par centaines de milliers incluant les morts avec les vivants. Quant au mur lui-même, ensemble disparate de grillages, de murs bétonnés et de rondins avec barbelés du côté du Rio Grande, il représente un désastre non seulement humain mais aussi écologique en réduisant les migrations de plusieurs espèces animales nécessaires à leur conservation et leur reproduction, parmi lesquelles les jaguars. Enfin, loin d'avoir mis en difficulté les cartels de la drogue, les narcotrafiquants regorgent au contraire d'inventivité en sciant des portions de mur et en creusant des tunnels, quand ils n'en passent pas directement par la vingtaine de postes-frontières officiels. En conséquence de quoi, des murs sont construits à partir d'initiatives privées et lucratives par des partisans de Trump, miliciens d'extrême-droite et autres survivalistes qui, les armes à la ceinture, viennent en aide à la police des frontières (US Border Patrol) malgré leur haine viscérale de l'État fédéral.
Traverses et trafics
Le Mexique est l'un des noms de l'Amérique improprement accaparée par les États-Unis dans un impérialisme qui est aussi celui du signifiant. Le Mexique est en même temps que l'un des côtés de l'Amérique une contradiction interne et externe à la nation impériale qui, non seulement l'a vassalisé, mais s'est également appropriée toutes les faces du continent, son empire n'ayant pas besoin de nom propre. L'Amérique est une bête à deux dos quand faire la nique se dit des rapports asymétriques, inégaux et électriques entre les États-Unis et le Mexique. Mais, comme le torchon, la frontière brûle en ouvrant dans le désert des nations mal embouchées une zone d'indétermination aussi fascinante que les fata morgana de White Sands et Chihuahua. Une « frontière-monde » dirait Étienne Balibar qui s'inspirait alors d'Immanuel Wallerstein pour parler des rapports entre la France et l'Algérie. Une interzone qui fait avec les mots des valises d'exilés de l'intérieur comme de l'extérieur : Mexicamerica.
Deux villes nomment les fructueuses gémellités entre le Mexique et les États-Unis, avec Mexicali et sa jumelle étasunienne Calexico. Deux autres villes sont à l'inverse comme des brûlures de cigarette sur la carte en marquant la nature catastrophique des rapports et non rapports entre les deux pays : Tijuana et Ciudad Juárez. La seconde est située en face d'El Paso au Texas et elle est autant connue pour le nombre élevé de ses maquiladoras (ces usines exonérées de droit de douane) que pour celui des féminicides qui ont dépassé le chiffre critique de 3.000 en 2010 avant que l'armée ne se déploie dans la région. Plus à l'ouest et côté pacifique, Tijuana située en face de San Diego est, outre la ville qui a vu la naissance de la salade César, une capitale musicale où Charlie Mingus a enregistré un album et qui a vu naître Carlos Santana. La cité est aussi dominée par le narcotrafic et la rivalité meurtrière des cartels. Ciudad Juárez et Tijuana sont considérées comme les deux villes les plus dangereuses du monde. Avec le danger vient aussi son folklore criminel qui est autrement dangereux quand des réalisateurs, souvent étrangers, se piquent d'aller y fourrer le nez pour en ramener l'odeur mélangé de crack et de soufre.
Ciudad Juárez et Tijuana sont des sirènes qui inspirent effectivement le cinéma : la première avec Les Oubliées de Juárez (2006) de Gregory Nava et Sicario (2015) de Denis Villeneuve ; la seconde avec Traffic (2000) de Steven Soderbergh, Babel (2006) d'Alejandro González Iñárritu et Very Bad Trip 3 (2013) de Todd Phillips. La violence sans distance des cartels emporte trop souvent le morceau, en laissant sur le carreau un peu de pensée et de sensibilité flinguées au nom des réquisits réflexes et respectifs de la dénonciation et du spectacle (qui est aussi celui de la dénonciation). Le champ se voit alors saturé de la came des clichés, cette camelote abondamment cultivée par ceux qui tirent profit de leur triste trafic. À ce jeu-là, les fictions matamores inspirent moins que les documentaires plus discrets, Bajo Juárez (2007) de José Antonio Cordero et Alejandra Sánchez Orozco et Tijuana (2008) de Vincent Martorana. Ou alors il faudrait sur le sujet se la jouer modeste et pépère comme Clint Eastwood a su le faire avec La Mule (2018).
