Nous avons malheureusement appris hier le décès du poète originaire de Martinique Édouard Glissant à l'âge de 82 ans, et dont le nom a été bienheureusement donné à la médiathèque du Blanc-Mesnil. Ce dernier était venu deux fois dans cet équipement culturel, en 2005 et en 2008. A cette dernière occasion, il a longuement été sollicité par des élèves d'établissements scolaires environnants, et malgré une fatigue visible, il a répondu avec un certain bonheur à toutes les questions que des jeunes du 93 adressaient à un homme qui a su tout à la fois inscrire son geste littéraire dans l'héritage poétique d'Aimé Césaire, ainsi que dans la vision philosophique d'une mondialisation dont les processus ne se limitent pas seulement à l'appropriation privative et lucrative, hier coloniale et aujourd'hui néocoloniale, des richesses existantes. La mondialisation qui, chez un poète partageant nombre d'atomes crochus avec la pensée de la "différance" disséminée de Jacques Derrida et la pensée "archipélique" de Gilles Deleuze, se comprend également comme l'infiniment recommencé mouvement d'une déterritorialisation qui prend dans son œuvre le nom poétique de "créolisation" : autrement dit ce qui ne cesse pas d'excéder les identités fixées (identités linguistiques, identités culturelles, identités nationales) dans la valorisation du commun en ses formes perpétuellement diverses. Présent lors de la dernière venue d’Édouard Glissant au Blanc-Mesnil en 2008, nous avions à cet effet préparé quelques questions que la bonne volonté des élèves présents n'avait alors pas rendues nécessaires. Les voici, telles qu'elles demeurent à jamais séparées de la parole vive du poète, mais telles que toute son œuvre dans le divers de ses expressions (poésie, romans, essais, théâtre, textes d'intervention...) en répond dans l'immortalité de son art accompli.
1/ « Le monde se créolise » : voilà un constat qui détermine la poétique de la relation et du divers qui caractérise votre œuvre si singulière, et dont les confins voient se toucher les plaques tectoniques de la littérature et de la philosophie, de l’esthétique et de la politique. Pourtant cette créolisation du monde désigne un mouvement positif d’interpénétration linguistique et culturelle dont le versant négatif aurait pour nom l’appellation derridienne de « mondialatinisation », cette « alliance étrange de christianisme et de capitalisme » (Jacques Derrida), que Serge Latouche nomme de son côté après Martin Heidegger « occidentalisation du monde », que Toni Negri appelle du sien « empire », et qui est érigée aujourd’hui en « système globalitaire » (Paul Virilio). Mondialisation néolibérale, ère globalitaire, mondialatinisation, empire, occidentalisation : toutes désignations qui expriment l’envers chaotique de cet avers qui pour vous se nomme créolisation. Pensez-vous que nous avons affaire à une forme de composition instable de tendances divergentes, mondialisation et créolisation ensemble dans le même bateau du « chaos-monde » ? Ou bien pensez-vous que nous avons affaire à un processus dialectique au terme duquel triomphera la créolisation comme dynamique des diverses cultures composites submergeant les logiques identitaires et unitaires, hégémoniques et essentialistes, impérialistes et exclusives propres aux cultures ataviques, et dont un ministère dit de "l’immigration et de l’identité nationale" aura été un symptôme parmi d’autres ?
