Il faut aimer Les Anges du péché, il faut l'aimer contre Robert Bresson.
En se soustrayant à l'autorité de son auteur qui l'a renié, on pourra alors apprécier les beautés discrètes d'un premier long-métrage offert aux résistances en filigrane, aux alchimies mystérieuses de l'âme et au bien qui n'advient que dans la zone grise de l'impondérable.
Les alliances et les accords du cœur ne sont pas le fait des intentions et des volontés personnelles trahissant des duplicités criminelles ou des fantasmes cachés sous des couches de piété. Ce sont des hasards qui, seuls, ont la grâce de bien faire les choses. La grâce qui, toujours, est impersonnelle.
Dans Les Anges du péché, sœur Anne-Marie qui aime tant Catherine de Sienne est aussi bien la contemporaine de son autre sœur d'agonie, Simone Weil.
« Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel
y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains.
Celle de protéger en eux, non la personne,
mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités
de passage dans l’impersonnel. »
(Simone Weil, La Personne et le sacré,
éd. Payot & Rivages, 2017 [1943 pour la publication originale])
Trahir Robert Bresson pour sauver Les Anges du péché
Il est quelquefois nécessaire de trahir un cinéaste. Trahir consiste précisément à aller à son encontre afin de mieux apprécier ses films en les sauvant de la mauvaise appréciation de leur auteur. C'est le cas de Robert Bresson. Après une étrange incursion de jeunesse dans le burlesque, Les Affaires publiques (1934) entre Jean Vigo et les frères Prévert, Les Anges du péché est un premier long-métrage renié par son auteur, comme le sera d'ailleurs le suivant, Les Dames du Bois de Boulogne (1945).
Les dialogues littéraires et les acteurs professionnels, c'est-à-dire le cinéma figé dans le théâtre filmé, sont ce que refusera Robert Bresson à partir du Journal d'un curé de campagne (1951), première stase d'un trajet marqué par un ascétisme soustractif, c'est-à-dire décidé à soustraire le cinématographe du régime de la représentation. La soustraction est une subtilisation qui s'accomplira dans la voie de la fragmentation.
Abandonner Les Anges du péché en le considérant uniquement avec les codes fixés par le cinéaste dans son viatique Notes sur le cinématographe (1975), ou bien à l'inverse le sauver dans la seule reconnaissance rétroactive d'un génie en germe, ne serait pas rendre justice à ses beautés intrinsèques, discrètes comme la grâce peut l'être, cette clandestine du hasard.
Aimer Les Anges du péché est, comme il le raconte, une histoire de hasard et de rédemption.
Film noir et la Résistance en filigrane
Sorti en 1943, Les Anges du péché intègre plusieurs éléments qui appartiennent pleinement à son époque. Deux nouvelles novices sont accueillies dans le couvent de Béthanie offrant hospitalité aux femmes criminelles. L'une d'elles, Agnès, sort tout juste de prison mais craint les représailles liées à son ancienne vie. Les sœurs du couvent dirigé par la mère supérieure vont alors imaginer un plan en tout point digne d'un film noir afin d'exfiltrer leur future compagne hors de la prison pour la mener au couvent.
C'est la première séquence du film de Robert Bresson et elle s'inspire délibérément des codes du cinéma de genre : c'est la nuit, la brume est épaisse, les rues d'un décor de studio avec ses toiles peintes sont vides, le hors-champ est menaçant en étant propice à la paranoïa – on se croirait dans un film de Fritz Lang.
Le plan d'évasion est imparable. Les sœurs arrivent ainsi à déjouer la tentative d'enlèvement d'Agnès par le groupe de truands dont elle était la captive. On ne verra et n'entendra d'eux que des silhouettes indistinctes et des sifflements stridents, vraiment dignes d'un film noir ou d'espionnage comme les tournait à la même époque Fritz Lang exilé à Hollywood. Transposée dans le contexte de la France de 1943, la Résistance est l'image qui s'impose en filigrane. Surtout que Silvia Monfort, l'interprète du personnage d'Agnès, en a été une actrice importante (ainsi que Jany Holt qui joue l'autre criminelle du film, Thérèse). Une anecdote fameuse raconte comment, arrêtée par la police qui voulait alors vérifier le contenu de sa valise, Silvia Montfort a été sauvée par la robe qu'elle portait dans le film de Robert Bresson.
