A le revoir plus de cinquante ans après sa réalisation, Invasion of the Body Snatchers (1955) de Don Siegel continue d’impressionner. Une fois que l’on aura fait un sort au titre français, nul car hors-sujet (il s’agit moins ici de l’invasion de « profanateurs de sépulture » que d’« extraterrestres voleurs de corps » pour le traduire littéralement et comme on le verra par la suite), on insistera sur la grande réussite du film produit par l’original Walter Wanger, et qui n’est pas que formelle.
Invasion of the Body Snatchers se présente en effet sous les auspices d’une machine paranoïaque, simple et efficace, nerveuse et frontale, tout autant capable de se brancher sur les grands délires idéologiques de son temps, que d’outrepasser les circonstances historiques et politiques de sa réalisation afin de créer quelques courts-circuits avec notre époque contemporaine.
C’est que la paranoïa instruit un régime de la surchauffe interprétative qui sied aisément aux excès ou débords de l’allégorisme. Invasion of the Body Snatchers, c’est donc une machine tout à la fois paranoïaque et allégorique, un film symptôme des tensions idéologiques de son temps mais aussi une œuvre dont le contenu universel de vérité peut s’émanciper de son époque pour exprimer des grandes tendances historiques et anthropologiques plus longues.
Invasion of the Body Snatchers, c’est déjà un roman homonyme de Jack Finney publié en trois parties dans le Colliers Magazine en 1955, et qui aura jusqu’à aujourd’hui été adapté déjà quatre fois au cinéma. Après la version électrique et insomniaque de Don Siegel, suivront celle réalisée en 1978 par Philip Kaufman, la version d’Abel Ferrara en 1993 et celle, intitulée simplement Invasion et sorti en 2007, du réalisateur d’origine allemande Olivier Hirschbiegel. Cette dernière version est la plus anecdotique d’une série qui avait su pourtant jusque-là, avec une conscience toujours plus grande de ses effets théoriques dont le film d’Abel Ferrara représente à ce jour l’apothéose, indexer la question esthétique de l’érosion de la suprématie des originaux « à l’époque de la reproductibilité technique » (Walter Benjamin) et de la production industrielle et sérielle des copies, sur la dynamique fictionnelle de la démultiplication des doubles extraterrestres se substituant aux personnes humaines originales.
Effectivement, le mimétisme parasitaire stratégiquement pratiqué par les extraterrestres du roman original de Jack Finney afin de coloniser la planète Terre induit l’équivalence structurale entre le motif du double et celui de l’avatar : autrement dit du remake. Les extraterrestres, dénués de formes originales, purs de tout contenu particulier, ne sont dotés que de la seule consistance que leur offre le groupe ou la population à imiter et coloniser. La pente paranoïaque du récit de Invasion of the Body Snatchers appelle ainsi presque naturellement à penser l’idée de la démultiplication des copies cinématographiques à partir de cet original qu’offrirait alors le roman de Jack Finney.
En même temps que le support cinématographique des copies multipliées avalise l’idée, conforme avec l’époque du capitalisme industriel ayant autorisé l’avènement historique du cinéma, de l’absence de tout original corrélative à la domination de la reproductibilité technique.
C’est pourquoi il n’existe au cinéma que des copies des films projetés, et par voie de conséquence aucun original.
C’est pourquoi le cinéma, sur le plan technique tout autant qu'artistique, constitue l’antithèse matérielle et pratique de la métaphysique platonicienne pour laquelle les copies sensibles ne représentent hiérarchiquement que les formes serviles et dominées d’idées originales issues du monde spirituel dominant.
C’est pourquoi un film comme Invasion of the Body Snatchers est le contemporain des sérigraphies warholiennes, inclusion dans le domaine de l’art des techniques industrielles de reproduction des images.
