« Le corps humain est l’objet de l’idée constituant l’esprit humain »
(Robert Misrahi, Spinoza et le spinozisme,
éd. Armand Colin, coll. « Synthèse », 2000, p. 89)
« La nudité dissimule, le voile révèle »
(Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil, coll. "L'ordre philosophique", 2003, p. 39)
Sait-on tout ce que peut le corps de Michael Fassbender ? La réception lors du dernier Festival de Venise de la Coupe Volpi récompensant la meilleure performance actorale (pour Shame de Steve McQueen) a autorisé aujourd’hui la reconnaissance officielle d’un des meilleurs acteurs de sa génération (il est né en 1977). Un acteur qui aurait déjà réussi, chose rarissime, à se constituer en tant qu’acteur une œuvre en devenir – une « gestique » dirait Jacques Rancière dans La Fable cinématographique (éd. Seuil, 2001) et même un art poétique d’après Luc Moullet dans son ouvrage novateur intitulé Politique des acteurs (éd. Cahiers du cinéma, 1993). Ce n’est pas parce que Michael Fassbender est un bel homme selon les normes canoniques en vigueur qu’il retient notre attention. C’est plutôt parce qu’il arrive à projeter sa belle gueule de rouquin dans des films très différents les uns des autres tout en arrivant à y imprimer la singularité de sa marque actorale.
La puissance de ses prestations aboutit d’ailleurs à introduire une véritable homogénéité esthétique à partir du corpus extrêmement diversifié des films dans lesquels il tourne depuis seulement quatre ans. Même les séries télévisées, il est vrai loin d’être toujours inspirées, et dans lesquelles il a démarré il y a dix, apparaissent rétrospectivement aujourd’hui comme des prémisses amorçant les débuts prometteurs d’une gestique propre ou d’une poétique actorale qui n’appartiendrait qu’à lui. On retiendra particulièrement ici sa prestation en démon nommé Azazel dans Hex : la malédiction (2004), incube capable d’indexer l’obligation du charme luciférien sur cette concentration et cette tension corporelles déjà si caractéristiques, et qui se traduisent par un sens impressionnant de la fixité, par un regard autant embué que perçant, et enfin par une voix à la fois neutre et coupante. Soit tous ces éléments formels participant à la marque ou la signature poétique d’un corps, et que l’on retrouvera avec tant de plaisirs dans les longs métrages qui suivent.
Le corps paradoxalement raide et souple d’un acteur fuyant toute forme d’épate théâtrale ou de dépense spectaculaire au profit d’une retenue d’autant plus marquante peut ainsi arriver à faire la différence dans la débauche de muscles des péplums contemporains offerte successivement par 300 de Zack Snyder (2007) puis par Centurion de Neil Marshall (2010). Le même acteur, également capable de figurer une puissance surnaturelle sans pour autant être dissout dans une hybris seulement permise par la pyrotechnie habituelle, ne pouvait dès lors pas ne pas éviter la case de la figuration du super-héros devenue quasiment obligatoire à Hollywood. Précisément, le rôle du super-vilain Magneto dans X-Men : le commencement (2011) de Matthew Vaughn, parfaitement convaincant dans un personnage qui retraduit la violence raciale dont il a été victime dans les camps d’extermination nazis en différentialisme séparatiste opposant humains et mutants, participe largement à faire de ce blockbuster un film réussi, parce qu’il n’a pas ignoré ou sous-estimé la séduction et l’ambiguïté mêlées offertes par la composition d’un acteur aussi renversant ici que dans des films aux ambitions artistiques plus évidentes. Bien qu’il ait commencé sa carrière dans des séries télévisées plutôt commerciales, sa carrière au cinéma connaît au contraire d’emblée le passage par un cinéma d’auteur autant balisé par le mélodrame kitsch de François Ozon (Angel en 2007) que par cet exercice de style plus naturaliste qu’est Fish Tank (2009) d’Andrea Arnold. Que nous ayons affaire à la question de la virilité blessée dans le premier film ou à celle, dans le second film, d’une masculinité trouble et diffuse sans être ostentatoire, Michael Fassbender propose toujours un mode actoral consistant moins en l’annexion du film à force de performance dépensière et gloutonne, qu’en la diffusion d’une aura subtile finissant par imprégner et iriser secrètement tout le film. L’impuissance des personnages recèle toujours de la puissance à être pour l’acteur, de manière symétrique à la (sur)puissance d’autres personnages (de péplums ou adaptés de comics) relativisée par une impuissance complémentaire (la fragilité du personnage relayé dans le regard perdu de l’acteur).
Il fallait encore un film pour cristalliser l’œuvre gestique d’un acteur qui a compris comment devenir indispensable sans devoir en marteler constamment la frappe ou la marque. Ce film sera le génial Hunger (2008), le premier long métrage de Steve McQueen consacré à la grève de l’hygiène puis de la faim entamée jusqu’à la mort en 1981 par Bobby Sands et ses camarades de l’IRA à l’époque incarcérés dans la terrible prison de Maze. Peut-être que la force de conviction dont a été capable en cette occasion Michael Fassbender prend sa source dans sa propre histoire familiale (si son père est d’origine allemande, sa mère d’origine irlandaise est la descendante de Michael Collins, un des leaders de la guerre d'indépendance irlandaise). Il se trouve surtout que l’admirable confiance mutuellement accordée par un acteur encore entre deux eaux et par un vidéaste connu mais novice sur le plan cinématographique a motivé un investissement, notamment corporel, aussi radical que l’exigeait son objet. Les coups réellement reçus et l’épreuve d’un tout aussi réel amaigrissement attestent ici d’une puissance documentaire d’incarnation évitant pourtant le piège pornographique de l’obscénité possible lors de toute représentation de la violence. Parce que cette puissance d’incarnation a été mobilisée pour soutenir la fiction de l’éternelle vérité de l’idée politique de l’égalité générique dressée à l’endroit même de sa négation symbolique et matérielle.
