« Ce qui est moderne, (...) c'est la redistribution non hiérarchique des formes fondamentales de l'expérience sensible. »
(Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique, éd. La Fabrique, 2018, p. 77)
Une bonne manière d'apprécier Les Temps modernes, le nouveau livre de Jacques Rancière récemment publié aux éditions La Fabrique, c'est de le lire d'une main en tenant dans l'autre La Méthode de la scène. S'il est une modalité conceptuelle à partir de laquelle Jacques Rancière conteste l'indexation des moyens et des fins au nom du postulat de l'égalité des intelligences, c'est bien en effet la scène. La scène à chaque fois rejouée l'est dans la circonstance des rencontres imprévisibles de l'art et de la politique qui sont comme autant d'événements permettant de vérifier, dans l'écart du sensible et des mots pour le dire, le conflit nodal des logiques contradictoires et des raisons antagoniques. La scène comme dispositif philosophique au principe de scénographies théoriques constitue donc l'enjeu d'un formidable entretien mené en compagnie d'Adnen Jdey dont la connaissance de l'œuvre et la perspicacité dialogique lui permettent à bon droit d'insister sur la « dramatisation théorique » (p. 7) caractéristique d'un geste philosophique dont les « dramaturgies exposent à chaque fois la possibilité de constituer une puissance subjective qui renvoie à la condition politique de l'égalité. » (p. 8).
Le conflit des interprétations
(raison contre raison)
Avec le concept de la scène, s'imposent déjà le choix de la singularité et l'idée de la discontinuité temporelle, accordés au « pouvoir performatif de la parole » comme le remarque Adnen Jdey, « à un certain privilège de la parole » comme le lui répond Jacques Rancière (p. 12). C'est pourquoi la scène est toujours le lieu de l'exposition de toutes les disjonctions, de toutes les divisions, lieu du conflit des raisons et des interprétations, lieu de la mise en rapport de ce qui semble de prime abord sans rapport. Et la remise en cause renouvelée des partages institués ou présupposés avère alors « une rationalité de la division des raisons » (p. 13). L'exercice pratique de la scène en sa théâtralité, toujours locale et provisoire, s'oppose ainsi au modèle heuristique offert par l'allégorie de la caverne platonicienne parce qu'elle déroge radicalement à la hiérarchie voulant séparer l'apparence de l'essence ou distinguer depuis la scène son avant-scène de son arrière-scène ou même son hors-scène. L'intrigue qui s'y construit dans l'incarnation des « personnages conceptuels » privilégiés par le cinéaste (qui, ici, reprend explicitement une terminologie deleuzienne) met alors au défi la réflexologie de l'explication de continuer à se reposer sur ses bases, qu'il s'agisse du renvoi de la surface à la vérité qui s'y cacherait en dessous comme de celui du conditionné à l'interminable série de ses conditions préalables. La scène se dispense ainsi de l'idée d'autre scène, de hors-scène. La scène dans sa double dimension conflictuelle et assertive est ainsi l'épreuve constamment continuée d'une querelle n'ayant jamais d'autre origine que ses expressions particulières et circonstanciées. Une querelle exemplairement manifeste avec tous les récits d'autodidactes collectés par le philosophe dans son archive ouvrière qui, à l'instar des textes de Louis-Gabriel Gauny, remettent pratiquement en cause la division des places et la distribution corrélative des potentialités dont le modèle hiérarchique demeure fondamentalement platonicien en effet.