C’est d’une certaine manière l’expérience accomplie par le héros, le docteur Miles J. Bennell interprété dans le film de Don Siegel par Kevin McCarthy, qui tente de résister (on dirait alors ici dans une optique platonicienne) à la dissémination (on dira cette fois-ci derridienne) des doubles se substituant aux originaux, pendant que l’histoire même qu’il a vécue connaîtra trois avatars successifs sous la forme des films réalisés par Philip Kaufman, Abel Ferrara et Olivier Hirschbiegel. Petit détail significatif : outre Kevin McCarthy qui fait une apparition au début de la version de 1978, Don Siegel reprend exactement dans le film de Philip Kaufman le caméo de Sam Peckinpah (non-crédité aux dialogues du film de 1955) dans le film qu’il avait lui-même réalisé 23 ans auparavant, à savoir un chauffeur de taxi avouant à la fin du film que personne ne croira la thèse extraterrestre. La citation fonctionne aussi comme réitération.
La démultiplication et la substitution des originaux humains par des doubles extraterrestres narrées par Invasion of the Body Snatchers autorisent également à faire du film une date du cinéma de genre, malgré la modestie financière d’un projet initial tourné en un mois (une semaine de répétition pour 23 jours de tournage). Le film relève certes de l’économie de la série B, il n’en demeure pas moins important sur le plan strictement cinématographique.
Cette importance est d’ailleurs multiple, et cette multiplicité s’accorde avec la dynamique disséminatrice propre à la fiction, avec ces cosses porteuses des germes qui se développent en prenant possession pendant leur sommeil des êtres humains afin de les remplacer en usurpant leur enveloppe charnelle ainsi que leur identité, leur mémoire et leur personnalité. En premier lieu, Invasion of the Body Snatchers paraît devoir prolonger The Thing from another World (1951) de Howard Hawks et Christian Nyby, en ce sens que la menace extra-terrestre est considérée à l’aune biologique et écologique de la métaphore végétale et disséminatrice.
La question du mimétisme était déjà présente dans le roman de John W. Campbell Who goes there ? (1934) adapté pour The Thing from another World, mais elle a été atténuée dans l’adaptation de 1951 : c’est d’ailleurs le seul point faible de l’excellent film de Howard Hawks (l’auteur réel du film réalisé par son monteur d’alors) qui s’est rabattu sur un classicisme figuratif pour représenter son extraterrestre, formellement proche de la créature de Frankenstein. Le remake de ce film par John Carpenter réalisé en 1982 renoue, à l'instar aussi de Alien (1979) de Ridley Scott, plutôt avec la logique mimétique et métamorphique du roman original qui se trouve aussi être celle du film de Don Siegel. Du coup, le film de John Carpenter vaudrait alors comme le remake au carré ayant favorisé l’hybridation in-vitro des films de Howard Hawks (pour le cadre général de l’action) et de Don Siegel (pour la question de la démultiplication des doubles extraterrestres se substituant aux originaux humains).
Le film de Don Siegel représente d’ailleurs lui-même une expérience hybride, à la croisée du film de science-fiction (sauf que ses extraterrestres, s’ils viennent de l’espace, ont figure humaine et mènent une existence de bons voisins), du film fantastique (parce que l’irrationnel infiltre, insémine, dénature, fausse ou pervertit la vie quotidienne), et du film noir (parce que le film innervé par un sens du rythme toujours plus haletant ressemble tantôt à un bolide fonçant phares allumées et à toute allure dans la nuit noire, tantôt à une nuit blanche traversée par un insomniaque zombique tentant de résister au sommeil parce qu’il sait qu’elle signifiera sa fin). En ce sens, Invasion of the Body Snatchers est à la fois le parfait contemporain de l’apocalyptique Kiss me Deadly de Robert Aldrich tourné la même année, en même temps qu’il anticipe certaines fictions paranoïaques, insomniaques et frénétiques de Martin Scorsese, par exemple After Hours en 1985.