Mais le corps compact dans sa volonté résistante et politique, loin de se confiner dans la raideur dogmatique ou le mutisme de ceux qui n’ont pas besoin de parler pour vaincre et convaincre, était aussi le corps capable d’une voix ferme à partir de laquelle avancer l’argumentation infaillible du discours de vérité de l’idée. On découvrait alors la puissance langagière et même multilingue de Michael Fassbender qui, de Inglourious Basterds (2009) de Quentin Tarantino à X-Men : le commencement, manie le verbe avec un imparable sens de la séduction tactique. Le personnage de l’officier anglais Archie Hicox, ce critique de cinéma qui peut parler l’allemand avec cet accent que seuls ont les habitants de la petite région d’un film d’Arnold Fanck et Georg W. Pabst (L’Enfer blanc du Piz Palü en 1929 avec Leni Riefenstahl), ou bien celui d’Erik Lensherr qui, avant de devenir Magneto, échange l’allemand contre l’anglais, le français et l’espagnol dans sa quête vengeresse des criminels nazis (il avait joué en 2008 dans Town Creek du pénible Joel Schumacher, un film d’horreur sur les tortures pratiquées par les nazis) représentent deux rôles importants dans l’ascension d’un acteur soucieux, malgré la diversité des titres, de suivre une ligne actorale servant autant aux films qu’à son œuvre gestique et poétique propre. Le triomphe fut récent et italien, avec la dernière Mostra de Venise où furent présentés ensemble et en compétition officielle Shame, le second film de Steve McQueen, et A Dangerous Method, le nouveau long métrage de David Cronenberg.
Prolonger la remarquable entente entre le fracassant auteur de Hunger, comme faire son entrée dans l’univers de l’un des meilleurs cinéastes contemporains parachèvent la hauteur artistique où s’est désormais placé Michael Fassbender. Il est d’autant plus remarquable de souligner le lien logique unissant les deux rôles (un homme aliéné victime d’une addiction sexuelle dans le premier film et, dans le second film, Carl Gustav Jung, l’un des psychanalystes ayant travaillé avec Sigmund Freud et qui pense à rebours de son maître qu’il ne faut pas réprimer ses pulsions sexuelles). Preuve ultime de la cohérence esthétique d’un geste actoral portée par un homme désormais devenu incontournable pour le cinéma qui compte et nous importe. Et il suffit de jeter un œil à son agenda de 2012 pour reconnaître cette importance. Le film d’espionnage Haywire de Steven Soderbergh, l’énième adaptation de Jane Eyre de Charlotte Brontë par Cary Fukunaga dans lequel il jouera évidemment le personnage d’Edward Rochester, Noah de Darren Aronofsky d’après le mythe biblique qui lui avait déjà inspiré une bande dessinée, Prometheus de Ridley Scott apparemment conçu comme un prequel de Alien, Londongrad ou Birdsong de Rupert Wyatt (le réalisateur de l’insipide reboot de La Planète des singes qui aurait réalisé un mélodrame avec la première guerre mondiale en arrière-plan), mais encore le prochain film de Jim Jarmusch (une histoire de vampires), du cinéaste québécois Denis Villeneuve, et le troisième long métrage de Steve McQueen déjà annoncé pour 2013 (Twelve-Years a Slave consacré à la question de l’esclavage aux Etats-Unis) : Michael Fassbender sera donc à l’avenir sur tous les fronts cinématographiques (du cinéma mainstream au cinéma d’auteur plus ou moins radical).
Et s’il n’est pas certain que cette démultiplication ne soit pas aussi possiblement synonyme de dispersion (comme on l’avait déjà remarqué en France pour Isabelle Huppert ou Mathieu Amalric il y a quelques années), il n’en demeure pas moins que cette fin d’année 2011 est bel et bien placée sous le signe auratique d’un acteur incarnant un de ses grands moments cinématographiques. Le rôle du personnage plié sur son aliénation sexuelle (Shame) trouvera-t-il sa rédemption dans celui du théoricien de la libération des tendances instinctuelles (A Dangerous Method) ? Le corps travaillé dans le film de Steve McQueen par la compulsion de répétition pornographique sera-t-il dialectiquement relevé, dans celui de David Cronenberg, par le travail d’une parole tentant pour son auteur de théoriser ce qui lui advient dans la réalité de la pratique ? La double équation du corps coincé entre sa puissance et son impuissance et de la parole clivée entre le prolongement de la puissance et l’accomplissement de l’impuissance aura donc trouvé avec Michael Fassbender son X idéal.
1/ Le premier plan du nouveau long métrage de Steve McQueen, en faisant directement écho avec la dernière séquence du film précédent Hunger (2008), manifeste la persévérance esthétique de l’idée du corps (et particulièrement celui de Michael Fassbender) comme puissance sensible à partir de laquelle s’expose la possibilité d'une image au sens fort du terme. La contre-plongée identifiant ainsi le lit sur lequel repose le corps du héros avec l'écran de cinéma d'une part, et d'autre part la quasi-immobilité affectant ce dernier au point où son regard gris-bleu ciel désigne un ailleurs excédant très largement l'extérieur du cadre instruisent dans les deux films une image du corps comme surface pliée (avec les draps bleu virginal qui le recouvrent partiellement), parce que travaillée par d'obscures forces issues d’un dehors impossible à visualiser.
C'est ce travail qui participe à l'avènement de l'image, et c'est le corps de Michael Fassbender qui en est le vecteur privilégié. Dans Hunger, le personnage de Bobby Sands auquel il prêtait son corps ainsi que celui de ses camarades (tous des militants de l'IRA détenus comme lui dans la prison irlandaise de Maze en 1981) supportaient ensemble l'incarnation d'une idée politique dont la radicale capacité d'inclusion (avec l'usage des excréments lors de la grève de l'hygiène, puis la grève de la faim) participaient dès lors à subvertir le caractère oppressif de l'organisation disciplinaire à laquelle ils étaient subordonnés. L’image était alors celle du corps persévérant dans l’incarnation de la persistance d’une idée à l’endroit même de sa négation matérielle. L'idée politique, qui était ici celle de l'égalité (entre catholiques et protestants) rédimant le racisme colonial divisant le peuple irlandais en deux entités antagonistes (l’Irlande incluse dans le Royaume-Uni et celle qui refusait cette inclusion), déterminait donc la production d'un corps collectif retournant le dedans de la prison sur le dehors des courants inventifs et alternatifs de la résistance populaire extérieure. La honte et la douleur, l’odeur et la saleté, l’urine et la merde, de subies, pouvaient ainsi devenir des armes se retournant contre des adversaires ainsi obligés de supporter l’insupportable qu'ils infligeaient jusque-là à leurs victimes. La honte relative à la cellule recouverte de matières fécales et la douleur entraînée par les coups donnés par les matons devenaient alors les signes politiques que l'état d'exception carcéral était devenu la règle frappant également par ses représentants.
