"Breakfast at Tiffany's – Diamants sur canapé" (1961) de Blake Edwards

Un chat de gouttière pour sauver son âme

Le baiser final de Breakfast at Tiffany's – Diamants sur canapé (1961) de Blake Edwards constitue rien moins que l'un des plus beaux de tout le cinéma hollywoodien. La scène est bien sûr le marqueur archétypal de l'amour mutuellement déclaré, elle est aussi bien sûr une convention contractuelle, un passage obligé propre à toute comédie romantique. Elle emporte cependant à chaque fois le morceau : vraiment, ce finale comme rarement serre le cœur, enroulé en pelote autour d'un noyau originel qu'il faut apprécier.

 

 

Sauvés du naufrage de la mondanité

 

 

D'abord parce que, dans une ruelle new-yorkaise engorgée de l'eau tombant en trombes d'une pluie battante, Holly Golightly et Paul Varjak se sauvent in extremis d'une noyade mutuelle dans les eaux glacées des rapports d'intérêts que seul le consentement amoureux aura su rendre inopérants. Le sauvetage ne s'accomplissant en effet qu'en manière de sursaut, la tête hors de l'eau, gagné à l'arrachée. Et si l'homme est immobile dans sa décision, il l'est aussi dans l'attente de la décision plus difficile à prendre pour la femme aimée tributaire d'une vie autrement plus compliquée, en rappel qu'aimer engage en effet l'abandon de soi sous la condition de la décision souveraine de l'autre. Le baiser est beau encore parce que, protégés par la magnifique partition easy listening de Henry Mancini (elle s'ouvre moins comme un parapluie qu'elle est une éclaircie s'imposant malgré tout contre les effets de fermeture d'une impasse grisâtre et humide), les personnages nous bouleversent aussi d'être incarnés par des acteurs toujours sublimes : Audrey Hepburn et George Peppard. L'une en faisant preuve d'une fantaisie malicieuse qui la protège subtilement des circonstances graveleuses attachées à sa position instable de femme qui se fait payer certains services en attendant de faire un beau mariage (c'était une première pour l'actrice et son entourage dut d'ailleurs la convaincre d'accepter un rôle un peu moins innocent que chez Stanley Donen et Billy Wilder). L'autre en sachant refuser tout virilisme comme tout forçage de son jeu accordés après l'expérience d'amant bourgeoisement entretenu à la condition passive du désœuvrement amoureux (l'acteur est moins connu comme star hollywoodienne que comme icône télévisuelle de notre enfance, son interprétation de Paul Varjak côtoyant dans notre mémoire celle du rôle de John « Hannibal » Smith dans la série The A-Team – L'Agence tous risques entre 1983 et 1987). Au départ prévue pour John Frankenheimer à la réalisation et Marlyn Monroe en vedette, l'adaptation scénaristique par George Axelrod d'un roman écrit par Truman Capote en 1950 (on reconnaît chez l'auteur du scénario de The Seven Year Itch – Sept ans de réflexion de Billy Wilder en 1955 son goût des rapports de voisinage) ne cède pas sur l'observation un rien proustienne et pétillante d'une certaine vulgarité de comportement en revers d'une mondanité exemplifiée par le défilé de mode offert à Hubert de Givenchy. Elle ne cède pas davantage sur le cap de l'événement amoureux. C'est d'abord une amitié au bord du flirt, qui s'infiltre comme une fuite d'eau issue de la salle de bain du voisin japonais ou bien qui s'invite chez soi comme ce chat de gouttière adopté par l'héroïne sans savoir qu'elle aura été adoptée par lui. Et qui ne s'offre à la fin qu'à ceux qui sont encore disponibles pour les effets de ravissement sans mesure de l'amitié amoureuse devenue entièrement amour, de l'amour comme excès au-delà tout calcul d'intérêt. Comme une averse imprévue, ratée par le bulletin météo.