Enfin, il témoigne du sens du rythme nerveux et de la paranoïa urbaine propre au cinéaste, et qui saura s’exprimer dans nombre de ses films, de Crime in the Streets (1956) avec John Cassavetes à The Lineup (1957) avec Eli Wallach, en passant évidemment par Dirty Harry (1971) avec Clint Eastwood (c’est d’ailleurs Don Siegel qui sera, plus que Sergio Leone, le cinéaste ayant le plus aidé l’acteur à passer à la mise en scène).
Par rapport au film noir, on dira plus précisément de Invasion of the Body Snatchers qu’il perpétue la veine ouverte par Shadow of a Doubt (1943) d’Alfred Hitchcock et The Stranger (1945) d’Orson Welles, en ce sens qu’il propose de prolonger le déplacement du cadre urbain du film noir extrait des grandes cités métropolitaines et nocturnes pour se fixer dans les allées lumineuses et boisées des banlieues pavillonnaires habitées par les petites classes moyennes WASP (les fameuses « suburbs » étasuniennes composant le paysage de cette Americana exemplairement représentée dans It's A Wonderful Life de Frank Capra en 1946).
La subversion du cadre pavillonnaire dont le lisse est retourné sur sa propre monstruosité insoupçonnée, comme on le voit dans la petite ville californienne (et fictive) de Santa Mira, inspirera ce fameux « Lynchland » dont a parlé le critique Michel Chion pour évoquer le caractère topographique propre au cinéma de David Lynch, ce pays imaginaire recouvrant le pays réel et sur la carte duquel on trouvera l’exemple de Lumberton de Blue Velvet (1986) comme celui de Twin Peaks dans la série télévisée de 1989-1990 et le film éponyme de 1992. Certes, Invasion of the Body Snatchers a vieilli s’agissant de ses cosses en plastique censées représenter les graines extraterrestres qui flottent dans le cosmos en quête d’une terre fertile à féconder.
En revanche, les doubles mous ou les figurines lisses, cireuses et mousseuses qui s’extraient des cosses pendant le sommeil des humains comme dans un circuit de vases communicants afin de les remplacer à leur réveil frappent toujours par leur modernité. On retiendra ainsi l’intelligence d’un film qui a compris le rapport structural entre les motifs de la figure et des empreintes digitales (le mot latin « figura » a donné autant le terme de figure que celui de doigt en anglais : « finger ») en proposant implicitement le lien entre matière extraterrestre accueillant l’empreinte humaine et pellicule cinématographique sensible aux impressions photochimiques.
On retiendra aussi sa perversité à obscurcir le visage de son héros (les cheveux défaits et filasses, les yeux exorbités, le visage recouvert de sueur et de boue) pendant que grandit le règne lisse et blanc des cireux sosies extraterrestres : la souillure comme une manifestation archaïque du refus de la blanche pureté identitaire. L’écoulement d’humeurs épaisses pendant la phase reproductive aurait peut-être aussi inspiré le bébé monstrueux du premier long métrage de David Lynch, Eraserhead (1977).
La pente disséminatrice du film de Don Siegel inspirera par ailleurs beaucoup de récits fantastiques pour lesquels la catastrophe prendra la forme d’une contamination virale. Pensons à Je suis une légende (1963) de Stanley Salkow, avec Vincent Price, d’après le célèbre roman éponyme de Richard Matheson écrit en 1954 (l’écrivain qui a participé à la scénarisation de son film s’est dit déçu par cette coproduction italo-étasunienne), un film qui connaîtra d’ailleurs aussi deux autres remakes tout aussi discutables par rapport au roman original, Le Survivant de Boris Seagal en 1971 avec Charlton Heston (un film à nouveau scénarisé par Richard Matheson), et Je suis une légende en 2007 de Francis Lawrence avec Will Smith. Invasion of the Body Snatchers anticipe également The Night of the Living Dead (1968) de George A. Romero qui semble avoir été également influencé par la première adaptation de Je suis une légende, avec ses zombies qui figurent le passé défait d’une humanité qui ne se résout pas à trépasser. Les zombies, en représentant ainsi une doublure dégradée d’une humanité (tré)passée, auront déjà été figurés par les clones extraterrestres de Invasion of the Body Snatchers.
