Il y a d’abord le fragment d’une main, la droite, qui tend l’index vers le ciel, celui du saint Jean-Baptiste peint à la fin de sa vie par Léonard de Vinci. Et puis il y a la bouille ronde et sans bouche d’une héroïne de bande dessinée du siècle dernier, Bécassine. Elle aussi a l’index dressé mais la main est celle de gauche. Entre les deux, sur la toile de notre cerveau, combo de salle de projection et de table de montage, surgit Harpocrate.
Harpocrate nomme pour les antiques hellènes la jeunesse du dieu égyptien Horus et la statuaire grecque le représente enfant, l’index posé sur la lèvre. Le geste indique le caractère ésotérique et secret – mystérieux – de l’enseignement reçu. Les deux mains font également une poignée avec une phrase des Enfants humiliés de Georges Bernanos qui rappelle aux maîtres du monde qu’ils feraient bien de se méfier de Bécassine précisément parce qu’elle se tait.
Harpocrate dirait encore le pouvoir (kratos) de Harpo, le dernier des frères Marx, le regard fou et les boucles blondes, le gardien enfantin du burlesque muet, l’infans du cinéma qui sait bien – ce savoir est un rire contagieux – que sur ce dont on ne peut parler, il faut tenir à garder le silence.
L’index n’est dès lors plus le geste autoritaire de celui ou celle qui commande, ordonne ou juge mais une invite au mystère. Le geste de Patricia, déjà, à la fin d’À bout de souffle même si, alors, le pouce remplace l’index. Le geste de Vicky Vitalis, aussi, le doigt posé sur la bouche de Djamila/Rosette dans For Ever Mozart. Le mystère est un mutisme nécessaire et il se dit à la fin du Mépris ainsi : « Silencio ».
La 93ème lettre d’information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est un doigt posé sur la bouche, un silence amical dédié à Harpo/crate.
Jean-Luc Godard, révolution dans la révolution
On n’a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé – du cinéma de Jean-Luc Godard. Le cinéma aura été sa passion, aussi bien insurrectionnelle que résurrectionnelle : une révolution.
« Il doit y avoir une révolution » est l’un des derniers envois, l’une des dernières adresses du Livre d’image. Une révolution dans la révolution : révolution (du cinéma par Jean-Luc Godard) dans la révolution (du monde par le cinéma). Jean-Luc Godard n’est pas le nom propre d’un auteur de films, c’est le nom commun d’une pensée partagée. Une pensée de cinéma partagée par le cinéma, une pensée partagée, en partage et dont le partage est celui d’une non réconciliation essentielle – la révolution qui reste encore à venir.
On n’a jamais été aussi seul, jamais aussi solitaire et peuplé. Mais – la phrase d’Elias Canetti est l’une des dernières que Jean-Luc Godard aura ruminée dans sa longue vieillesse, son enfance qu’il aura faite – « on n’est jamais assez triste pour faire que le monde soit meilleur ».
À vendredi, Robinson (2022) de Mitra Farahani : The Long Goodbye
Sur et sous la communication, il y a des ratés dont le milieu vaut infiniment mieux que de médiocres réussites. Sur et sous la communication, deux hommes, Ebrahim Golestan et Jean-Luc Godard, sont des îles que séparent des gouffres immenses comme des galaxies, l’exil dans le cinéma et celui hors du cinéma. Mais l’océan qui les sépare est le même, il est vaste et gros de la même eau, la vieillesse qui est la contraction du vivant à l’essentiel.
À vendredi, Robinson : oui, parce que si le jour d’après est celui de Saturne, dimanche en est le jour suivant. Parce que si le vin est à l’eau coupé, le vin est tiré comme celui qui troue le ventre du petit curé avant que l’on prononce pour lui : tout est grâce.
Pier Paolo Pasolini, le poète est anthropophage, un cannibale dont le théorème a pour foyer originaire le ventre des affamés, les infâmes en haillons qui sont les humiliés et les offensés. L’écrivain italien qui a fait feu de tout bois, vivant désespérément, a aussi été un cinéaste voyant en prophétisant comment le consumérisme aura fait une nouvelle litière au fascisme.
Si le siècle est pasolinien, c’est en étant déchiré entre la crainte de la déculturation bourgeoise et le tremblement de joie devant d’antiques rédemptions. La poésie, qui se vit en mots comme elle se montre en cinéma, est la rose toujours poussant dans la croix de sang du présent – ab joy.
Tigritudes : Que mille Afrique refleurissent, que mille autres s’épanouissent
(première partie, deuxième partie, troisième partie)
L’événement de cinéma ayant ouvert l’année en fanfare, c’est Tigritudes, une programmation initiée dans le cadre de la Saison Africa2020, et abritée par le Forum des images entre le 12 janvier et le 27 février 2022. Porté par ses deux emballantes initiatrices, les tigresses Diana Gaye et Valérie Osouf, le geste est ample et d’une prodigalité inouïe, celui de l’anthologie panafricaine et chronologique, qui démarre en 1956 (année de l’indépendance du Soudan) pour s’achever en 2021, en ayant pour grigri une belle formule de l’écrivain nigérian Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie pour la dévorer ».