Puisque les camarades de Bobby Sands étaient considérés par le pouvoir néolibéral thatchérien comme de vulgaires prisonniers de droits communs, ceux-ci tiraient jusqu'au bout les conséquences politiques d'une dégradation de leurs corps jetés dans une vie nue qui rejaillissait donc au nez et à la face de l'oppresseur. Le régime de la violence connaissait dès lors son radical retournement auto-immun, comme l'aurait dit Jacques Derrida. Avec la grève de la faim, le corps profané de Bobby Sands comme de ses camarades dont il représentait l'exemplarité devenait littéralement intouchable : l’homo sacer décrit par la philosophie de Giorgio Agamben devenait icône sacrée comme dans les peintures-limites de David Nebreda. Autrement dit, et pour parler cette fois-ci comme Alain Badiou, l'offense et l'humiliation reçues par les animaux humains n'empêchaient pas la levée de l’image mémorable d’Immortels triomphant de la barbarie d’État au nom de l’idée éternelle de notre commune égalité générique. Michael Fassbender offrait alors admirablement son corps à un geste de cinéma radical pour lequel l'image de la subjectivité militante retrouvait la force iconographique du grand récit christologique (la figure immortelle de l’émancipation universelle), sans pour autant ne jamais céder un poil quant à un horizon politique irréductiblement matérialiste. Les coups reçus par lui et les yeux pochés, les cheveux hirsutes et la barbe lui dévorant le visage, et puis la maigreur lui bouffant les côtes – tout cela n'empêchait ni son regard d'affirmer la puissance de l'idée en tant qu'elle est un dehors brisant la clôture de tout dedans, ni sa voix suave et sûre, presque rasante comme un laser, soutenant le discours argumenté de la vérité de l’idée politique en face de laquelle la rhétorique habile d'un prêtre roué finissait par céder et abdiquer.
Hunger, récipiendaire du prix de la Caméra d'or au Festival de Cannes de 2008, demeure donc un des plus grands films politiques de ces dix dernières années, en raison de son caractère puissamment affirmatif (le corps brutalisé et diminué ne cesse pas d’être un corps qui résiste et lutte). Alors même que la volonté du film de représenter la violence d'une institution répressive engageait l’obligation éthique de l’expression documentaire d’une douleur réellement éprouvée par des acteurs incarnant pour cette fiction ce que leur corps avait respectivement enregistré comme mémoire populaire depuis l’époque du conflit il y a trente ans. La force de ce film, complément idéal sur le plan de la subjectivité militante au film United Red Army (2009) de Koji Wakamatsu consacré aux souffrances du gauchisme japonais après 1968, fut d’ailleurs si grande, la tension exigée pour sa réalisation a été à ce point extrême que Steve McQueen faillit ne jamais remettre sur le métier le projet d’un nouveau film. Trois ans plus tard, Shame sort aujourd’hui. D'où une attente immense pour un second long métrage qui devait tout à la fois confirmer en réitérant l'audace esthétique du premier long métrage, et déplacer ce geste vers une sphère a priori dissemblable de celle précédemment mise en scène.
Logiquement, Michael Fassbender, comme on l’a dit récompensé au Festival de Venise par une Coupe Volpi, offre à nouveau son corps aux expérimentations formelles d'un artiste qui a fait largement ses preuves dans le domaine de l'art vidéo, et qui a trouvé avec cet acteur le corps idéal à partir duquel un sujet peut advenir au croisement du support d'une idée, d’un principe de récit, et d’une possibilité d'une image consignant la violence d’une époque. On verra particulièrement ici comment l’ambiguïté amphibologique du concept de sujet instruit le passage du champ politique à celui de l'éthique, de Hunger (le sujet comme résultante d’un processus de subjectivation tout à la fois politique mais aussi éthique – une « sculpture de soi » dirait Michel Onfray) à Shame (le sujet comme produit d’un rapport d’assujettissement au point où l’éthique se confond avec la morale). Au risque de substituer le motif de l'idée politique douloureusement soutenue par le corps, par celui de symptôme d’un corps supportant dans la souffrance, éthique ou morale, d'être seulement le cas représentatif d'un malaise sociologique.
2/ Au-delà de l'analyse du premier plan (dont a d'ailleurs été tirée l'image de l'affiche afin d’identifier le motif du corps christique dont les stigmates ne se comprennent plus en relation avec la question de la violence politique mais désormais avec celle de l’aliénation sexuelle), Shame se propose déjà comme la relecture dialectiquement inversée de son prédécesseur. Autrement dit, il s'agit pour Steve McQueen de se saisir à nouveau de la question du corps, mais en adoptant un point de vue radicalement opposé à celui privilégié dans Hunger. A la figure politique du sujet collectif sculptant en toute connaissance de cause les formes de sa résistance à l'oppression subie à l’époque d’un néolibéralisme qui s’adossait encore aux vieilles organisations disciplinaires, s'est désormais substituée la figure apolitique du sujet victime d'une aliénation sur laquelle il n'a aucune prise consciente et toujours plus incontrôlable à l’heure du règne mondial de l’accumulation financière du capital. La grande séquence historique de la grève de la faim mortelle de Bobby Sands et de ses compagnons a dorénavant fait place à l'anonymat d'une époque contemporaine marquée par un néolibéralisme à tout crin, acharnée à sa propre répétition antipolitique et antihistorique. La pauvreté des corps jetés dans l'abominable vie nue de la prison de Maze, mais à partir de laquelle pouvait dialectiquement s'ériger la puissance politique d'une vie digne car soutenue par l’idée transcendant l'avilissement des conditions symboliques et matérielles, s'est donc aujourd'hui dissoute dans la richesse clinquante du mode de vie yuppie pour lequel la question politique importe infiniment moins que celle des conduites à adopter s'agissant de la consommation des produits les plus distinctifs et les plus prestigieux.
Entre l'Irlande du début des années 80 de Hunger et le New-York contemporain de Shame (et le héros avoue significativement qu’il est originaire d’Irlande du nord), c'est comme un glissement symptomatique attestant d'une disparition (évidemment relative) de l'idée politique au profit du règne du modèle subjectif valorisé par l’idéologie néolibérale qui a définitivement préféré aux vieilles disciplines la logique de la (sur)consommation comme seule norme de l’autocontrôle désirable. Du coup, le corps lui-même a changé, même s'il s'agit toujours de celui du décidément métamorphique Michael Fassbender. La question n'est désormais plus pour lui de participer à l'exemplaire incarnation collective du corps glorieux susceptible de neutraliser politiquement la douleur éprouvée, mais celle aujourd’hui de représenter cliniquement le cas d'une souffrance corrélative à une addiction (sexuelle) le confinant dans une terrible solitude évidemment urbaine et hypermoderne.