2/ Votre pensée est travaillée par plusieurs séries d’oppositions conceptuelles : aux dominations du monolingue, de l’identité génétique à racine unique, de la mesure réglée de la folklorisation et fixée du melting-pot, et de la prévisibilité du métissage, vous opposez les forces vitales du multilinguisme (que vous ne confondez pas avec la polyglossie), de la diversité rhizomatique des formes de vie en leur « digénèse », de la démesure baroque du « tout-monde » qui est « chaos-monde », et de l’imprévisibilité du monde se créolisant. Le caractère imprévisible et imprédictible du « tout-monde » se créolisant est ce qui m’autorise à établir une relation entre votre pensée et celle du philosophe Alain Badiou qui, lorsqu’il revient sur ce concept axial pour lui qu’est celui d’événement, insiste sur sa force d’irruption, d’interruption et de disjonction. L’événement est cet incalculable, cet imprévisible, cet imprédictible qui creuse un vide dans la situation présente, et sollicite une nouvelle forme de subjectivation afin de rester fidèle à l’événement déployé et d’en énoncer les procédures de vérité. Votre poétique de la relation et du divers est aussi une pensée de l’événement (culturel et linguistique notamment). Pourtant vous êtes capable d’écrire dans votre Introduction à une poétique du divers (éd. Gallimard, 1995, p.103) qu’il est impossible de lutter contre l’économie capitaliste des multinationales dont le caractère capillaire et réticulaire les a soustraites à toute forme de visibilité politique. Cette déclaration possède pour le coup un aspect prescriptif, normatif, prédictif et performatif qui pourrait contredire tout ce qui a été précédemment établi concernant la créolisation comme processus producteur d’événements. Alors qu’il faudrait opposer à l’atavisme capitaliste de la propriété privée lucrative, la diversité de l’appropriation collective et mondiale de multiples coopératives autogérées et fédérées en archipel. Voilà ce qui ferait événement quand règne la domination massive et mortifère du calcul capitaliste. Voilà ce qui intensifierait une créolisation qui intégrerait aussi la démocratie économique et égalitaire formée de l’archipel des multitudes productrices et créatrices du monde entier. Qu’en pensez-vous ?
3/ La créolisation comme processus infini d’interrelation culturelle et linguistique au sein duquel les différences s’auto-valorisent mutuellement est un mouvement qui excède selon vous toute pensée fixiste et essentialiste, c’est-à-dire toute science de l’être, toute ontologie, toute idée occidentale de l’être vertical à partir duquel l’existant s’érigerait triomphalement. Entre la pensée de l’être et celle du devenir, entre Parménide et Héraclite (pour citer les grands penseurs présocratiques), entre Nietzsche et Heidegger, vous avez opté pour la diversité, la multiplicité horizontale, rhizomatique et a-centrée du monde qui « change en s’échangeant » (opus cité) plutôt que la vision occidentale (aussi vieille que la métaphysique platonicienne) et systématique d’une essence unique à partir de laquelle tout découlerait. C’est pourquoi votre pensée relève selon moi d’une constellation à laquelle appartiendraient Jacques Derrida (vous partagez avec lui un même amour de la trace comme divagation et errance de l’existant), Gilles Deleuze (comme ce dernier vous pensez que la différence peut naître de la répétition), Gilbert Simondon (ce dernier a insisté sur l’aspect « allagmatique » de sa théorie philosophique consacrée aux échanges, aux modifications des états et à leurs transformations), ainsi qu’Alain Badiou (c’est une pensée des multiplicités que vous avez en partage tous les deux). Vous avez d’ailleurs explicitement repris des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari le concept de rhizome que vous opposez justement au caractère unitaire et immobiliste de la racine. Pourtant, Gilles Deleuze affirme dans son ouvrage Différence et répétition que « l’Etre est univoque ». Badiou met en regard sa propre ontologie des multiplicités avec la métaphysique de l’Un qu’il voit chez Deleuze. Pensez-vous qu’il faille assurer la victoire philosophique de la diversité des étants sur l’unité majuscule de l’Etre, ou bien établir l’équivalence structurale entre Etre et étants, être et devenir, multiplicités et unité, toutes oppositions nominales qui ne seraient, par-delà tout nominalisme, que les différentes formulations d’un seul et même élan vital ne cessant jamais de se différencier (de différer aurait insisté Jacques Derrida) ?