La scène comme théâtre du dissensus accueille effectivement cette querelle permettant de voir pratiquement l'égalité s'exercer avec les sujets qui désirent consacrer leur temps à autre chose qu'aux tâches que leur statut social et salarial d'ouvrier leur prescrit d'accomplir. Ici, « le plus grand écart est posé dans le plus petit espace » (p. 19) et s'y joue une « capacité à universaliser le singulier » (p. 23). Ici, le dissensus fait bouger les lignes du monde sensible qu'il faut penser, qui toujours résulte de « l'écart entre deux mises en scène sensibles » (p. 25). Ici, « la subjectivation égalitaire met en œuvre une sorte d'impropriété fondamentale. » (p. 27). Le privilège accordé par Jacques Rancière à la notion de scène, dont Adnen Jdey vérifie à chaque relance questionnée la fertilité conceptuelle, l'invite alors non seulement à proposer une critique radicale de la matrice platonicienne et de ses continuateurs ou héritiers marxistes (Louis Althusser) et sociologiques (Pierre Bourdieu), mais les scénographies qui s'en déduisent le dispensent également d'imaginer une nouvelle théorie du sujet (toutes choses qui le distinguent d'Alain Badiou) comme de continuer après Michel Foucault à développer un concept trop restrictif de dispositif (comme le fait Giorgio Agamben aujourd'hui). La subjectivation s'entend ainsi à résulter d'une reconfiguration des coordonnées du sensible et, à ce titre, sa pensée opère contre toute logique d'identification, forcément policière si elle exige de circuler afin que pas un ne change de place, par « désidentification » (p. 28). C'est ainsi que le travail du philosophe conjoint les espaces supposément séparés de l'atelier, du théâtre et de la politique afin d'en contester les séparations hermétiques tout autant que les spécificités exclusives. Et y constater une absence radicale de propriété ou de titre s'observe dans le fait que le sujet nécessiteux ou laborieux peut être aussi celui, oisif, de l'art et de la politique. Dans ce registre philosophique, et ainsi que l'observe Adnen Jdey : « acte scénique et acte politique sont donc intimement liés. » (p. 47).
L'émancipation qui n'arrive jamais
(la « pauvre dramaturgie des fins »)
La scène expose l'intrigue d'un nœud dont l'intrication appelle un dénouement. Le nouage étant celui des logiques antagoniques avère alors que la logique de distribution de chacun à sa place se voit contrariée par la logique contraire de sa remise en cause et jusqu'à sa rupture. Le terme d'intrigue pourrait être trompeur parce qu'en faisant signe en direction d'Aristote il réduirait la scène comme le lieu d'exercice des enchaînements rationnels de l'action dont la fiction nomme l'arrangement générique. Les lectures de la poétique aristotélicienne réitérées de Jacques Rancière, dans le droit fil de ses lectures platoniciennes, remettent justement en cause cette centralité en privilégiant la scène comme lieu où s'affrontent les raisons contraires, les unes majoritaires et les autres minoritaires, notamment à partir d'une « problématique de désappropriation-réappropriation » issue d'une réflexion concernant les thèses marxiennes de Feuerbach (p. 39). Cette remise en cause des enchaînements aristotéliciens exigés par l'action et les sujets de la fiction, qui sont essentiellement toujours les sujets qui ont le temps d'agir sur le rapport des causes et des conséquences parce qu'ils sont libres des sujétions laborieuses, les sujets qui ont pour vocation d'occuper « la scène des hommes agissants » pour reprendre Aristote cité par Jacques Rancière (p. 47), se prolonge d'une autre façon avec la critique du modèle théâtral brechtien. Il est vrai que son programme didactique justement voulu en opposition à la naturalité de la mimesis aristotéliciennes ne peut fonctionner qu'en s'adressant à des convaincus (Brecht en aura lui-même convenu), dans la reprise indiscutée d'une pensée des rapports logiques des moyens et des fins dont la stratégie se montrerait finalement homogène à l'ordre des places et la distribution hiérarchique des positions.
A l'inverse, la question décisive des transformations historiques de l'art de la pantomime au tournant des 19ème et 20ème siècles, des performances de Loïe Fuller et d'Isadora Duncan à la gestuelle de Charlot en passant par les observations de Théophile Gautier, Théodore de Banville et Stéphane Mallarmé insiste sur une forme populaire qui en conteste les deux présupposés, à savoir une grammaire des passions ordonnant ses expressions adéquates et une hiérarchie des corps expressifs qui lui est corrélative. Les gestes ainsi libérés du devoir de raconter une histoire ou de signifier adéquatement imposent avec le court-circuit des lisibilités expressives un changement net de paradigme, plus fort que celui de la présence contre la représentation priorisée par les penseurs modernistes : c'est une « gestique » qui témoigne alors d'un régime moins représentatif qu'esthétique des arts, qui libèrent les moyens employés des fins qui leur seraient toujours déjà attribuées (p. 49). « La pantomime vient briser un certain rapport entre le modèle organique de l'action et le modèle psychique de l'expression. » (p. 51) : cette brisure dans la rationalité des rapports entre les moyens et les fins qui caractérise encore le théâtre brechtien dont la distanciation ou l'étrangeté devrait automatiquement produire la prise de conscience nécessaire à la mobilisation des spectateurs devenant acteurs de leur histoire, Jacques Rancière en accentue l'importance, quand les penseurs ou artistes critiques, de Marx à Guy Debord en passant par Althusser et Bourdieu, n'ont pas cessé de reconduire au nom de l'émancipation la domination consistant dans l'écart des places entre savants et ignorants. C'est la dimension pragmatique de Jacques Rancière qui s'énonce ici, en particulier quand ce dernier conclut que, « finalement, la vérification d'un effet se fait par les effets différents qu'il est capable de produire » (p. 59). La « coupure esthétique » nommera ici ce hiatus non mesurable entre la proposition artistique et son effet qui, s'il est indécidable, doit cependant être moins attendu qu'effectif et réel sans se réduire à sa seule et invalidante présupposition (p. 62-63).