Le passage de témoin (et en l'occurrence le témoin est ici Michael Fassbender – un témoin au sens premier et fort du terme, c'est à dire un martyr) entre Hunger et Shame consiste donc en la dérivation de la question du sujet entendu comme processus de subjectivation en résistance malgré la douleur face à une oppression subie, au sujet désormais considéré comme l’individu assujetti dans la souffrance à une aliénation qui manifeste une forme de domination et d'oppression moins politiquement massive, car plus sociétale et moléculaire. Passant de la subjectivation politique à l’assujettissement typique de nos sociétés « post-politiques » dirait Jacques Rancière, le corps de Michael Fassbender s'en trouve dès lors métamorphosé. La douleur de la résistance politique est devenue une impuissance éthique doublée d’une souffrance morale susceptible d’une forme de culpabilisation. Et elle ne trouverait alors sa rédemption tout à la fois psychique et symbolique que sous la forme éthique du choix en tant que décision de rupture avec l'ordinaire répétitif de l'aliénation.
Dans Hunger, il était certes déjà question des ces affects que sont la honte et la faim, mais ils étaient inscrits et remodelés dans la dynamique collective d'une politique de subjectivation militante et résistante. Dans Shame, la faim (de sexe) et la honte (d'une faim pathétique révélée dans le regard d'autrui) sont des affects négatifs qui submergent et engloutissent le héros sans jamais devoir se renverser dialectiquement en affirmation, en possibilité positive d'une subjectivation désirée et émancipée. Un paradoxe formel veut par exemple que le corps de Michael Fassbender dans le rôle d’un héros pourtant voué à l'inertie carcérale paraissait doué de lévitation (on se souvient du plan de la plume voletant dans la chambre d’hôpital du héros agonisant ou dans la foulée cet autre plan avec ces oiseaux noirs s’envolant au crépuscule).
Dans Shame, le personnage de Brandon (le choix de son prénom serait un clin d'œil au personnage incarné par Marlon Brando dans Le Dernier tango à Paris tourné en 1972 par Bernardo Bertolucci) ne cesse en revanche de s'alourdir et de s'effondrer à chaque station d'un chemin de croix moins exemplaire que représentatif et qui, de glorieux dans Hunger, serait dorénavant devenu surtout pathétique, pour ne pas dire pitoyable. « La honte d'être un homme » : c'était bien ce que Gilles Deleuze avait puissamment retenu de la littérature de Primo Levi. Et c'est bien ce qui passionne Steve McQueen lorsqu'il s'attache à montrer dans ses deux films la honte, d'abord comme moment nécessaire d'un processus de subjectivation politique triomphant, ensuite comme terme et clôture d'un assujettissement culpabilisant et sans dépassement existentiel autre qu'éthique. Malgré l'incroyable présence d'un acteur capable tour à tour d'incarner dans l'impuissance (la coercition carcérale) la puissance (éthique politique), puis dans la puissance (le confort matériel) l'impuissance (moins sexuelle que morale, relationnelle et affective), ce passage induit par l’objet nouvellement visé par la fiction entre le régime politique et le régime éthique, sinon moral (non plus la grève de l'hygiène et de la faim politique, mais la dépense sexuelle dérivant en souffrance psychique et psychologique) marque immanquablement un affaiblissement du projet esthétique de Steve McQueen. Comme s'il avait été la victime bien malgré lui, et malgré son indéniable talent, de la pression d'un « sujet de société » dont les médias nous ont rebattu les oreilles toute l'année. Il est vrai qu’il y avait tout lieu avec Hunger de tirer de l’inactualité du combat de Bobby Sands la force disruptive et intempestive exprimant la nécessité permanente de la lutte politique, quand la question de l’addiction sexuelle, de Michael Douglas à Tiger Woods en passant bien sûr par le cas Dominique Strauss-Kahn, voue d’emblée Shame à subir le règne tyrannique de l’actualité médiatique.
3/ Du dedans de la prison de Maze dans Hunger au dehors de la métropole new-yorkaise dans Shame, de l'espace carcéral induisant un fragmentation des corps molestés à l'espace liquide promu par de grands à-plats sur fond de verre et de travellings latéraux (par exemple la séquence du jogging donnant l’impression que la circulation automobile s’est arrêtée pour laisser glisser le héros relié à son baladeur MP3), ce serait comme la preuve du glissement historique des sociétés disciplinaires à des sociétés de contrôle. Glissement que Gilles Deleuze en trouvait l'analyse dans le travail philosophique de son ami Michel Foucault. « Foucault est souvent considéré comme le penseur des sociétés de discipline, et de leur tactique principale, l'enfermement (pas seulement l’hôpital et la prison mais l'école, l'usine, la caserne). Mais, en fait, il est l'un des premiers à dire que les sociétés disciplinaires, c'est ce que nous sommes en train de quitter, ce que nous ne sommes déjà plus. Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » (Gilles Deleuze, Entretien avec Toni Negri, Futur antérieur, numéro 1, printemps 1990 in Pourparlers, éd. Minuit, 1990, p. 236). De l'enfermement clos à l'enfermement (à ciel) ouvert, des cellules grises munies de barreaux aux blancs appartements coincés dans de vastes architectures alvéolaires de verre (on pense ici un peu à l’antonionien Claire Dolan de Lodge Kerrigan en 1998), c'est la domination qui ne fait que changer de forme et de régime. La nervosité telle qu'elle fait trembler les genoux de l'acteur dans les deux films, si elle n'exprime plus la colère politique mais l'excitation pornographique du surfeur devant des films matés sur Internet ou le désarroi devant l'impuissance à passer à l'acte, marque tout de même la continuité de la question de l'enfermement.
Ainsi d'ailleurs que l'autre moment, commun aux deux films, où le héros brise tout ce que sa cellule hier ou sa chambre aujourd'hui contient. C’est la domination qui, de Hunger à Shame, substitue dorénavant au pouvoir d'état massif et frontal la volatilité diffuse du pouvoir de la marchandise dont l'un des degrés fétichistes ultimes se niche dans le domaine sexuel. Ce n'est donc pas un hasard si le cinéaste use à de nombreuses reprises du motif de reflets plus ou moins bien (dé)polis sur la surface desquels glisse et ondule l’image de Brandon, comme coulée dans les dispositifs modulaires ayant capté sa subjectivité. Ce ne sera pas non plus un hasard si l’évident chemin de croix de Brandon se conclut dans une avant-dernière séquence au lyrisme appuyé et dans laquelle se mêlent d'une manière un peu trop explicite les larmes du héros tombé à genoux près des docks et la pluie grise ruisselant sur lui. Le passage des sociétés de discipline (voir encore la ressortie actuelle de Metropolis de Fritz Lang) aux sociétés de contrôle est aussi au cœur de L'Apollonide (souvenirs de la maison close) de Bertrand Bonello sorti récemment, tout le film étant confiné entre les murs d'un bordel du début du vingtième siècle jusqu'à ce que sa dernière séquence propulse l'une des prostituée (interprétée par Céline Sallette) sur la scène ouverte et bitumeuse du périphérique parisien contemporain.