 

 

Le baiser n'est enfin beau, il n'emporte vraiment le morceau qu'en raison ultime de la présence impromptue de cette petite créature rouquine logée entre elle et lui. Une boule de poils mouillés comme un supplément sans lequel la scène ne serait que réussie, certes, mais sans parvenir à provoquer la lame de fond d'une pareille émotion. C'est un chat sans collier ni nom et trempé jusqu'à l'os qu'à la toute fin du film Holly jette à la rue du taxi censé l'emmener à l'aéroport (l'actrice avait révélé que la scène fut la plus difficile de sa carrière) pour se reprendre et le rechercher comme si de ce repentir toute sa vie dépendait. Un miaulement lui permet alors de le retrouver entre deux cageots, elle le ramasse en se ramassant avec lui parmi les poubelles, qui le tient tout contre son ventre en l'enveloppant de son imperméable blanc cassé comme une bouée ou un enfant sorti de ses flancs, qui s'y accroche encore en s'abandonnant dans les bras de l'homme enfin aimé. Et d'autant plus aimant qu'il aurait toujours déjà compris que les retrouvailles de Holly avec son chat représenteraient la condition sine qua non, le préalable nécessaire à l'acceptation pour Holly de l'abandon amoureux.

 

 

Tous baignés d'une même ondée en laquelle s'y mêlent nos larmes, ces trois êtres rincés composent alors à égalité l'image de rescapés d'un déluge digne de Noé. Voilà bien ce qu'il fallait sauver du naufrage des jeux sociaux et biaisés d'une frivolité corruptrice, soit l'image d'une tendresse partagée dans une affectivité, un milieu affectif, une zone ou un site (dirait Marie José Mondzain) de passivité et d'abandon nu qui appartient aux animaux que donc nous sommes et dont un chat, qui tournera dans notre direction sa tête enfournée entre le corps des amoureux, vérifierait pour les aveugles que nous sommes la garde décisive. Comme un autre chat l'aura également vérifié pour Jacques Derrida saisi jusque dans sa gêne par le regard de son félin alors qu'il sortait nu de sa baignoire, « le regard insistant de l’animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant. Un regard de voyant, de visionnaire ou d’aveugle extra-lucide » ainsi qu'il en confie l'aveu dès l'entame de L'Animal que donc je suis (éd. Galilée, 2006, p. 18-19).

 

 

Une comédie à double rythme

 

(vitesse burlesque, détente romantique)

 

 