4/ Le philosophe Bernard Stiegler, dans sa préface à la réédition du livre de Gilbert Simondon L’Individuation psychique et collective (éd. Aubier, 2007 [1989 pour la première édition]), insiste sur l’aspect tout à la fois conjonctif et disjonctif de tout processus d’individuation ainsi riche de liaisons créatrices de ruptures et de brisures créant de nouvelles relations. C’est une pensée processuelle semblable qui traverse tant la pensée de Simondon que la vôtre. Les processus constitutifs de l’existence des individus (de façon conjonctive puisque ceux-ci sont tous traversés des mêmes dynamiques ; de façon disjonctive parce que chaque individu se singularise, se différencie d’un autre), et qui sont en même temps psychiques et techniques, sociaux et historiques, peuvent tout à fait s’inscrire dans le processus de créolisation dont nous avons parlé tout à l’heure. Il s’agit alors d’affirmer, contre la doxa individualiste qui règne et qui dans sa radicalisation caricaturale confine au solipsisme et à l'autisme, que, loin d'être une monade, chaque individu est en même temps singulier et pluriel dirait le philosophe Jean-Luc Nancy, que chaque individu n’est libre que lorsqu’il se pense en termes situationnels pour parler comme le psychanalyste Miguel Benasayag, que chaque individu est une pliure subjective de ce dehors qu’est le « tout-monde » objectif comme auraient pu le dire les philosophes Michel Foucault et Gilles Deleuze, que chaque individu est un nœud singulier de relations sociales intériorisées pour parler comme le sociologue Bernard Lahire. « Soi-même comme un autre » est un maître-livre du philosophe Paul Ricœur visant à substituer à la domination solipsiste de l’ego cartésien l’éthique relationnelle d’un soi ouvert sur autrui qui le constitue. La créolisation ne permet-elle pas justement de sortir des apories individualistes pour faire l’épreuve de notre propre hétérogénéité, de notre propre altérité, de notre propre créolité, de la multitude que nous sommes nous-mêmes ?
5/ « Soi-même comme un autre », mais déjà avant Ricœur le mot fameux de Rimbaud : « Je est un autre ». Ne dites-vous pas d’ailleurs dans Introduction à un poétique du divers (ibidem, p. 131) que « celui qui parle est multiple ». Ce propos résonne avec la poétique hétéronymique du poète portugais Fernando Pessoa (qui disait : « on m’a longtemps cru identique à moi-même »), mais aussi avec une certaine pensée libertaire et anarchiste : c’est Félix Guattari disant que nous étions tous de groupuscules, c’est bien avant lui Proudhon affirmant que nous étions tous des groupes vis-à-vis de nous-mêmes. Mieux, vous écrivez dans La Cohée du Lamentin (Poétique V, éd. Gallimard-coll. "NRF", 2005) que « l’Utopie n’est pas le rêve. Elle est ce qui nous manque dans le monde. Nous sommes nombreux à nous être réjouis que le philosophe français Gilles Deleuze ait estimé que la fonction de la littérature comme de l’art est d’abord d’inventer un peuple qui manque. L’Utopie est le lieu même de ce peuple » (cité dans Introduction à une poétique du divers, ibid., p. 13). Votre valorisation de l’imaginaire comme force constitutive des formes de vie arrachées du magma chaotique peut également rappeler la pensée du philosophe Cornelius Castoriadis qui, comme vous, s’opposait à la pensée systématique qu’il appelait « pensée ensembliste-identitaire ». Une formule comme celle de « vision prophétique du passé » rappelle aussi furieusement Walter Benjamin et sa pensée d’une dialectique à l’arrêt permettant à une image du passé de foudroyer le présent. Deleuze et Guattari, Proudhon, Castoriadis et encore Benjamin : votre poétique entretiendrait-elle des affinités avec les pensées anarchistes ou plus généralement libertaires ?
