Le deuxième long métrage des cinéastes italiens Daniele Cipri et Francesco Maresco, dont la verve corrosive s'était déjà exercée à l'époque de leur émission de télévision « Cinico TV », connaît, onze ans après sa réalisation, une résurrection qui ne serait pas trop pour leur déplaire. Il se trouve que leur film est une charge particulièrement virulente envers l'église catholique, s'amusant à parodier certaines figures ou épisodes bibliques avec un sens de la laideur et de la méchanceté qui a provoqué alors un véritable tollé. La commission de censure italienne, saisie par une bande excitée de culs-bénits, interdit le film. Une bataille juridique s'en est suivie, à laquelle ont participé les grands cinéastes italiens, Bernardo Bertolucci, Mario Monicelli, Marco Bellocchio (dont Vincere, présenté cette année à Cannes, et portant sur la première épouse de Mussolini, a eu pour chef opérateur Cipri), qui ont apporté leur soutien aux deux réalisateurs. Au terme d'un combat qui a duré six mois, le film pourra sortir, mais affublé d'une interdiction aux moins de 18 ans. L'activisme de militants intégristes, empêchant les spectateurs d'accéder aux salles dans lesquelles était projeté le film, fera le reste. Toto qui vécut deux fois sera alors rapidement retiré des affiches. Onze ans plus tard, le film de Cipri et Maresco renaît de ses cendres.
La séquence introductive du film situe d'emblée l'ambition des cinéastes : dans une salle de cinéma miteuse de Palerme, les quelques badauds présents s'esbaudissent à la projection d'un film (L'Oncle de Brooklyn, précédent long métrage de Cipri et Maresco réalisé en 1995 – depuis ils ont tourné Le Retour de Cagliostro en 2004) qui montre un âne sodomisé par un homme. « Quel veinard » disent-ils, pendant qu'à côté d'eux, un individu au visage difforme, presque cubiste, adresse à la caméra un regard qui s'origine dans l'orbite mort de son œil. C'est donc que Toto qui vécut deux fois (qui avait peut-être ainsi prévu son invisibilité, et du coup notre cécité, suite à l'opération de censure orchestrée par l'église catholique) va nous déciller les yeux, multipliant les outrances et les provocations : masturbation collective et priapisme éruptif, déjections diverses et humiliations multiples, âne en érection et poule sodomisée, ange diarrhéique puis violée et Christ atrabilaire dissout dans l'acide, etc. Pour schématiser, le film navigue entre orgie tératologique et profanation bachique, élan vital et libertaire et anticléricalisme primaire.
Sur le plan narratif, Toto qui vécut deux fois est construit en triptyque (tel le retable d'Issenheim !) dont le premier panneau est consacré à l'idiot du village qui voudrait bien se taper la prostituée du coin dénommée « Turbine », et le deuxième à l'amant d'un homme qui vient de mourir et qui en dépouille le cadavre. Quant au troisième et dernier panneau, il se présente sous la forme d'un mélange de pastiches déglingués et cradingues d'épisodes bibliques au cœur desquels on reconnaîtra les personnages des deux récits précédents. Formellement, une image dont la granulosité s'accorde avec la rugosité des visages et paysages palermitains, un noir et blanc fortement contrasté qui donne au monde filmé un côté tour à tour charbonneux ou lunaire, et des plans souvent longs et fixes qui paraissent renouer avec le primitivisme du cinéma muet (surtout burlesque) participent à l'établissement d'une esthétique visant à la sublimation de la réalité filmée. Le plomb de la misère sicilienne converti en or catholique ? Pas vraiment. Ce serait même le contraire.
Devant Toto qui vécut deux fois, on ne peut pas ne pas penser au cinéma de Luis Bunuel et Pier Paolo Pasolini. Déjà la séquence introductive rappelle explicitement le début du Chien andalou (1928). Quant au nom de Toto dont est affublé le Christ dans le dernier panneau, il paraît devoir provenir du nom du célèbre comique italien qui joua dans Uccellacci e Uccellini (1966) de Pasolini (c'était aussi celui du héros du célèbre Miracle à Milan de Vittorio de Sica qui, en 1951, enchantait le néoréalisme à coup de merveilleux, et dans lequel un idiot angélique emmenait une bande de clochards au paradis). Entre Nazarin (1958) et Viridiana (1961) de Bunuel d'un côté, et La Ricotta (1963) et Il Vangelo secondo Matteo (1964) de Pasolini de l'autre, il s'agit toujours de mettre en scène la pauvreté sous-prolétarienne telle qu'elle excède ou déborde l'ordre symbolique chrétien. Le film de Cipri et Maresco se veut ainsi une allégorie, tout à la fois poétique et scatologique, au nom de laquelle les bondieuseries sulpiciennes sont littéralement prises par derrière.