Il a donc fallu deux films à Steve McQueen pour créer le diptyque à partir duquel rendre sensible ce passage historique. « Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d'un instant à l'autre, comme un tamis dont les mailles changeraient d'un point à un autre (…). Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse (…). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet » (Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », opus cité, pp. 242-244). Un tamis dont les mailles changeraient d'un point à un autre ?
On reconnaît dans Shame la ville de New-York, surface quadrillée, ondulatoire et clignotante, propice à la mobilité des comportements et à la fluidité des échanges commerciaux. New York, telle une cité liquide (à l’instar de Francfort dans Sous toi, la ville de Christoph Hochhäusler également sorti cette année) baignée par les eaux d'un « capitalisme à l'état pur » (Michel Husson). Une cité comme au bord d'une liquéfaction qui aura tout le loisir de se retraduire autant dans l'écoulement facial affectant le visage de Brandon dans l'avant-dernière séquence du film, que dans la reprise par le personnage de Sissy (sa sœur paumée interprétée par Carey Mulligan) de la chanson New-York, New-York, popularisée par le film éponyme de Martin Scorsese réalisé en 1977. Une reprise significative qui soumet d’ailleurs la chanson originale moins à un geste profanateur (comme My Way repris par les Sex Pistols lors du générique-fin de Goodfellas de Martin Scorsese en 1990) qu'à un geste anamorphique étirant l'hymne connu à l'opportunisme et l’ambition individuelle jusqu'à un point de liquéfaction et d'étiolement qui n'est pas loin de recouper celui, intérieur, de la chanteuse elle-même. Le chiffre comme mot de passe de la société de contrôle dont le langage numérique marquerait l’accès à la l'information ou son rejet ?
C'est évidemment la consommation par Brandon d’actes sexuels tantôt subordonnés à diverses connections Internet, tantôt branchés sur l'industrie pornographique existante, tantôt enfin reliés à la vieille économie prostitutionnelle désormais relayée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Le visage faiblement affecté de Michael Fassbender ainsi que sa grande capacité de tension obtenue dans un pincement de lèvres mais surtout dans la mobilité ou la fixité expriment un corps désormais passé de l'insensibilité à la douleur (Hunger) à la désaffection et la désensibilisation émotionnelles et affectives causées par son addiction au sexe (l’anecdote de la dent dévitalisée relaie métaphoriquement cet état de fait). La souffrance consistera d'ailleurs ici à réinjecter à l'automate sexuel, au risque hélas plus qu'encouru de la démonstration moralisatrice, une affectivité (momentanément) dissoute dans les éthers d'un capitalisme haussé au niveau des flux (symboliques, électroniques, numériques) de l'immatériel (pour employer la terminologie de Toni Negri), et qui aurait donc fait de la capture de la libido son principal champ de valorisation. « L’économie libidinale contemporaine, soumise à ce que Jeremy Rifkin appelle le ‘‘capitalisme culturel’’, c’est-à-dire le capitalisme des industries culturelles, est devenue le principe central du capitalisme » (Bernard Stiegler, « Contrôle et culture des individus » in Le Théâtre des idées. 50 penseurs pour comprendre le XXIe siècle [ouvrage dirigé par Nicolas Truong avec le Festival d’Avignon], éd. Flammarion, 2008, p. 52).
4/ Du coup, c'est l'addiction sexuelle de Brandon qui, au vu du formalisme proposé par le film, n'apparaît dès lors plus comme accidentelle, mais bien comme le symptôme clinique, autrement dit l'expression maladive d'une régression des processus de civilisation au profit d’une bêtise pulsionnelle devenue systémique (voir le gag pas si anodin du prétendu os néandertalien que le héros aurait conservé). Soit cette « misère symbolique » dénommée ailleurs « débandade » (concept ici idéalement applicable) par le philosophe Bernard Stiegler, et qui trouve son accomplissement littéral dans l’éjaculation précoce de Brandon en présence de Marianne, la seule femme (à l’exception de sa sœur) avec qui il noue une relation ne se réduisant pas à un pur acte de consommation sexuelle. Il faut d’ailleurs une longue séquence de dîner en compagnie de Marianne dépourvue de toute dramatisation apparente, puis une balade urbaine sans résolution dramatique forte, afin de laisser advenir la possibilité d’une relation sentimentale authentique extrayant le personnage de la pente démonstratrice de sa pulsion catastrophique.
Et il faut toute cette durée sans événement pour donner du point de vue de Brandon une densité inattendue au personnage de Marianne, de telle façon que cette personne ne puisse plus occuper la place habituelle dans les schémas tout à la fois fantasmatiques et utilitaristes du héros. Marianne existe donc comme un autrui pour parler le langage de l'éthique d'Emmanuel Levinas (un « Tu » aurait dit avant lui Martin Buber) en regard de qui Brandon ne peut que s’effondrer tant l’acte sexuel n’engage justement jamais chez lui la moindre idée d'une quelconque altérité. La célèbre formule lacanienne (« Il n’y a pas de rapport sexuel ») explicite parfaitement, au moment du ratage sexuel avec Marianne, l’échec existentiel d’un homme clivé puisqu’il a dissocié jusqu’à la rupture psychologique acte sexuel monomaniaque d’un côté et relation affective de l’autre (un brandon ne désigne-t-il d’ailleurs pas en français à la fois un corps enflammé et ce qui provoque des troubles ou de la discorde ?).
Sans jamais atteindre à la folie descriptive et accumulative de American Psycho (1991) de Brett Easton Ellis auquel on pense plus d’une fois, Shame propose sur un mode clinique et distancié le constat d'une névrose mise en regard avec les diverses objets (cocaïne et « Red Bull », ordinateur et survêtement de jogging) et activités (la fusion confuse entre l’éthique personnelle et le nouvel esprit entrepreneurial ou managérial, mais encore l'ultralibéralisme dans le consumérisme de prestige) qui en déterminent la structure. Par exemple, la séquence où le supérieur (James Badge Dale) du héros, sorte de pendant surexcité du héros avec qui partager les jeux nocturnes de la séduction mondaine, lui révèle que son ordinateur est saturé d'images ou de vidéos pornographiques, exprime beaucoup de la réalité d'un puissant déni à valeur non plus seulement interindividuel mais aussi social, puisqu'il ne l'accuse pas d'avoir de les avoir enregistrées intentionnellement. Il s’agit là d’un déni qui vaudrait donc comme un pis-aller, voire un blanc-seing autorisant Brandon à continuer sur son lieu de travail ses activités extra-professionnelles, qui apparaissent alors par effet de contamination comme relevant du lot commun propre à tout son milieu social d’appartenance.