L'art a ses raisons
(qu'ignore la représentation)
La critique radicale de la dramaturgie des fins voulant que l'on y sacrifie tous les moyens, y compris la reconduction des inégalités dont l'abolition est toujours reportée à plus tard, induit en conséquence d'en finir les couples actif-passif ou savant-ignorant repris de Rousseau à Marx du platonisme. En finir avec la passivité supposée du spectateur en appelle à sa capacité à l'émancipation, le spectateur émancipé ne l'étant alors qu'à n'avoir jamais cessé vraiment d'être disputé (comme le montrent les réflexions de Christian Ruby). Du côté de l'art, des artistes aussi importants que Pedro Costa, Wang Bing et Tariq Teguia personnifient pour le philosophe la dimension esthétique et politique du dissensus, dans la capacité respective des cinéastes « d'insérer l'écart dans la construction d'une autre forme de sens commun » (p. 68). La question décisive n'est plus alors celle, mille fois rebattue, des relations entre l'art et la politique, « mais entre esthétique de la politique et politique de l'esthétique » (p. 70). Il faut alors penser en terme de montage dont les opérations composent, décomposent et recomposent tout à la fois les rapports de ce qui se montre, se pense et se dit, afin de définir les rationalités dominantes existantes et, partant, en critiquer les opérations d'exclusion et leurs procédures discriminatoires. C'est pourquoi Jacques Rancière est intéressé par une histoire de l'art comprise comme une histoire des régimes d'identification des arts. La contestation portée par le régime esthétique des arts, dont la conceptualisation s'appuie notamment sur une lecture des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme de Friedrich von Schiller, ouvre ainsi l'égalité ruinant toutes les formes de correspondance censément adéquate entre formes et idées, ruineuse de toutes les hiérarchies distinguant le noble du commun. L'égalité, généreuse dans son accueil à des états d'indistinction entre activité et passivité, ne l'est qu'à être ouverte à des formes étrangères aux arts qui ne se placent dès lors plus sous la tutelle du régime représentatif. On se souviendra à cet égard du scandale historique provoqué par l'Olympia d'Édouard Manet lors de son exposition au Salon en 1865, avec son personnage si « inqualifiable » qu'il se soustrait à toutes les identifications sociales, le tableau exposant dès lors ce « n'importe qui » à l'adresse de n'importe quel spectateur (p. 97). Une autre lecture, celle faite par Hegel des petits mendiants peints par Murillo, ouvre droit pour l'œuvre à la résistance du sens à la grille de significations préalables, disposée à s'offrir au regard de n'importe quel spectateur, sans plus de spécificité : « c'est comme une égalité anarchique ou atomique qui va déborder le plan d'une subjectivation politique » (p. 80).
Impropriété est bien ce terme si important pour le domaine de l'esthétique (de la politique et de la politique de l'esthétique), tant du côté des œuvres qui contrarient la logique représentative, mimétique ou dramatique, que du côté des spectateurs auxquels elles s'adressent, dans une adresse aussi indiscernable qu'imprévisible, aussi aléatoire qu'égalitaire. Impropriété et n'importe qui forment ainsi les balises du postulat égalitaire, dont chaque scène aurait pour tâche de vérifier la pensée à même sa texture sensible. Avec la promotion du sensible, le paradigme du regard l'emporte alors sur celui de la fabrication comme on passe de la question de l'autonomie de l'art, chère aux modernistes, à celle des images. A raison, Adnen Jdey propose depuis la citation des travaux de Frédéric Pouillaude portant sur la danse le terme de « désœuvrement » en ce qu'il défait « un certain paradigme du corps organique et actif » (p. 91-92). Et la défection entraîne en conséquence une libération esthétique des formes expressives et des regards qui, dans la formule du maître ignorant qu'a été Joseph Jacotot, pose que le chemin tracé dans la forêt des signes ne l'est qu'à raison d'une adresse faite à quelqu'un d'autre qui, alors, saura trouver sa sente propre. On notera ici que Jacques Rancière ne conteste pas le terme de désœuvrement proposé par son interlocuteur, mais, significativement, il ne semble pas décidé non plus à en retenir plus avant la validité (on imagine que son usage par Agamben, axial pour son cycle consacré à Homo sacer, doivent aussi l'en avoir quelque peu dissuadé). On pense en passant aussi à son refus de se colleter avec la philosophie de Maurice Merleau-Ponty (un reproche que Georges Didi-Huberman ne cesse par ailleurs de lui adresser), dans un évident refus de la phénoménologie mais qui mériterait cependant quelques explications pour le philosophe des partages conflictuels du sensible.
