Newsletter 96

Parce qu'il y a la douleur (2022)

 

et pour que dure la douceur (2023)

 

 

 

Nous qui désirons sans fin (le cinéma)

 

avons le dur désir de durer

 

du désir que seul dure le doux

 

 

 

La 96ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée à ce nous.


  •  De la conquête de Franssou Prenant : Coloniser, exterminer, grand-remplacer

 

 

 

De la conquête est un film de Franssou Prenant, son plus contemporain et le plus brûlant. Il montre comment le présent est remué, de part et d'autre de la Méditerranée, par l'hystérèse des faits historiques. L'hystérie française sur l'Algérie y trouve l'un de ses foyers dans les effets d'hystérésis d'une origine refoulée, un crime contre l'humanité. Le contemporain est anachronique, présent et passé s'y succèdent moins qu'ils coïncident sans cesser d'être disjoints. Le contemporain est explosif. Il dit le crime est partout, il répète le crime est partout, en voyant avec le même élan de la disjonction comment un peuple aura réussi à survivre au programme de son anéantissement. Il n'y a pas un plan signé Franssou Prenant où, dorénavant, ne se ferait pas sentir la résonance du discours colonial assumant l'horreur de son projet. Le paradis perdu de l'enfance a des cavernes où vivent des dragons. L'enfance les voit et les affronte.

 

 

 

  • Fumer fait tousser de Quentin Dupieux : Camera oscura adolescentia, la suite (ad nauseam)

 

 

 

On joue à la poupée, le cinéma français s'y complaît sans hésiter. Après Coma de Bertrand Bonello, Quentin Dupieux s'y colle avec Fumer fait tousser, tout petit traité d'enfumage mollement vapoté. Aux poupées mannequins Barbie succèdent désormais les figurines d'une enfance télévisuelle, Thunderbirds, Bioman et Power Rangers, otage d'une adolescence baveuse et sarcastique à souhait. Le confinement, on n'en sortirait donc jamais, propice à vérifier qu'à notre époque qui est sans époque, la télévision représente pour le cinéma une forme d'invagination caractérisée.

 

 

 

 

Au silence des bêtes imposé par la dignité exclusive de la nature humaine, répondent deux films bruyants et hébétés, Eo de Jerzy Skolimowski et Cow d’Andrea Arnold, qui tirent du constat des souffrances animales les jouissances instrumentales ajoutant aux mutilations réelles celles du regard, âne et vache martyrisés au nom des cruautés éthiques nécessaires au service des biens.

 

 

 

 

 

 

Chère Marie-Claude,

 

Un film sort, il ressort vingt ans après : le vôtre. Vingt ans : une peine de prison. Ressortir c'est pour les films retrouver aussi une nouvelle respiration, revivre à l'air libre. Et les spectateurs de respirer devant votre film qui a le bonheur hasardeux de révoquer ce cinéma français qui accable tant aujourd'hui. Votre film en effet se dédie avec la minutie de l'artisan potier aux petites incarcérations paradoxales, confortables et imperceptibles, risquant d'asphyxier les longues amitiés.

 

 

 

  • Lost Highway de David Lynch : La phrase qui tue est celle qui réveille aussi

 

 

 

« Dick Laurent is dead ». La phrase avec laquelle s'ouvre, démarre et se retourne sans jamais se clore le septième long métrage de David Lynch est un mot de passe, un sésame secret pour emprunter l'une des entrées d'un film-cerveau. Mot de passe ou sésame secret : un schibboleth. Lost Highway est un récit de formation, l'initiation vécue comme un délire schizophrénique d'un homme qui comprend que sa femme est moins duplice qu'il a projeté sur elle ses divisions propres, sa folie meurtrière qui est d'abord une impropriété originaire. Message reçu : « Dick Laurent is dead » est cet énoncé paradoxal, le schibboleth qui tue mais qui réveille aussi. Comme le promettaient déjà Dune et sa prophétie : « Le dormeur doit se réveiller ».

 

 

 

  • Days de Tsai Ming-liang : Ce qui s'épanche et penche

 

 

 

Lee Kang-sheng n'est pas l'acteur fétiche de Tsai Ming-liang : il en est la condition, alpha et oméga, trois décennies déjà, on ne s'en lasserait pas. On ne sait pas ce que peut un corps et celui de Lee est le corps du désir de Tsai, moins une énigme (qui laisserait entendre qu'il y a du sens et un autre à le résoudre) qu'un mystère (faisant silence de ce que l'on ne peut dire et qu'il faut taire). L'écoulement est un miroir biface, le tain d'une double imprégnation. Si Lee est l'autre dont Tsai a tant besoin, l'homo-érotisme retourné en hétéro-narcissisme et les épanchements mieux que les mots, c'est en prenant tout le temps qu'il faut, le dur désir de durer qui s'écoule en douceur, pour montrer ce que le temps fait au visage en y faisant voir cette vieille compagne toujours déjà là : la mort au travail.