6/ Pensée conjonctive propre à œuvrer pour le commun ; pensée disjonctive propice à saisir l’événement qui rompt avec les réflexes identitaires : pour qu’il y ait conjonction et disjonction, encore faut-il qu’il y ait relation. On se rappelle de la sentence deleuzienne sur le fait que sa philosophie n’est pas celle du « est » mais du « et ». Comme vous le dites, la relation n’existe que parce qu’il y a de la différence, de l’intervalle entre les choses, de l’hétérogène. « Le réel est relationnel » a dit un jour le sociologue Pierre Bourdieu en s'inspirant de Hegel. Et c’est, comme l’a bien rappelé Gilles Deleuze, le philosophe empiriste David Hume qui, au milieu du 18ème siècle, a puissamment pensé la force de la relation, disant que la relation ne peut être réductible à l’un des deux termes de la relation. En effet, si Pierre est plus grand que Paul, et que donc Paul est plus petit que Pierre, les relations de grandeur n’appartiennent ni à Pierre ni à Paul. D’où que la poétique de la relation que vous défendez possède un caractère éminemment politique et dissensuel sur lequel il faut insister. C’est d’abord une critique de l’occidentalocentrisme comme pensée essentialiste et moniste, conquérante et transcendante, verticaliste et universaliste, qui cherche par-dessus tout à assimiler ce qu’il veut dominer et à rejeter et détruire ce qui lui résiste, et dont la francophonie comme les formules juridiques « droit du sang » et même « droit du sol » sont pour vous des expressions symptomatiques. La francophonie comme subordination des langues des anciens pays colonisés à l’impérialisme linguistique et diplomatique du français ; la filiation et le territoire comme légitimation raciale, nationale et territoriale de la citoyenneté alors que celle-ci devrait être la même pour tous indépendamment du lieu de naissance et des origines biologiques. La créolisation est ce mouvement d’« impurification » (pour parler cette fois-ci comme Alain Badiou) qui du coup destitue toute volonté séparatiste de racisation, de différenciation raciale, puisqu’il n’y a que du divers linguistique et du multiple culturel. La poétique de la relation pourrait être aussi le moyen politique d’affirmation de la solidarité commune au détriment des appétits individuels, de la propriété sociale au détriment de l’appropriation privative des richesses collectives. Le salaire socialisé tel qu’il structure le régime de retraite non par capitalisation mais par répartition par exemple, ne serait-ce pas une traduction économique et sociale de la poétique de la relation que vous défendez ? Ailleurs vous parlez de « délacement du monde » : ne faudrait-il pas entreprendre enfin le délacement du monde du travail vivant du joug de cette accumulation de travail mort qu’est le capital ?
7/ Vous aimez citer de nombreux écrivains, d’abord Victor Segalen, ensuite Saint-John Perse et William Faulkner, et puis James Joyce, Antonin Artaud, Ezra Pound, tous déconstructeurs de la langue, tous ayant eu à cœur de faire fuir la langue, de la faire bégayer comme l’avait dit Gilles Deleuze après Marcel Proust, de la « dérespecter » comme vous dites vous-mêmes. Mais s’agissant précisément ici de l'art du cinéma, y êtes-vous sensible ? La pensée deleuzienne de la conjonction « et » a par exemple permis de mieux comprendre l'art du montage pratiqué par Jean-Luc Godard qui vise à la création dialectique d’une troisième image à partir de la mise en rapport conjonctive-disjonctive de deux images distinctes ou différentes. Mais, pour prendre des exemples plus récents, c’est le geste cinématographique de Tony Gatlif attentif à montrer un double mouvement de diversité mondiale des Roms et de « gitanisation » du monde. C’est L’Intrus (2004) de Claire Denis, qui, s’inspirant du récit homonyme de Jean-Luc Nancy, déploie de part et d’autre de la Suisse, sorte d’île au milieu de l’Europe, et de la Polynésie, restes disséminés de l’ancien empire colonial français, une esthétique en archipel indexée sur une dynamique de pollinisation et de dissémination, d’altérisation et d’hétérogénéisation, d’impurification et donc de créolisation du monde. C’est aux Etats-Unis The New World (2006) de Terrence Malick et Into the Wild (2007) de Sean Penn ouverts aux forces vitalistes de la déterritorialisation et de la relation qui, avec le souvenir des écrivains transcendantalistes Ralph Waldo Emerson, Walt Whitman et Henri David Thoreau, travaillent, contre toutes les fixations sociales et politiques étasuniennes, à la promotion d’une Amérique jamais approchée, inconnue et utopique, dont l’étendue s’ouvre et se confond avec le « chaos-monde ». C’est enfin, explicitement inspiré par le travail de Claire Denis, L’Eclaireur (2006) de Djibril Glissant dont le patronyme, d'ailleurs identique au vôtre, est comme une invitation à glisser progressivement (« glissant » est ce participe présent indiquant un caractère processuel) sur les vagues de la créolisation du monde. Connaissez-vous tous ces réalisateurs ? Allez-vous au cinéma ? Et qu’avez-vous vu récemment d’intéressant sur le plan cinématographique ?
Vendredi 4 février 2011