Sauf que le film de Don Siegel a ceci de spécifiquement subtil et subversif que la distinction à partir de laquelle séparer la bonne humanité de celle qui a été contaminée par les extraterrestres n’est presque plus opératoire. Citons encore le diptyque Shivers (1977) et Rabid (1978) de David Cronenberg, grand cinéaste du virus et de la contamination qui s’est également frotté avec A History of Violence (2004) au motif de la subversion et de la perversion du décor pavillonnaire et ordinairement tranquille de l’Americana.
Le ressemblant dissemblable, le semblant soupçonnable ou dubitable, le même et l’autre indissociables, l’indiscernabilité de la copie et de l’original, les autres devenus les uns, l’identité et l’altérité confondues : Invasion of the Body Snatchers est un grand film fantastique parce qu’il propose une brillante variation de l’inquiétante étrangeté, de l’« Unheimlichkeit » freudienne qui débouche ici particulièrement sur une grave crise mimétique dont l'image comme concept philosophique est constitutif. Et cela, pas seulement parce que la foule des autres extraterrestres devenus les mêmes humains court après Miles Bennell, comme si elle allait le lyncher à l’image de ce que montrait exemplairement Fritz Lang dans Fury (1936) et de ce qu’analyse René Girard en termes de « crise mimétique » quand il évoque (par exemple dans La Violence et le sacré, éd. Grasset, 1972) la logique anthropologique et universelle concourant à l'institution symbolique de la victime émissaire.
L’impossibilité de discerner entre les originaux humains et leurs doublures extraterrestres, autrement dit de distinguer le vrai du faux, détermine la puissance paranoïaque du film de Don Siegel, grand film de l’« ère du soupçon » (Nathalie Sarraute) qui ne s’est pas seulement ouverte pour l’art de la littérature après la seconde guerre mondiale. C’est d’ailleurs la grande idée cinématographique du film de Don Siegel : ce n’est qu’à partir de la profondeur affective de l’intuition que le différent est saisissable en lieu et place de la reproduction du même. Le doute provient de l’intuition du fils qui ne reconnaît plus sa mère, de la nièce qui ne reconnaît plus son oncle, ultimement du héros qui comprend que sa fiancée n’est plus la même après l’avoir embrassée.
L’affect comme mode de (re)connaissance intime détermine ainsi un régime infra de visibilité par-delà l’identité phénoménale : le double ne se reconnaît comme double, par-delà toute perfection phénoménale dans la duplication, qu’à partir d’un regard déterminé par un affect singulier et adressé à un individu expurgé de (ou bien simulant) toute affection. C’est l’affect qui rend visible la différence entre la vérité du réel et son apparaître phénoménal (idée également présente chez Jacques Tourneur). Et c’est l’affect qui exprime la crise du régime mimétique, alors que ce régime domine les formes de récit, de figuration et de visibilité propres au cinéma hollywoodien (comme l’a montré Jacques Rancière dans La Fable cinématographique, éd. Seuil, 2001).
La semblance pose problème, la vérité se trouvant ailleurs, à la croisée intersubjective d’un regard singulier et d’un affect particulier. La semblance ne va dès lors plus de soi, le ressemblant et le dissemblable étant rentrés dans des rapports de coalescence à la fois conjonctifs et disjonctifs.
Invasion of the Body Snatchers possède ainsi une manière bien à lui de compliquer la perspective phénoménologique habituelle mobilisée depuis Siegfried Kracauer et André Bazin afin d'interroger l'art du cinéma. Car, si le phénoménal n’est certes pas le réel, c’est aussi l’empathie (l’Einfühlung aurait dit le philosophe Edmund Husserl dans ses Méditations cartésiennes : introduction à la phénoménologie données à la Sorbonne en 1929) qui permet d’accéder au vrai. Le problème ne relève donc plus de la dichotomie entre le même et l’autre, entre l’identique et le différent, mais appartient à l’idée que le même ou l’identique est devenu ce différent ou cet autre qui me menace : l’identique est devenu le différence, se confond désormais avec, comme dans la nouvelle d’Edgar Allen Poe intitulée William Wilson et écrite en 1839 (la nouvelle a été adaptée par Louis Malle en 1968).