Un réalisateur français, un autre d'origine iranienne et une cinéaste belge ont pour leur part longé aussi la frontière américaine-mexicaine en bricolant dans l'interstice des barbelés des sentes traversières qui recoupent aussi les trafics de la fiction et du documentaire : Tijuana Bible (2019) de Jean-Charles Hue, Soy Nero (2016) de Rafi Pitts et De l'autre côté (2002) de Chantal Akerman. Trois films d'étrangers qui sentiraient mieux que leurs homologues hollywoodiens les effets de brouillage et d'écart, de désorientation et d'hallucination, autrement dit le vertige et le trouble caractérisant une interzone à géométrie variable dont Mexicamerica serait un nom possible, essayé pour voir, pour mieux voir. Le premier film promet beaucoup et déçoit autant tandis que les deux suivants continuent à enthousiasmer en montrant comment le Mexique est une question à laquelle répondent si mal les États-Unis qui n'y voient qu'un problème à régler quand son adresse, qui interroge notamment la notion d'identité pour en excéder les démarcations et en faire fuir les clôtures, est universelle.
4 août 2020
Tijuana Bible (2019) de Jean-Charles Hue
Narco-catéchisme
À Tijuana, le soleil roussit les peaux et la poussière révulse les yeux quand elle a le goût de la crystal meth. À Tijuana, le documentaire est chargé à bloc de fictions violentes qui font monter l’adrénaline en alimentant de sang la chronique médiatique, trafic de stupéfiants et vies cramées par la came, règlements de compte entre gangs et représailles sanglantes, corruption policière et réseaux de prostitution.
Aller à Tijuana pour y faire un film obligerait alors à suivre la ligne de faille barbelée et reptilienne le long de laquelle il faudrait pour son réalisateur savoir non seulement se protéger des excès mortels du réel, mais se prémunir aussi des clichés autrement fatals qui se sont accumulés dans ses veines comme des crevasses. À Tijuana, les trafiquants n’hésitent pas quand il est question de came à refourguer à trouer la peau de tous ceux qui contrarient leurs intérêts. Les clichés y sont une autre camelote dangereuse dont le trafic est un folklore qui plombe la peau des plans montés par ceux qui succombent facilement à leur promesse d’ivresse.
Chorées picardes et mexicaines
Avant de filmer à plusieurs reprises la famille Dorkel, membres d’une communauté yéniche de Picardie dans La BM du Seigneur (2011) et Mange tes morts (2014), Jean-Charles Hue est déjà allé tourner à Tijuana son tout premier long-métrage encore inédit, Carne Viva (2009) et il y est retourné à plusieurs occasions en en ramenant une poignée de courts-métrages comme Yvon, El tuerto (le borgne) et Pretty Eyes (2013) et Topo y Wera (2018). On retient surtout Tijuana Tales (2017), film préparatoire à Tijuana Bible en incluant notamment la participation des acteurs professionnels Paul Anderson et Adriana Paz. De la France des gens du voyage à la Basse-Californie des narcotrafiquants, les heurts du profane et du sacré sont des chocs et leur entrechoc une chorée qui soulève et disloque les corps en les faisant danser une danse syncopée, avec un pied d’un côté de la frontière et l’autre pied du côté opposé.
Le cinéma, quand il a besoin de la fiction et du documentaire en même temps et sans les réconcilier, en faisant jouer leur génie respectif l’un contre l’autre, a des mouvements anarchiques et choréiques qui peuvent s’apparenter en effet à une sarabande et une Danse macabre. Un sabbat de sorcières ou une danse de Saint Guy. Une ciné-transe dont le modèle aura été donné par Jean Rouch.
Profondément inspiré par la question de l’incarnation et ses impuretés endiablées qui sont nécessaires à ses opérations de transsubstantiation, Jean-Charles Hue fait des films en les mettant en scène justement comme des chorées dont les brusqueries se déduisent des frictions électriques du documentaire et de la fiction. C’est ainsi que ses personnages apparaissent à l’image comme des êtres hybrides et agités, survoltés parce que doublement possédés, à la fois personnes réelles et archétypes mythiques, figures tour à tour angéliques et démoniques. La chorée déçoit cependant quand le scénario traficote la triste soumission des éclats intempestifs et des dislocations sur les stases obligées d’une forme hiérarchisée et d’un scénario rédempteur et stéréotypé.
D’un côté, alors que le documentaire est toujours déjà saturé de clichés, la fiction surenchérit sur eux dans une manière de redondance qui écrase tout. De l’autre, la scénarisation rédemptrice finit par valoir comme un catéchisme dédié aux vies cramées que sauveraient les bons samaritains du cinéma quand ils ne craignent pas de se frotter à ce diable de réel en le faisant savoir. La came dont les morsures voluptueuses finissent en blessures addictives se réduit après consommation en camelote folklorique et catéchistique et, partant, si peu addictive.
La fiction à hue, le documentaire derrière
Tijuana Bible ne désemplit pas : même chauffés à blanc, les stéréotypes y sont légion. Le salut du junkie, la femme pure qui fait le pont entre les morts et les vivants, le narcotrafiquant maudit en quête comme tout le monde de rédemption, la révolte des gueux, la communauté néo-évangélique. Le problème est ici exactement le même que celui des Misérables de Ladj Ly. Le réalisateur assure sincèrement que tout ce qui est raconté dans son film est issu d’histoires vraies, vécues directement ou qu’on lui a rapportées. Sauf que leur accumulation pour une seule fiction est un bourrage ras la gueule ayant pour effet paradoxal de court-circuiter toute croyance nécessaire à la fiction, l’incarnation requise s’épuisant à force de surjouer la note de l’incroyable.