Alors que Jean-Luc Godard voit dans l'agonie du personnage d'Elina Labourdette à la fin des Dames du Bois de Boulogne l'unique figure d'un cinéma français ayant préféré la collaboration à la Résistance, on ajoutera le début des Anges du péché qui fait suture entre le cinéma d'atmosphère du film noir et l'allégorie d'une résistance qui l'était aussi réellement.
C'est la première beauté des Anges du péché, beauté forcée à la discrétion au nom de ses secrets. Avant Pickpocket (1959), la beauté est affaire de subtilité et question de subtilisation.
D'un lieu clos l'autre (et la zone grise entre les deux)
Les Anges du péché est donc le témoin du passage d'un lieu clos vers un autre. Deux hétérotopies dirigées par des hommes qui ont en commun un espace cellulaire et une discipline stricte : la prison et la congrégation religieuse des dominicaines de Béthanie, fondée en 1864 par le père Jean-Joseph Lataste. Tenue par des hommes, la prison pour femmes n'est pas un espace qui leur est propice tout en les protégeant de la rue qui est pour elles pire, tandis que le couvent, au contraire, est un lieu de dévotion où les femmes affligées par un passé criminel peuvent y chercher le repos en préférant la claustration à l'incarcération, plus adaptée au recueillement et à la rédemption. Deux figures féminines émergent à l'intersection de ces deux lieux. Deux femmes et leur alliance va se construire de manière hasardeuse tout le long d'un récit dialogué par Jean Giraudoux. D'un côté, Anne-Marie, jeune novice qui va quitter sa famille de son plein gré pour entrer au couvent ; de l'autre Thérèse, une femme emprisonnée pour un crime qu'elle n'a pas commis.
Double inversée l'une de l'autre, Thérèse et Anne-Marie ont pourtant un point commun qui les distingue de toutes les autres : le non-respect des règles caractérisant leur communauté respective. Habitée par l'injustice dont elle est la victime, Thérèse renverse la soupe sur le blanc immaculé de la robe de sœur Anne-Marie avant de retourner dans sa cellule et y hurler de rage. L'exaltation d'Anne-Marie serait l'indice de son incapacité à adopter les règles de vie imposées par sa condition de nonne (ainsi des fleurs coupées décorant sa cellule tranchent avec l'austérité recommandée par les religieuses).
Thérèse et Anne-Marie sont deux personnages indisciplinés, deux femmes fiévreuses. Il y en aura d'autres chez Robert Bresson, le curé d'Ambricourt, le pickpocket, Jeanne la pucelle d'Orléans, l'âne d'Au hasard Balthazar (1966), la suicidée dostoïevskienne d'Une femme douce (1969), etc. La fièvre, qui est pour la seconde exaltation et colère pour la première, est un feu qui peut bien être celui d'un Éros lesbien mais là n'est pas l'essentiel, Benedetta attendra. La fièvre est la montée de température qui fait fondre les oppositions et les polarités, le blanc et le noir, le bien et le mal. Elle ouvre une zone neutre ou grise où les attractions sont une alchimie mystérieuse tandis que les décisions, au-delà les décrets de la bonne volonté, en excédant même tout volontarisme, sont soumises au champ magnétique de l'indécidable.
Le mal est volontaire, le bien est hasardeux
La vocation est-elle toujours compatible avec les règles d'un ordre ? Le bien exige-t-il un respect strict des principes ou bien leur excès transgressif ? Trois femmes, trois novices, trois cas différents. Agnès est le personnage le plus simple : sa vocation est compatible avec le respect des règles, raison pour laquelle elle est peu à peu mise de côté par le film. En arrivant au couvent, Thérèse serait dans la position du respect des règles sans en avoir cependant la vocation. Pour elle, intégrer l'ordre relève de la duplicité. L'intégration n'est qu'un moyen de fuir la police après avoir assassiné l'homme responsable de sa première peine de prison.