 

 

 

 

(sur Revoir Paris d'Alice Winocour et Nos frangins de Rachid Bouchareb)

 

 

 

Le cinéma immunisé ou d'immunité, comment pourrait-il nous toucher puisque rien qui est parfois le pire ne semble le toucher jamais ? Les auteurs sont pour beaucoup devenus des diplomates surprotégés dans les cloches de verre notamment festivalières. Le cinéma de l'ère immunitaire est celui d'une représentation même plus parlementaire mais diplomatique de la réalité.

 

 

 

  • Falcon Lake de Charlotte Le Bon : Le lac des Laurentides, l'Atlantide de l'adolescence

 

 

 

Falcon Lake intrigue au-delà de toute espérance. La traversée du miroir argenté du lac accomplie par Charlotte Le Bon est fantastique. C'est qu'elle revient aux adolescents qui ne sortent des bois de l'adolescence qu'en en figurant rien que les revenants. Le Coming-of-Age movie est un carrefour des possibles dont la croix est l'impossible, la mort pour entrer dans la vie nouvelle et qu'il faut savoir accueillir comme la meilleure amie qui le restera jusqu'à la fin puisqu'elle en est la gardienne.

 

 

 

 

 

 

L'hydrocéphalie est une anomalie pathologique, un trouble du liquide cérébro-spinal dont l'excès perturbe le cerveau. On croit avoir la tête bien pleine, elle est remplie d'une eau qui asphyxie la pensée. Avatar 2 : La voie de l'eau est un avatar monumental du post-cinéma, le cinéma liquidé dans les eaux bleues du langage binaire et d'un imaginaire réactionnaire, l'esprit des traditions tribales coulé dans la méga-machine techno-militaire. L'hydrophilie confine à l'hydrocéphalie et si James Cameron fait de grands ronds dans l'eau, c'est une suite de petits zéros.

 

 

 

 

 

 

Tableaux vivants et lumières picturales, scènes édifiantes et compositions architecturales, focales courtes et plongées immersives, narrations minimalistes et durées sculptées, refus du commentaire et du cinéma direct, préférence hautaine et mutique au contemplatif : les films de Gianfranco Rosi ressemblent à des forteresses. En dépit du goût des voyages et la citoyenneté cosmopolite, leur auteur en serait le gardien austère et son autorité s'y exerce avec la sévérité du surmoi s'assurant de jouir de ce qui, à la fin comme au début, doit toujours rester à sa place.

 

 

 

 

 

 

La synchronisation des horloges du temps est à l'heure olympique. Dédié aux exploits de l'équipe de volleyball féminin lors des J.O. de Tokyo en 1964, Les Sorcières de l'orient est sorti moins d'une semaine après l'ouverture des 32èmes olympiades qui, 57 ans après, se déroulent à nouveau dans la capitale japonaise. Il y a pourtant une étrange inactualité qui se dégage d'un documentaire qui, sous ses dehors pop, se met au service de l'arraisonnement d'un sport par une opération idéologique de renaissance d'une nation qui remonte à plus d'un demi-siècle. Que des médaillées d'or participent à redorer le blason terni d'une nation défaite par son impérialisme est une réalité historique qui méritait une analyse politique circonstanciée. Qu'un film s'épargne ce travail en mérite une autre.

 

 

 

 

 

 

BD et cinéphilie à la rescousse de l'Europe menacée par un fascisme jamais passé ? C'est le pari décalé de Nicolas Pariser et si l'exercice de style démarre sur les chapeaux de roue d'une bonne impulsion théorique (le point commun des récits de persécution d'Hitchcock et de Hergé ayant pour contexte les années 30 est l'absence de toutes références juives), il achoppe sur ses propres impensés. Le Parfum vert patauge en effet dans l'eau de Cologne bon marché, celle d'une Europe à sauver malgré tout contre un antilibéralisme qui, à chaque fois, ferait le jeu du vieil antisémitisme en oubliant que l'Europe a fait aussi le lit d'un nationalisme ayant la haine du musulman et de l'immigré. On répond mal à l'époque en ajoutant aux impensés d'hier ceux d'aujourd'hui.

 

 

 

  • L'Âme sœur – Höhenfeuer (1985) de Fredi Murer : Edelweiss, étoile mystérieuse

 

 

 

L’Âme sœur de Fredi Murer est un film perché là-haut, à flanc des Alpes, à fleur de peau. Une étoile d'argent, une fleur rare des sommets : un edelweiss dédié aux amours dont la pureté est un mystère.

 

 

 

Et puis des perles pour les oreilles, cinq cristaux de neige pour apaiser les paniques tympaniques.