Le graffito « Fuck » en dessus d’un couple en train de copuler ici ou bien là une publicité pour une chanteuse R’n’B qui ne se différencie guère d’une photographie de pin-up dans un magazine hot ou sexy manifestent plutôt discrètement la généralisation symbolique du régime de la pornographie qui semble dès lors constamment flotter dans l’air. On citera encore ici l’image de ce couple baisant contre la vitre d’un grand loft et aperçu par Brandon qui voudra à son tour rééditer la réalisation de ce fantasme de la transparence pornographique. L'effet de contamination atteint même la conversation que ce cadre avait par webcams interposées avec son jeune fils, comme si Internet représentait un seul et même grand bain numérique à l'intérieur duquel se baignent et se côtoient, se mélangent et s’interpénètrent les surfaces de visibilités a priori les plus éloignées les unes des autres. Attestée en entretien pour la revue Positif (« Le personnage de Brandon fait de la publicité sur Internet, il est sur un marché de virus (...) Ce type communique sur la Toile des propos fous qui se répandent comme un virus. C'est une façon pour lui de gagner de l'argent et d'avoir une grande liberté », Positif, n°610, décembre 2011, p. 18), la pornographie considérée comme virus social à l'ère du numérique, ce qui peut faire du coup de Shame un complément possible de The Social Network (2010) de David Fincher, semble, même indirectement, affecter le comportement de la jeune sœur de Brandon. Après avoir débarqué chez lui à l'improviste, cette dernière ne fait preuve d'aucune pudeur quant aux questions de la promiscuité et de l'entre-exposition de leur corps respectif.
Le chagrin d'amour qui semble à ce moment-là la miner représente alors le contrepoint affectif à l'addiction sexuelle de son frère, tous les deux étant alors voués à une semblable dépossession de soi en raison d'un rapport fallacieux ou faussé avec autrui (lointain pour Sissy, inexistant sauf sur le mode utilitaire pour Brandon). On pourra à ce titre légitimement regretter dans le film de Steve McQueen l'utilitarisme scénaristique à cause duquel le personnage de Sissy doit incarner aux yeux de son frère la femme symboliquement abîmée par tous les coups de pénis donnés tous azimuts par son frère. Le sang dans lequel baigne la sœur dépressive qui s'est tailladée les veines (mais le plan donne l'impression que l'écoulement a lieu depuis son vagin) recouvre les mains de son frère qui la découvre alors effondrée dans la salle de bain maculée, pendant qu’un torrent violoneux signé Harry Escott coupe le son des voix en leur substituant une musique seulement illustrative. Comme si sa sœur devait symboliquement servir à supporter à son corps défendant la représentation de la punition fictionnelle d’un homme écopant en retour des conséquences d’une violence sexuelle masculine dont il était jusque-là le parfait mais inconscient représentant, le masochisme de l’une (les cicatrices sur les poignets) devant dès lors répondre logiquement au masochisme de l’autre (les branlettes compulsives).
On remarquera que ce n'est pas la première fois que Carey Mulligan interprète récemment une figure dont la fonction scénaristique est seulement destinée à sortir de sa torpeur programmatique le héros masculin, puisqu'elle était traitée de la même façon dans Drive de Nicolas Winding Wrefn sorti aussi cette année. La différence est que Drive évacuait toute psychologie au nom de ses seuls effets d’abstraction et de fascination, quand Shame s’abandonne à la surprenante (surtout au vu de Hunger) pente d’une psychologisation dans le traitement des relations entre le frère et sa sœur. Brandon n’a certes pas besoin de s’expliquer sur son désastre personnel, puisqu’il s’exprime par le biais de sa relation catastrophique avec Sissy. On est bien loin de la parole strictement politique à partir de laquelle étaient subordonnées les relations familiales dans Hunger, induisant même la politisation des figures parentales opposées à la très mauvaise mère alors symboliquement représentée par Margaret Thatcher. Le clou sanglant de cette déchéance morale atténue d’autant plus la problématique éthique qu’il propose une séquence succédant à une longue nuit vécue comme une descente accomplie par l’intrusion dans une boîte gay puis une partie de triolisme.
A ce moment-là, Shame atteint la limite de ses contradictions internes, puisque le passage homosexuel est tristement filmé sur le double mode du colorisme explicite (le rougeoiement infernal de backrooms dignes de Irréversible de Gaspar Noé en 2002) et de le relégation pudique hors-champ (s’agissant de la fellation reçue par Brandon), alors que la séquence de triolisme est soumise à un traitement se voulant plus audacieux. L’ambiance jaunâtre, la fragmentation et l’usage d’objectifs à longue focale participent à disséminer la très probable réalité d’une « scène de cul » tournée avec Michael Fassbender aux côtés de deux « hardeuses » professionnelles, Calamity Chang et Deedee Luxe. L’investissement physique de ce dernier persiste, mais paraît ici bien moins susceptible de produire une intensité semblable aux efforts produits dans Hunger. Surtout que la séquence laisse flotter un parfum d'indécidable qui se retourne contre ses propres visées radicales. Preuve par défaut d’une banalisation de la pornographie à laquelle succombe aussi Shame, qui souffre en plus de proposer une représentation stigmatisante de l'homosexualité ici montrée comme l’enfer de l’hétérosexuel déchu.
5/ Comprendre au niveau idéologique le clivage sexuel psychique éprouvé par Brandon demande à en repasser par ces intellectuels qui, de Wilhelm Reich à Herbert Marcuse, ont voulu conjuguer marxisme et freudisme en questionnant le domaine de l’inconscient et de la sexualité à partir de la culture de la répression déterminée par le développement de la civilisation capitaliste. N’est-ce d’ailleurs pas Herbert Marcuse qui disait que les « problèmes psychologiques se transforment en problèmes politiques » (dans sa préface à Eros et civilisation. Contribution à Freud, éd. Minuit, 1963, p. 9) dès lors qu’on les interroge à la double lumière de Marx et Freud ? Ce serait bien là la possibilité pour Shame d’arriver à trancher au cœur de l’indémêlable nœud entre éthique et morale au profit du retour incisif et émancipateur de la politique. Quand Wilhelm Reich affirmait déjà en 1934 que « la morale sexuelle d’aujourd’hui (…) est soutenue par la bourgeoisie traditionnelle et par la bourgeoisie capitaliste » (in Constantin Sinelnikoff, L’œuvre de Wilhelm Reich [nouvelle édition présentée par Jean-Marie Brohm], éd. Les Nuits rouges, 2002, p. 101), on peut avec le film de Steve McQueen considérer que les choses n’ont pas beaucoup changé sous le soleil de la répression sexuelle et de la domination capitaliste.