Pour ce qui concerne enfin Anne-Marie, dont la vocation ne cesse de vouloir se manifester en multipliant à foison les preuves de bonne volonté, elle est tellement habitée par le zèle de bien faire en sauvant une âme que son exaltation en devient troublante, presque suspecte. Le péché d'orgueil et de vanité n'est jamais loin en effet. Anne-Marie se porte volontaire pour sauver Thérèse (il ne manquait qu'une seule sœur de ce nom-là dans le couvent) en s'arrogeant le droit de déroger aux règles malgré le regard désapprobateur de ses sœurs et supérieures.
Anne-Marie est renforcée dans sa vocation lors de la séquence des citations : une sœur est associée au hasard à une phrase d'une grande religieuse. Le hasard a décidé que Catherine de Sienne sera sa sainte patronne et sa sentence est la suivante : « Si tu as entendu le mot par lequel Dieu te lie à un être n'écoute plus les autres mots ». Il est vrai que les points communs abondent, l'intégration dans la congrégation religieuse contre l'avis des parents, la mort par privation extrême. Il y a pourtant un détail qui est l'indice des ressemblances biaisées : quand Anne-Marie brûle la photographie de sa mère, elle met le feu à la photo d'une star en montrant que ce feu est désormais le sien, celui d'une reconnaissance chauffée au tison de la jouissance.
Le duo Anne-Marie/Thérèse se construit ainsi au fil du film. D'abord, l'une devient presque comme le serpent tentateur de l'autre. Thérèse profite en effet de son emprise sur Anne-Marie en distillant insidieusement son venin. Ainsi, lors de la séquence dite de la correction fraternelle, elle est la seule à encourager la vanité d'Anne-Marie pour mieux l'isoler des autres, craignant sûrement que son volontarisme participe à démasquer sa stratégie de camouflage.
La morale bressonienne est alors strictement contemporaine de la métaphysique prônée par Simone Weil, qui mourra elle aussi de privation (Les Anges du péché sort le 23 juin 1943, Simone Weil décède à Londres le 24 août de la même année) : le Mal est volontaire, tellement simple à propager, prévisible et mimétique ; le Bien est au contraire plus hasardeux et difficile à construire, indépendant de toute volonté il s'accomplit de façon impersonnelle.
Le volontarisme est une opacification du bien et s'il advient, c'est dans la grâce impersonnelle d'un salut qui ne doit rien aux volontés de reconnaissance personnelle, et tout aux hasards qui relèvent les contingences en donnant sens aux existences, qui sont l'aventure d'un destin.
« À bientôt »
En effet, ce n'est pas un mot ou un acte d'Anne-Marie qui sauver Thérèse mais plutôt l'effet involontaire que suscite en elle sa mort. C'est quand tout semble perdu que rien ne l'est. Quand s'éteint le dernier lien moral de Thérèse, c'est alors que l'on comprend que quelque chose a eu lieu entre les plans, subtilement. La puissance est de suggestion en indiquant qu'il y a les décisions et il y a l'indécidable, qu'il y a les attractions mystérieuses et l'impondérable qui en est le secret imprenable. Car si Thérèse n'a pas encore la vocation, elle la trouvera peut-être en revenant dans sa première cellule, en tant que vraie criminelle cette fois. Le « À bientôt » lancé par l'une des sœurs est l'adresse d'une promesse offerte au salut de Thérèse.
Disons-le encore autrement : le bien est un mal en étant volontariste ; la grâce est discrète.
Il aura donc fallu trahir Robert Bresson, il aura fallu se soustraire à lui pour mieux le retrouver car même si Les Anges du péché est un film qu'il a renié, il est aisé de retrouver dans ce long-métrage les amorces de son art à venir. Mais il est aussi beau de voir que ces amorces sont de discrètes beautés, à part entière. Un gros plan sur les mains menottées de Thérèse se rendant à la police en est un parfait indice. C'est le tout dernier plan du film et s'il fait constellation avec tant d'autres à venir, il vaut comme un dépôt pour accueillir le secret de notre rapport à lui.
Les alliances et les accords du cœur ne sont pas le fait des intentions et des volontés personnelles trahissant des duplicités criminelles ou des fantasmes cachés sous des couches de piété, mais des hasards qui, seuls, ont la grâce impersonnelle de bien faire les choses.
« Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité.
Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté.
La vérité et la beauté sont impersonnelles.
Tout cela est trop évident. »
(Simone Weil, La Personne et le sacré,
éd. Payot & Rivages, 2017 [1943 pour la publication originale])
4 janvier 2023