C’est pourquoi Invasion of the Body Snatchers, qui était d'ailleurs le film préféré de Don Siegel, cristallise à son plus haut point d’intensité la problématique générale parcourant toute son œuvre de la doublure et de la déshumanisation. Qu’il s’agisse de la question de la dévitalisation fonctionnelle avec les tueurs très melvilliens Lee Marvin et Clu Gulager de The Killers en 1964 (le remake du film éponyme de Robert Siodmak réalisé en 1946 d’après une nouvelle d’Ernest Hemingway) comme avec les personnes inconsciemment programmées pour perpétrer des attentats-suicides dans le film d’espionnage Telefon en 1977. Qu’il s’agisse aussi des motifs de la défiguration, avec le visage tuméfié (à la Francis Bacon) du psychopathe Scorpio dans Dirty Harry, ou encore du simulacre, avec le clone de papier et de chiffon remplaçant dans sa cellule le personnage de Clint Eastwood évadé dans Escape from Alcatraz en 1979.
Jean-François Rauger avait donc bien raison d’écrire que le récit de Invasion of the Body Snatchers concernait « le devenir d’une forme humaine qui sera condamnée à affronter son double » (« Visages sans yeux » in Cinémathèque, n°16, automne 1999, p. 80). Et Jean-Baptiste Thoret, citant par ailleurs ce dernier, avait également raison d’articuler la citation de Jean-François Rauger avec la référence (chez lui insistante) à Jean Baudrillard : « Et c’est pour cela que les événements n’ont plus de sens : ce n’est pas qu’ils soient insignifiants en eux-mêmes, c’est qu’ils ont été précédés par le modèle, avec lequel leur processus ne fait que coïncider » (Simulacres et simulation, éd. Galilée, 1981, p. 85 in Why not ? Sur le cinéma américain [sous la direction de Jean-Pierre Moussaron et Jean-Baptiste Thoret], éd. Rouge profond, 2002, p. 43-44).
Le « devenir-analogon » (opus cité) aspirant les particularismes du genre humain afin de les fondre en une seule unité déclinable en séries indistinctes et désaffectées autoriserait Invasion of the Body Snatchers à être aussi le contemporain cinématographique du littéraire Festin nu (1959) de William Burroughs avec ses luttes entre « divisionnistes » pratiquant la multiplication du Même et « liquéfactionnistes » voulent fondre toutes les entités individuelles en un seul tout indivis. Comme il peut tout aussi bien relever de la critique allégorique de la domination totalitaire dont on sait, depuis Hannah Arendt notamment, qu’elle combine l’analyse d’un double mouvement d’atomisation et de massification des individus déterminant une désolation affective.
Invasion of the Body Snatchers représenterait alors également le digne héritier de Metropolis (1927) de Fritz Lang, mais cette fois-ci valable pour la période de l’anticommunisme maccarthyste. Et c’est bien comme cela que le film de Don Siegel a été reçu, en remportant le succès que l’on sait parce qu’il disposait aussi d’une fiction dont l’allure paranoïaque et cauchemardesque se trouvait alors symboliquement encadrée et balisée par une narration en flash-back décidée après coup par la production afin de donner raison au récit du héros frisant sinon du point de vue de ses auditeurs la camisole chimique ou la psychiatrie. La peur idéologique de la subversion communiste offerte par un film qui proposait alors une nouvelle variante de l’« ennemi de l’intérieur » (le soviétique dans l’Amérique maccarthyste après le Juif dans l’Allemagne nazie) est certes l’horizon métaphorique immédiat de Invasion of the Body Snatchers.