Quand le même auteur évoque l’incivilité et la brutalité d’une vie sexuelle mutilée car séparée de toute forme de sensualité, il désigne un cercle vicieux selon lequel « la fierté virile non sublimée conduit à la dépréciation de la femme [qui la] rend en retour sexuellement timide et froide ; par sa frigidité, elle perd de sa valeur comme objet sensuel et derechef la femme insensible éveille en l’homme l’impression de n’avoir devant lui qu’un instrument de satisfaction (…) qui renforce son orgueil viril et la dépréciation de la femme » (cité par Constantin Sinelnikoff, op. cit., p. 102). Ce cercle vicieux qui finit par provoquer du point de vue masculin « l’apathie à l’égard de la femme » comme un acte sexuel retombant « au niveau d’un acte auto-érotique, onaniste, qui n’est plus stimulé par la femme, mais seulement par des fantaisies » (idem) est précisément celui qui enferme Brandon dans la quête effrénée de la perpétuelle et accumulative jouissance orgastique révélant toujours plus sa part autant sadique (du point de vue de ses partenaires occasionnelles) que masochiste (du point de vue du héros lui-même).
Le refoulé de cette scission néolibérale et pornographique du sexuel d’avec l’érotique s’exerce donc au profit du premier et au détriment du second. Et il détermine une impuissance relationnelle et affective qui pourra toujours se retraduire sous la forme d’une impensable éjaculation précoce, de coups de poing reçus lorsque le héros drague effrontément une jeune femme devant son copain baraqué, d’une fellation homosexuelle pratiquée comme une obligation démoniaque, de son épuisement ridicule lors d’une séquence de triolisme vécue comme crucifixion, et enfin du bain de sang dans lequel coule à pic sa sœur et qui le submerge. Ce souci de la performance et de l’accumulation, de la dépense et du gain, typiquement conforme à la subjectivité configurée par le capitalisme, produit au bout du compte une prolétarisation – celle d’un homme exproprié de sa propre sensualité, de sa propre tendresse, autrement dit de ses propres possibilités d'amour. Cette prolétarisation de l'érotique ou du sensuel effondré et vautré dans le sexuel et le pornographique avait déjà été pressentie par Wilhelm Reich qui associait dans son constat de 1935 autant les bourgeois que prolétaires (ibidem, p. 105). « La facilité avec laquelle la satisfaction est acquise, la fin de la nécessité de conquérir l'objet conduisent à une trop grande fréquence du rapport sexuel, doublement préjudiciable. Il ne se produit plus de grande tension libidinale (…) De plus, le coït est réalisé comme un devoir et les sentiments de dégoût apparaissent » (ibid., p. 107) explique Wilhelm Reich.
Et encore une fois, l'histoire de Brandon autorise la représentation démonstrative d'un cas clinique manifestant symptomatiquement, au-delà de la justesse scientifique du constat, la permanence des structures oppression et de domination malgré les changements sociaux comme historiques. Ou plutôt, on doit reconnaître qu'entre le constat du sexologue marxiste et celui du film de Steve McQueen, c'est le caractère transhistorique de l'aliénation sexuelle qui triomphe, et qui connaîtrait même une intensification avec l'avènement du néolibéralisme. En langage reichien, il faudrait surtout voir dans le cas de Brandon la prévalence de pulsions prégénitales sur la génitalité nécessaire au maintien de l'équilibre psychique. Quand Wilhelm Reich avance encore que « les pulsions prégénitales sont par nature auto-érotiques, c'est à dire asociales, [et que] la pulsion destructrice et son rejeton érotique, le sadisme, sont antisociales » (ibid., p. 109), on pense aux masturbations répétées de Brandon, à son visage défait à la fin de la séquence déjà citée de triolisme, ainsi qu'à la tentative de suicide de sa sœur dont la responsabilité rejaillit à la manière de Macbeth sur les mains ensanglantées de son frère. Comme si pulsions prégénitales et pulsions (auto)destructrices étaient entrées en pleine zone d’indistinction. Brandon est donc malade parce que « ses actions sociales sont sexualisées et sa pulsion destructrice et ses pulsions prégénitales dominent sa vie amoureuse » (ibid., p 110), au lieu de renoncer à ses buts instinctuels en soumettant ses pulsions prégénitales à des buts sociaux et culturels.
Le grand problème psychologique est donc aussi politique du modèle économique et social néolibéral auquel est assujetti le héros, c'est qu'il aurait substitué à la nécessaire sublimation freudienne tout un processus surmoïque de désublimation qui est une « désindividuation » (Bernard Stiegler, op. cit.) dont profite l’impersonnel procès de l'accumulation du capital. Herbert Marcuse quant à lui distingue dans son ouvrage Eros et civilisation ce qu'il appelle « sublimation non-répressive » désignant l'érotisation des relations interindividuelles, de la « désublimation répressive » comme libération de la sexualité sous des formes affaiblissant l'énergie érotique (op. cit., p. 12). C'est qu'il ne faudrait pas confondre érotique et pornographique : « Eros signifie un accroissement quantitatif et qualitatif de la sexualité » (ibid., p. 180). La sexualité sublimée est donc bien l'antithèse du sexe en dehors duquel rien de sublime ne peut exister, du sexe comme jouissance et non comme désir, comme performance et rendement, du sexe comme accumulation et productivité, du sexe comme conformité du corps viril et de son énergie désirante aux triples prescriptions idéologiques de la domination masculine, du travail subordonné en économie capitaliste et de la captation de la libido comme principe de la valorisation du capital en régime néolibéral. La consommation complémentaire de boisson dite énergisante de type « Red Bull » ainsi que de cocaïne parachève ainsi un mouvement ascétique de nettoyage à sec de toute forme de sublime évacuée au nom d'un fonctionnalisme généralisé qu'exprime encore l'appartement vide et blanc, design et high-tech, de Brandon.