L'écart entre le sens et l'insignifiant
(tout est intéressant au cinéma)
« L'image fonctionne à partir d'un écart » (p. 96) : cette importance de l'image selon l'écart qui s'y joue, Jacques Rancière l'expérimente face à des exemples issus de la pantomime et de la peinture, mais plus encore face au cinéma qui, dans des formulations qui pourraient être rapprochées du travail de Siegfried Kracauer, est cet art « où tout peut être intéressant » (p. 95), où se joue plus fortement qu'ailleurs « cette tension entre le sens et l'insignifiant » (p. 103). C'est par exemple l'insistance sur une dimension unanimiste ou simultanéiste qui l'autorise à reconnaître dans les montages de Dziga Vertov plutôt que de Sergueï Eisenstein des dispositions esthétiques déjà à l'œuvre dans la poésie panthéiste et électrique de Walt Whitman et la pensée de Ralph Waldo Emerson. A l'inverse, le reprise parodique des tropes du réalisme socialiste ou le néo-primitivisme s'exerçant dans bon nombre de propositions artistiques contemporaines ne représenteraient plus que les symptômes post-politiques d'un champ de création plus soucieux de recyclages performatifs que de déplacements esthétiques. En repasser par L'Homme à la caméra ou les essais cinématographiques et vidéo de Harun Farocki relance encore à une époque dont le régime n'est plus « d'évidence visuelle » la distinction entre les dispositifs fermés qui n'ont pas d'autre programme que l'instruction du spectateur ignorant et les dispositifs ouverts à la liberté de leurs spectateurs pour en phraser la nécessité (p. 110-111).
C'est pourquoi Aisthesis (sous-titré Scènes du régime esthétique de l'art, éd. Galilée, 2011) est, en plus d'être l'un des ouvrages les plus importants du cinéaste, l'opus déterminant de cette belle conversation, qui propose avec son régime d'identification des arts une contre-histoire contestant au discours moderniste (exemplifié par le critique Clement Greenberg) son idée maîtresse que l'art moderne est celui d'une autonomisation absolue. D'autant plus que la primauté de cette autonomie refonde la distinction séparatrice des masses et des élites, les secondes se sauvant ainsi du kitsch fautif dans lequel baigneraient ostentatoirement les premières. Au fond, la modernité hypostasiée par le modernisme plus que la modernité en elle-même est ce que réfute Jacques Rancière, qui reconnaît cependant en citant Whitman, Mallarmé et le « journalisme transcendantal » de James Agee à l'appui, que « si les concepts d'avant-garde, modernisme et modernité ont un sens, c'est de ce côté-là, du côté de la volonté d'unir l'art à la vie » (p. 129). C'est ainsi que la conceptualisation de la scène aura fini progressivement par déboucher sur les prémisses d'une grande réflexion consacrée aux images, qui mériterait d'y associer le travail de Marie-José Mondzain.
« Que seraient les images sans les mots qui les font sortir hors de leurs gonds ? » demandait admirablement Adnen Jdey (p. 96) ? Jacques Rancière lui répondrait désormais, depuis un différé sur lequel on conclura mais seulement en y voyant de prometteuses relances : « L'image est pour moi une surface de tensions qui sont contraires au niveau de l'image (...) Précisément : la tension entre la fascination que l'image soit là, ne demande pour ainsi dire rien à personne, et qu'elle soit en même temps, nécessairement, un support d'interprétation et même de dérivation infinie. (...) Bref, ce qui m'intéresse dans l'image, c'est sa complexité, les possibilités diverses qu'elle ouvre. » (p. 114-115).
10 juillet 2018