Breakfast at Tiffany's est riche d'autres séquences pas moins fameuses et que retiennent aussi nos mémoires cinéphiles. C'est bien sûr son ouverture gracieuse qui explique d'ailleurs le sens du titre original du film de Blake Edwards, avec Holly qui débarque au petit matin selon un rituel tout personnel et dont on comprendra plus tard le secret, la jeune femme gracile et élégante en robe fourreau noir sortant d'un taxi jaune sur la 5ème avenue dans Manhattan dépeuplé pour prendre son petit-déjeuner, croissant et café, debout devant la vitrine de la célèbre bijouterie Tiffany & Co (qui, pour l'anecdote, aura accepté d'ouvrir exceptionnellement le dimanche afin de permettre le tournage de la séquence). On croit d'abord identifier un désir d'incorporer en ses fétiches précieux le monde exclusif de la richesse, ce qui est vrai en un certain sens mais le film saura mettre à nu aussi depuis quelle misère d'enfance, quels arrachements familiaux et quelle déliaison communautaire s'enracine la volonté têtue d'enrichissement. La jeune femme en fuite de sa condition de petite pauvresse des campagnes texanes pourrait alors ressembler à une cousine lointaine du personnage de Gene Tierney dans Tobacco Road – La Route du tabac (1941) de John Ford d'après Erskine Caldwell. A ceci près qu'elle aurait seulement réussi à s'extraire d'une première inertie sociale mais pour tomber de Charybde en Scylla, captive en effet depuis d'autres fixations plus attrayantes certainement mais pas moins fatales. Le comique propre au film de Blake Edwards repose aussi rythmiquement sur une dynamique à deux vitesses, sa mécanique comique fonctionnant à double détente. L'une est dédiée à la comédie romantique et sa description gracieuse et progressive des signes exprimant l'avènement du sentiment amoureux, tandis que l'autre vitesse tire plus ponctuellement la comédie sur le versant d'un comique burlesque identifiable au personnage du voisin japonais et irascible, M. Yunioshi, et surtout accompli à l'occasion d'une géniale fête dans l'appartement de Holly alors farci de convives. Le personnage du voisin joué par Mickey Rooney est un pantin burlesque et ronchon qui fait rire en ne cessant de se cogner dans les angles aigus du réel (on pense à certains numéros de Jerry Lewis), tout en préfigurant aussi d'autres corps pittoresques peuplant l'œuvre edwardsienne (par exemple le personnage du majordome japonais Cato dans la série The Pink Panther, mais aussi l'inénarrable acteur indien Hrundi V. Bakshi interprété par l'inoubliable Peter Sellers dans The Party en 1968). Il est aussi vrai que la figuration du voisin nippon relève aussi du cliché caricatural aux limites du typage racial (les yeux bridés et le teint citron, la mâchoire prognathe et les vociférations). Blake Edwards avouera plus tard regretter d'en avoir accepté l'idée (à cet égard, Hrundi V. Bakshi est une autre figure de composition certes marquée au coin de l'exotisme mais cependant dénuée de tout soupçon raciste). Par contre, la séquence de la fête est un grand moment de cinéma valable presque en soi, qui de surcroît anticipe amplement The Party tant elle se déploie comme une petite machine d'ivresse qui monte en puissance jusqu'à frôler la surchauffe, en jouant à la fois la carte de la saturation (l'inspiration viendrait sûrement de la fameuse séquence de la cabine de paquebot dans A Night at the Opera  –  Une nuit à l'opéra réalisé en 1935 par Sam Wood pour les frères Marx) et de la dissémination impersonnelle et aléatoire des gags (y serait sensible l'influence de Jacques Tati, alors récemment récompensé de l'Oscar du meilleur film étranger pour Mon oncle en 1958).

 

 

Une autre séquence est fameuse, celle de Moon River chanté (en playback) par Audrey Hepburn elle-même qui sut alors affronter quelques hésitations avant d'accepter une interprétation enrichissant les puissances de la chanson (Henry Mancini, compagnon de route de Blake Edwards rencontré à l'époque du tournage de la série télévisée Peter Gunn en 1958, composa Moon River avec Johnny Mercer pour l'écriture des paroles et le compositeur reçut à cette occasion deux Oscars, avec la parolier de la meilleure chanson et aussi de la meilleure musique). La scène est belle en effet, avec Holly sur le bord de la fenêtre de son appartement et entièrement concentrée dans son chant en ignorant que Paul situé à l'étage supérieur l'observe sans bruit à travers la grille carcérale des escaliers de secours. Autrement émouvante mais pourtant moins connue est la séquence des adieux de Holly et de son ex-futur mari texan, Doc Golightly, dont on croit qu'il vient virilement la récupérer alors qu'il n'est qu'un gentil vétérinaire doublé d'être ce pauvre homme amoureux d'une femme qui ne partage pas le même sentiment mais qui ne le respecte pas moins cependant. La séquence touche surtout parce que l'héroïne le raccompagne à la gare routière afin qu'il prenne le car pour retourner au Texas et c'est elle alors qui pleure à chaudes larmes. C'est d'ailleurs la première fois qu'elle pleure comme cela, ses larmes frayant une voie pour le finale. Holly verse en effet de gros sanglots au moment d'adieux mutuellement consentis et elle souffre vraiment de ne pas être à la hauteur de l'amour qu'il a pour elle. Et lui si beau de n'offrir alors aucune résistance à ce désamour-là, pleuré par celle qu'il aime et qui ne l'aimera jamais (Doc est par ailleurs joué par l'émouvant Buddy Ebsen, le premier interprète de l'Homme en fer blanc du Magicien d'Oz de Victor Fleming en 1939, brutalement sanctionné par le MGM qui le fit remplacer parce qu'il faillit crever après voir inhalé l'aluminium déposé en masque sur son visage).