Devant, ce sont l'église catholique, la gloire de son pouvoir, les ors prestigieux de son iconographie. Derrière, nous avons le sous-prolétariat italien, sa monstrueuse impuissance, les excréments dans lesquels il barbote. Tout cela dans le dos des richesses catholiques. Retourner les représentations, les prendre par derrière, c'est alors montrer ce qu'elles escamotent, le monstrueux qu'elles refoulent, la merde qu'elles occultent. Pourtant, le film n'a rien de naturaliste, on l'a compris en rendant compte de l'esthétique du film. Peut-on alors parler de maniérisme ? Ce serait le cas si l'on croit avoir affaire à des réalisateurs qui, issus de la télévision, cherchent à se donner des allures artistes en copiant les maîtres anciens, Bunuel ou Pasolini (à l'instar de Gustave Kervern et Benoît Délepine issus de Canal + et qui, passant au cinéma, se sont inspirés de Jacques Tati et Aki Kaurismäki pour réaliser leurs premiers films, Aaltra en 2004 et Avida en 2006). Surtout que la copie ne semble retenir ici que la fureur organique des corps dont l'excès asperge et gicle sur l'imagerie catholique habituelle, alors que les films des cinéastes espagnol et italien ne sauraient se réduire à la seule charge anticléricale.
Ce carnaval rabelaisien qu'est Toto qui vécut deux fois dit finalement trois choses simples, élémentaires comme le sont les besoins (surtout sexuels) des personnages du film. D'abord le maniérisme du film, au sens où il s'inscrit de façon explicite dans les sillons esthétiques tracés naguère par Bunuel et Pasolini, vise moins à copier les illustres modèles en cinéma qu'à maintenir l'idée d'une continuité sociale et historique relative à la condition sous-prolétarienne, identique aujourd'hui à ce qu'elle a été en Espagne et au Mexique dans les années 50, et dans les faubourgs de Rome dans les années 60. C'est la grande force politique du film, et ce n'est pas la seule. En deuxième lieu, l'aspect carnavalesque ici largement affirmé repose notamment sur cette idée que le travestissement, en accord avec la dynamique parodique générale, dynamite les représentations sexuelles dominantes. Il est drôle en effet de mettre en scène des individus souvent homophobes, virilistes, et sexuellement attirés par des femmes qui sont en réalité des hommes travestis. Le casting ne comprenant aucune actrice puisque les rôles féminins sont tenus par des acteurs (tous non-professionnels et originaires des environs de Palerme) appelle ainsi à neutraliser la supposée nature hétérosexuelle des êtres humains par la mise en crise d'un imaginaire pour lequel le réel compte moins que le fantasme.
En dernier lieu, et c'est là peut-être le plus important, la puissance de profanation de Toto qui vécut deux fois est à comprendre à la lettre. Le philosophe Giorgio Agamben (qui fait d'ailleurs une fugace apparition dans Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini) a bien expliqué dans son ouvrage Profanations (éd. Payot & Rivages, 2005) que le sacré est ce domaine symbolique improfanable, c'est-à-dire impossible à restituer à l'usage des individus. La profanation est alors ce geste qui vise à se réapproprier des formes, figures, scènes, récits ou représentations séparés car appropriés par l'église catholique. D'où son ire devant un film qui met en scène la réappropriation d'une gloire ou d'un prestige par ceux qui en sont habituellement exclus, les sous-prolétaires. C'est parce que la profanation accomplit l'indistinction entre sacré et profane, les deux termes convergeant au point de leur indiscernabilité commune, que le profane se change en sacré et vice-versa. A ce moment, Toto qui vécut deux fois touche au but : l'obscénité des sous-prolétaires devient celle de l'église catholique pendant que les miséreux deviennent sacrés, c'est-à-dire dignes d'être regardés sans qu'on les touche, leurs corps et leurs souffrances se gonflant en conséquence d'une gloire inattendue.
Le sous-prolétariat, incarnation plombée de la profanation dont est capable une organisation sociale inégalitaire validée hypocritement par l'église catholique, se change alors en or : celui de l'improfanable. Les sacrifiés sur l'autel du capitalisme sont devenus sacrés, c'est-à-dire intouchables. Voilà ce que l'église catholique n'a pas supporté : qu'elle se trouve dépossédée de ses prérogatives sacrales, qu'elle soit profanée au bénéfice de ce nouvel improfanable, de ces nouveaux intouchables que sont les sous-prolétaires siciliens.
Mercredi 01 juillet 2009
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