Bondir de joie devant les rayures du pelage « Tigritudes », à savoir 126 films, c’est voir du pays (40 !), c’est passer en revue aussi 66 ans d’histoire du cinéma racontant d’autres histoires de cinéma. On saute sur l’occasion pour élargir la carte, on en profite pour se refaire à neuf une cinéphilie. Redonner de l’avenir au passé, c’est en redonner au cinéma pour maintenant. C’est s’en redonner pour soi au présent en souhaitant que mille Afrique refleurissent et que mille autres s’épanouissent.
Les Petites marguerites de Věra Chytilová : Fières et gougnafières
Ah, les gougnafières ! Gourmandes et gourgandines, Marie et Marie se dévergondent. Coureuses et insatiables, elles font courir les vieux cons qui se suivent en payant cher pour trousser la volaille sous les jupes desquelles se cache une virginité aussi inflammable que du papier. Les dévergondées font tout pour faire sortir de ses gonds une société de consommation offrant à la voracité des vieux barbons le con des jeunes filles que le mariage n’a pas encore prostituées. Leur enfance est un attentat contre la bienséance, l’insolence des petites filles qui mettent les pieds dans le plat.
Les gougnafières sont des guérillères : elles déblaient. C’est ainsi qu’elles ouvrent la voie et, comme Polichinelle, en chemin elles trouvent une sortie, l’échappée par le milieu qui est interruption – vers l’origine qui est notre enfance, le seul paradis.
Marilyn Monroe, la sidération de notre désir
Marilyn Monroe, on lui doit bien un tombeau comme celui que Stéphane Mallarmé a bâti pour Edgar Allan Poe. On dira alors que la star hollywoodienne aura été une étoile, blonde et platine, si et seulement si on la voit comme elle est, comme elle aura toujours été, dans les nuits constellées de notre cinéphilie : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur / Que ce granit du moins montre à jamais sa borne / Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur. »
C’est au crépuscule, qui est aussi celui du cinéma des studios, que Marilyn Monroe éclaire la nuit d’un sens du désir ressaisi dans son noyau stellaire originaire. Le désir, ce mot qui vient du latin sidus peut en effet vouloir dire ce qui descend d’une étoile, ou bien encore signifier ce que l’on demande à une étoile. Marilyn : ce seul prénom incarne une figure de sidération de notre désir.
Terra Australis Incognita : première partie
« Terra Australis Incognita » : longtemps en occident on a rêvé de l’Australie. Aristote et Ptolémée à l’époque de l’antiquité nommaient ainsi une contrée hypothétique dont ils supposaient qu’elle devait bien exister quelque part. Le 26 janvier 1788, la colonie pénitentiaire de Nouvelles-Galles du Sud est créée, c’est la première. La date du 26 janvier a été retenue depuis pour devenir celle de la fête nationale en Australie. L’Australie, une utopie ?
L’Australie c’est l’utopie cramée sous le soleil aussie. La route en briques jaunes du pays d’Oz mène alors au désert jaune des films de l’ozploitation. Le désert se dépeuple de ses kangourous (Wake in Fright) comme de ses bonnes âmes (Long Weekend). Le désert se repeuple aussi de ses premiers habitants qui, avec l’éclaireur aborigène David Gulpilil, sont la communauté qui reste en témoignant que, même carbonisé, le passé dit l’avenir (de La Randonnée à Charlie’s Country).
Terra Australis Incognita : seconde partie
David Gulpilil a eu au fond les rôles qui n’auront parlé que de lui, l’initiateur aborigène dont les danses ont fait déboîter les mondes australiens, l’éclaireur ouvrant la nuit de l’homme blanc sur d’immémoriales ombres, le pisteur à cheval entre les univers parallèles. Un être-entre-deux-mondes.
Ce que l’aboriginal nous laisse, ce n’est pas une disparition dans un boom puisque l’explosion a toujours déjà eu lieu, mais une manière de quitter la scène dans un murmure. Un merci qui se dit dans sa langue vernaculaire, le mindi, ainsi : maymak.
Avec amour et acharnement de Claire Denis : La tristesse au fond
On a longtemps aimé le cinéma de Claire Denis parce qu’il était immunisé contre l’hystérie. Désormais l’hystérie l’a emporté, dans les grandes largeurs qui sont d’abyssales profondeurs. C’est un débondage en règle, les vannes grandes ouvertes menant à un tout petit siphon. L’hystérie est un naufrage et Claire Denis s’acharne à y engloutir l’amour que l’on pouvait avoir pour son cinéma.
L’hystérie est la dernière métaphysique dont se repaît le cinéma français, et l’écrivaine qui l’inspire, et se livrer à son hégémonie, qui est une tristesse et une détresse, c’est se faire l’otage sacrificiel des vedettes passées maître dans l’art d’en tirer profit, Juliette Binoche et Vincent Lindon.
Et puis, pour se redire que la catastrophe nomme également la dernière strophe d’un poème d’amour, une double tournée des airs qui nous font tourner la tête, c’est la maison Nouvelles du Front qui régale et la régalade se donne là.