 

 

Retomber comme le chat sur ses pieds

 

(l'image originelle qu'il faut sauver)

 

 

La chanson Moon River ainsi que la parenthèse offerte au magnifique personnage de Doc Golightly représentent également des moments importants en ceci qu'ils participent à tendre décisivement la fréquence de quelques motifs déjà rencontrés et qui depuis ne cesseront plus de s'entrecroiser en composant la plus subtile des mailles. Le vétérinaire habitué à soigner des chats sauvages blessés, l'alcool coulant à flots afin de se substituer aux larmes qui s'épancheront avec la pluie diluvienne finale (motif edwardsien récurrent, de Days of Wine and Roses – Le Jour du vin et des roses en 1962 à Blind Date – Boire et déboires en 1987), les escaliers de secours que l'on fréquente à l'instar du chat de gouttière préférable à tout oiseau en cage, l'absence de nom du félin en écho autant à celle qui dit ne plus savoir qui elle est (Golightly est le patronyme de l'ex-futur mari texan de celle qui s'appelait dans une autre vie Lula Mae Barnes) qu'à l'écrivain en panne d'inspiration et auteur d'un unique roman intitulé 9 vies (et la femme qui l'entretient en entretenant sa sécheresse littéraire suggère aussi que son nom est d'emprunt et qu'il se prénommerait dans les faits Andy), le masque de chat pour elle et celui de chien pour lui à l'occasion d'un moment ludique de chapardage et qu'elle préfère appeler aussi Fred qui est en fait le prénom de son frère dont le décès va l'anéantir. On devra comprendre cela : ces êtres qui risquent l'engloutissement dans l'impasse humide des mondanités alcoolisées s'aiment comme on se rattrape au bord du précipice. Ils s'adoptent mutuellement en retombant ensemble sur leurs pieds.

 

 

Il fallait un chat pour cela, autrement dit un animal pour concentrer une affectivité déliée de toute capture par les dispositions sociales à la richesse. Comme le gardien d'une présence souple et gracile, tout à la fois animale, fraternelle et spectrale (il fait signe aussi en direction de Fred dont l'absence résonne en virtualité incestueuse et se résorbe dans la mort accidentelle). Le chat qu'il faut sauver l'est parce que le sauver sauve sa sauveuse, le chat qu'il faut est cette membrane de chair collant en leurs côtes la femme et l'homme, l'un pour l'autre l'image originelle d'une altérité réciproque.

 

 

Parmi les quelques chats ayant participé à composer l'image du félin sans nom de Breakfast at Tiffany's, il y en a un dont le propriétaire avait alors fait un nom : Orangey, récipiendaire de deux Patsy Awards, l'équivalent des Oscars pour les animaux de compagnie (le chat siamois jouant Pyewacket le reçut en 1958 pour Book, Bell and Candle – L'Adorable voisine de Richard Quine), le second pour le film de Blake Edwards et un premier pour un certain Rhubarb (1951) d'Arthur Lubin. Ce chat était un vrai acteur, un animal de composition puisqu'il avait joué aussi un autre félin inoubliable mais dans un registre opposé, celui franchement terrorisant de The Incredible Shrinking Man – L'Homme qui rétrécit (1957) de Jack Arnold. Ce chat de gouttière que Holly Golightly appelle simplement Chat est une image de notre affectivité fondamentale, une image de notre sensibilité toujours susceptible d'être anesthésiée par les liqueurs de la mondanité. Ce chat absolument quelconque et résolument unique est l'animal de compagnie dont la fourrure trempée enveloppe l'image à pleurer du double placentaire, du passeur qui le premier aura originellement ouvert la voie pour que prenne place et y advienne un autre que soi. Appartenant à la même espèce (red tabby), Jonesy dans Alien (1979) de Ridley Scott comme Ulysse dans Inside Llewyn Davis (2013) de Joel et Ethan Coen en représenteront les meilleurs héritiers.

 

 

20 janvier 2018



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