Nudité, fonctionnalité et blancheur qui ne pouvaient dès lors qu'accueillir, sinon appeler l'écoulement sanglant rappelant à la fratrie qu'elle provient d'une union charnelle de corps qui auraient, pourquoi pas, pu connaître le bonheur et l'amour. Ce sang vient-il sanctionner et punir le regard moqueur jeté par Sissy lorsqu'elle découvre par hasard son frère se masturbant dans sa salle de bain, à l'instar du regard d'un des trois fils de Noé, Cham, comme le rapporte un épisode de la Genèse avant la fondation de la loi mosaïque ? Ainsi que le remarque Marie-José Mondzain dans son ouvrage Le Commerce des regards (ibid., pp. 30-42), le regard de Cham riant de la nudité de son père ivre contient un implicite incestueux que l'on retrouve dans la relation entre Brandon et sa soeur, et doit également se comprendre avec l'action accomplie par ses deux autres frères, Sem et Japhet, qui recouvrent le patriarche d'un manteau en marchant à reculons afin d'éviter à croiser son regard. C'est dans l'intersection entre ces deux manières, la réalité nue et son voilement, l'avance et le retrait, qu'une « production imaginale » (ibid., p. 36) s'accomplit. Comme c'est dans l'entrecroisement de la nudité de l'acteur Michael Fassbender et du voilement de ses actes sexuels opéré par le découpage et le montage d'un film dont le titre (Shame, la honte en français) entre étrangement en consonance avec le nom de Cham (en hébreu, Ham signifie le chaud) que l'image représentée de la jouissance sexuelle ne doit pas être identifiée à l'obscène reproduction du régime pornographique. Quand on sait enfin que Michael Fassbender jouera dans le prochain long métrage de Darren Aronofsky le personnage mythique de Noé, on aura tout le loisir de vérifier si le personnage actoral qu'il est en train de peaufiner de film en film doit souffrir d'une mise à nu de son corps déterminant paradoxalement les effets de voilement propres à son jeu et sa manière gestique.
6/ La citation réitérée des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach jouées par le pianiste Glenn Gould donne un dernier indice s'agissant du projet artistique, certes ambitieux mais aussi décevant, que Steve McQueen a voulu développer pour son second long métrage. L'automate spirituel des films de Robert Bresson s'est donc mu en automate sexuel dans Shame qui représente ainsi, tantôt le prolongement explicite des scénarios consacrés à l'épuisement urbain d'Eros dans les films de Michelangelo Antonioni comme dans les toiles d'Edward Hopper, tantôt une variation autour de Pickpocket (1959). Surtout que Hunger n'oubliait pas quant à lui la leçon d'un autre film de Robert Bresson, Un condamné à mort s'est échappé (1956). La séquence qui ouvre le film de Steve McQueen est, au-delà de son entrecroisement virtuose de séries résumant les habitudes sexuelles programmatiques de Brandon, significative de pareil héritage cinématographique. On y voit le héros échanger dans le métro new-yorkais plusieurs regards suggestifs à une séduisante usagère émoustillée, puis s'approcher d'elle en lui touchant discrètement la main avant de la perdre de vue dans la foule, pour la retrouver par le plus grand des hasards lors de la dernière séquence du film.
Si la drague a désormais remplacé le vol, c'est toujours l'idée d'une même maniaquerie donnant au personnage un sentiment de puissance qui se transformera en fardeau le long d’une trajectoire morale dont le terme est figuré par une jeune femme (Jeanne chez Robert Bresson, Sissy chez Steve McQueen) avec qui il n’était pas imaginable de devoir se retrouver. Sauf que le retour circulaire de la femme du métro dans Shame abandonne au spectateur le choix de décider à la place du héros s'il a réussi ou non à se délivrer de son aliénation. La problématique éthique souffre alors d'être déconnectée du personnage pour être proposée au spectateur, le premier ne valant définitivement que comme cas significatif d'un problème social sur lequel nous aurions le loisir de trancher individuellement. Le moralisme apolitique n'est plus seulement celui du personnage ou du monde social dans lequel il évolue, mais en fin de compte aussi de Shame. « C’est que l’éthique n’est pas la morale. L’éthique, c’est la relation d’altérité, ce qui se construit avec l’autre dans une relation où il y a à la fois du désir, de la communauté et du partage sur le terrain même du conflit. La morale s’occupe du bien et du mal et distribue les places en fonction des valeurs de référence établies » rappelle justement Marie-José Mondzain (in Le Théâtre des idées, ibid., p. 378), alors que Shame renonce in fine au trajet éthique de son personnage censément en reconquête d’un rapport non-utilitariste et non-consumériste à autrui, pour lui préférer hélas la fable moralisante de l’homme moderne déchu par le mal contemporain. Quant à la question esthétique de savoir ce que la pornographie fait à la représentation cinématographique, le film de Steve McQueen fait preuve là encore d'un moralisme et d'une pudibonderie qui le rend bien moins passionnant que, sur un sujet semblable, L'Histoire de Richard O. (2007) de Damien Odoul, ou que La Pianiste (2001) de Michael Haneke. Ce dernier film savait d’ailleurs se coltiner frontalement une imagerie dont il tirait des effets originaux de grotesque, à l'opposé des trop connus et décevants effets de sérieux de Shame.
Enfin, on devra citer le court-métrage Impaled réalisé par Larry Clark pour le film collectif Destricted (2006), qui montrait avec un sens hyper-documentaire lui permettant de faire l'économie d'un scénario démonstratif ou moralisateur l'extraordinaire pression culturelle exercée par l'industrie pornographique sur l'apprentissage de la sexualité par le jeunesse adolescente étasunienne. Le corps de Michael Fassbender, en ne soutenant plus l'incarnation douloureuse, autant sur le plan fictionnel que sur celui du documentaire, de l'idée politique de l'égalité commune et générique, mais dorénavant en représentant un cas clinique moins exemplaire que significatif, a donc momentanément perdu de son mystère et de sa densité, soit de sa grâce. Il est dès lors remarquable qu'il les retrouve avec le nouveau long métrage de David Cronenberg, A Dangerous Method, où la question de la sexualité, si elle se pose encore, est soumise à un geste de théorisation assumé par le personnage qu'il interprète (le célèbre psychanalyste Carl Gustav Jung). Passer du pauvre cas clinique en souffrance morale au praticien auteur d'un nouvel appareil théorique aura-t-il donc permis à Michael Fassbender de renouer avec la puissance contondante de contention, de tension et de retenue dont il était jusque-là capable ?
A suivre : En corps (II), Michael Fassbender dans A Dangerous Method de David Cronenberg
Lundi 26 décembre 2011