Pire, la fiction dopée au vrai de vrai pousse avec véhémence et impolitesse le documentaire à la relégation pour ne servir le plus souvent que de caution d’authenticité servile. Les transitions, arrière-plans et les inserts sont les différentes piqûres de rappel d’une infériorisation du documentaire sous prétexte d’attestation de véridicité. Retraduisons cela avec le langage des charretiers qui auraient d'ailleurs pu inspirer un réalisateur dont le nom est Hue : quand la fiction tire à hue, l’attelage de la chorée n’est plus égalitaire et, forcément, le documentaire se retrouve derrière, quand il n'est pas enfoui sous le folklore des clichés sécrétés par la réalité locale.
Les vieilles hiérarchies esthétiques sont ici parfaitement opératoires, exemplairement avec les acteurs professionnels qui dominent l’avant-plan, en particulier Paul Anderson révélé entre autres par la série Peaky Blinders. Shooté à l’Actor’s Studio l’acteur sature les plans de ses contorsions et mimiques, maigreur étudiée, blanc des yeux et bras en croix, jusqu’à l’overdose. Les dislocations choréiques sont bien trop chorégraphiées et maîtrisées pour excéder un sentiment de déjà-vu revenu du cinéma d’Abel Ferrara. Si Adriana Paz a une douceur qui compense relativement les tics de jeu de son partenaire, la photographie et la musique se liguent cependant pour amplifier de pénibles effets de fascination que cultivent des fictions hollywoodiennes supposément plus lourdement produites à l’instar de Sicario (2015) de Denis Villeneuve. Les nappes de Thierry Malet lorgnent ainsi du côté des ronflements de Hans Zimmer, quand le travail photographique de Jonathan Ricquebourg, davantage proche de Shéhérazade (2018) de Jean-Bernard Marlin que de Gorge Cœur Ventre (2016) de Maud Alpi, est autrement saturée en donnant à la lumière l’épaisseur crépitante et siliceuse de la méthamphétamine.
Le dealer est la fiction,
le documentaire le junkie
Tijuana Bible, tout est
véridique mais, malgré les frissons du réel et le tournage garanti dans la dangereuse Zona
Norte, le vrai n’y est pourtant qu’un moment du faux. Et le film de Jean-Charles Hue n’est pas meilleur quand il s’offre des artifices purement visuels (la vision d’Ana en projection inversée sur le mur) et narratifs (la révolte des gueux digne d’Alejandro Jodorowsky, d’autant plus dommage qu’elle finit dans une orgie de poudre
rapidement absorbée dans le finale
néo-évangélique) comme des bouffées hallucinatoires signalant la profondeur du délire
général. Restent quelques sous-entendus à peine soufflés
(la terrifiante violence sexiste à Tijuana comme à
Ciudad Juarez) et d’autres qui auraient mérité de plus amples explorations (les marines devenus parias de l’armée des États-Unis et autres green card soldiers, exilés bloqués dans le purgatoire de Tijuana). Et puis ces chiens qui vont et viennent dans tout le
cinéma de Jean-Charles Hue depuis Pitbull Carnaval (2004) et dont le retour donne raison aux narcotrafiquants qui reconnaissent en filigrane des junkies un héroïsme digne de ce bon vieux
Rintintin des familles.
Les propos de Jean-Charles Hue n’aident pas à y voir plus clair quand il prend l’exemple de La Vida loca (2009) de Christian Poveda. Sorti quelques semaines après l’assassinat de son auteur ce documentaire unique tourné au Salvador du côté de la Mara 18, une organisation criminelle, témoignait frontalement d’une répression policière particulièrement absente de Tijuana Bible.
L’odeur de soufre promis par Tijuana Bible s’évanouit vite dans les mauvais trafics de la fiction. Surtout quand elle se love dans le documentaire pour en saturer les clichés. Le folklore est toxique pour un cinéma dont la dimension ethnographique avait une valeur éthique de relève esthétique. La fascination complaisante pour la déjante et le néo-évangélisme appuyé de la rédemption conspirent à empêcher la chorée cinématographique d’advenir. Pire, le sentiment est que le documentaire serait ici le junkie et la fiction le vampire, le dealer parasite. L’enfer des GI déchus et des sœurs qui cherchent leur frère disparu est aussi celui d’un film où les narcotrafiquants habillent de faux-semblants les clichés si peu addictifs d’une ciné-transe ayant viré narco-catéchisme.
2 août 2020