Sauf que le film, s’il peut fonctionner sur le mode latéral de la métaphore idéologique, est d’abord un film frontal dont l’objet littéral est l’American Way of Life comme forme indissociablement menacée et menaçante. On l’a dit aussi, le film est une machine paranoïaque pour autant qu’elle est capable de tous les débords allégoriques, de multiplier frénétiquement les vitesses de la paranoïa, d’excéder sa propre paranoïa de départ par une paranoïa supérieure. L’allégorisme du film est si prononcé qu’il l’autorise à retourner et subvertir, à pervertir son premier message circonstancié à caractère fortement idéologique (les communistes nous ont infiltrés et sont parmi nous) en l’investissant d’une vision politique perdurant bien après la fin de la séquence idéologique initiale.
La dynamique subversive de la dissémination et de la substitution pervertissent le règne ontologique de l’identique et du même. La puissance de la crise mimétique plante au cœur de la domination symbolique du même, du semblant et du semblable, la graine du différent, de l’hétérogène et du dissemblable. Toutes choses qui induisent enfin une interprétation matérialiste de Invasion of the Body Snatchers selon laquelle la réification des rapports sociaux déterminée par la massification, la normalisation et la sérialisation des comportements est une résultante structurelle du capitalisme passé du stade de la seule production industrielle des objets à la production complémentaire des sujets mêmes du capitalisme industriel : ce qui a pu s’appeler dans le sillon de Mai 68 consumérisme (ou société de consommation avec Jean Baudrillard).
Invasion of the Body Snatchers consiste alors à envisager l’avenir eugénique du genre humain nourri aux organismes génétiquement modifiés et programmé pour le clonage. La crise identitaire débouche sur une sérieuse crise mimétique pour la société étasunienne ainsi révélée dans sa bêtise anthropologique. Une société conforme à la description faite par Henry Miller en 1945 de ce qu’il appelait alors Le Cauchemar climatisé (The Air Conditionned Nightmare en anglais). Une société apathique telle la décrivait Cornelius Castoriadis s'agissant des sociétés libérales occidentales, et telle que la fantasmaient les rapports de la très libérale Commission Trilatérale expliquant à partir de sa création en 1973 que « le fonctionnement efficace d'un système démocratique requiert en général un certain niveau d'apathie et de non-participation de la part de certains individus et groupes » (cité par Serge Halimi, Le Grand bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, éd. Fayard, 2004, p. 249).
Une société des formes de vie informées et conformée par le capitalisme alors moins post-industriel qu'hyper-industriel (Bernard Stiegler), et dont le « crime parfait » reviendrait à littéralement exterminer toute forme de différence ou d’altérité : « Littéralement, exterminer signifie priver quelque chose de sa fin propre, le priver de son terme (...) Ainsi, en éliminant tout principe négatif, on aboutirait à un monde unifié, homogénéisé, totalement vérifié en quelque sorte, et par là même, à mon sens, exterminé (...) Le crime parfait détruit l'altérité, l'autre. C'est le règne du même. Le monde est identifié à lui-même, identique à lui-même, par exclusion de tout principe d'altérité » (Jean Baudrillard, Mots de passe, éd. Pauvert-rééd. Le Livre de poche, coll. « biblio essais », 2000, p. 64-66). Le constat ne cessera heureusement pas d’être régulièrement réactualisé par les grands réfractaires hollywoodiens, John Carpenter avec son brûlot anti-reaganien They Live en 1988, Paul Verhoeven avec son pamphlet anti-bushien Starship Troopers en 1998.
S’agissant d’une société dont, au bout du compte, le slogan de l’American Way of Life et le principe constitutionnel de la poursuite du bonheur représenteraient comme les deux volets d'une publicité pour la fabrication industrielle de légumes en série. L'américanisme est un eugénisme.
Mardi 16 août 2011
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