A gauche, un corps entre et se tient droit, un dos pour marquer un refus, un maintien pour indiquer une tenue, celle du neutre et de la retenue. A droite, ça passe et ça repasse, c'est la fête full frontal, les jeunes avec Sarkozy, déjà la future Macronie, libérale terminale.
Tenir la gauche, y tenir malgré les revers de l'Histoire dans un silence qui se montre de dos, est moins une posture qu'un geste de droiture face à la mauvaise rave du national.
Together
C'est, simplement, un plan-séquence : fixe, il ouvre large, qui dépasse légèrement les cinq minutes. Filmé avec une petite caméra ou un appareil photo numérique, ce plan invoque autant l'esprit des premières « vues » tournées par les opérateurs des frères Lumière qu'il s'inscrit dans un régime des arts contemporains où la captation du réel relève d'un geste (auto)réflexif et conceptuel. Sur le versant documentaire, que voit-on ? La Place de la Madeleine occupée par les figures sautillantes d'une jeunesse en fête, des garçons et des filles qui s'embrassent et s'enlacent, qui dansent alors que la nuit tombe avec le hit planétaire et disco house Together de Bob Sinclar. Ils se savent être filmés, en jouissent.
Rapidement, les signes emplissent le cadre en aidant à ressaisir l'historicité du moment festif filmé : le soir du 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy, le candidat de la droite, remporte contre son adversaire de gauche, Ségolène Royal, les élections présidentielles. Et la jeunesse qui fête alors la victoire de son représentant se rassemble sous l'étiquette militante des « Jeunes Populaires » (ou « Jeunes Pop »), branche jeunesse de l'UMP créée par Alain Juppé en 2003.
Entrer dans le cadre,
sans s'inviter dans la danse
A la treizième seconde du plan-séquence, un garçon rentre par la gauche du cadre, s'immobilise jusqu'à la fin de la chanson de Bob Sinclar, puis de la prise de vue qui continue un peu après le morceau. Le garçon en question s'invite dans le cadre sans pour autant s'inviter à entrer dans la danse et en sortant au moment de l'intervalle mou entre deux chansons programmées hors-champ par un DJ. Contrairement à tous les autres, il ne bouge pas, n'interagit avec personne, s'exposant à la caméra mais de dos, sans dire un seul mot. Ce jeune homme, c'est Vincent V., héros fictionnel intraitable et azimuté créé par son interprète Soufiane Adel et son ami Pierre Alex qui s'occupe de l'image et du son.
Les aventures de Vincent V. ont donné lieu à une « décalogie » consistant en dix plans-séquences fixes tournés sur une décennie. A chaque fois, annuellement, aura été fixée une performance déclinée en ses variantes fortes (il exécute une danse de Saint-Guy sur du Nusrat Fateh Ali Khan, éructe un slam célinien face à un jeu vidéo de type Shoot 'em up, lit du Richard Wright dans un RER) ou faibles (il se rase chez lui, tient une pancarte dans la rue ou lave une vitre au boulot). Les performances déploient ainsi dans la durée du projet la consistance d'une figure qui bouscule le jeu des identifications. Elles font sensiblement bouger aussi les lignes configurant le fragment de réalité dans lequel Vincent V. intervient.
Le plan-séquence en question est le septième de la série et il est sobrement intitulé National. C'est l'un des tout meilleurs de la « décalogie ». En passant, il ruine souveraineté les velléités de Justine Triet croyant penser politiquement l'époque contemporaine avec La Bataille de Solférino (2013) en glissant une histoire digne de Kramer Vs. Kramer (1979) de Robert Benton dans les foules rassemblées le soir du second tour des élections présidentielles de 2012. A l'opposé de l'évanouissement de la politique par l'hystérisation de vieux psychodrames conjugaux et familiaux dans l'atmosphère de l'élection de François Hollande, la politique se manifeste dans National avec une simplicité renversante : là où une jeunesse peu bigarrée et dont on devine à quelques signes extérieurs de richesse son origine dorée se livre à la fête célébrant la victoire de son meilleur représentant, un jeune s'invite à partager avec elle le même espace public, tout en se refusant à en adopter les manières festives.
De dos, un corps résiste à se fondre dans la foule et il n'est besoin d'aucun discours pour signifier cet écart face aux « Jeunes Pop », qui sont beaucoup de choses mais pas populaires.
L'espace public n'est pas un espace commun
A l'encontre de l'idéologie du mouvement promue par les partisans de l'indexation intégrale du vivant sur la mobilité du capital, cette immobilité exposée à l'intérieur du cadre pose le paradoxe d'une implication doublée d'un refus : l'espace public n'est pas un espace commun.
En plus de prendre acte de la situation, le constat d'un consensus (le figement de la politique dans la sphère étatique) se double de l'éventualité d'un dissensus (dans la rue, parmi les jeunes acquis à la cause du vainqueur, quelqu'un n'est pas à la fête, ne se réjouit pas) aisément susceptible d'allégorie (la nuit tombe, le crépuscule menace). L'immobilité émeut, en n'étant pas loin de rappeler le cinéma de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Elle est l'indice que le consensus ne passerait donc pas partout, la disjonction étant alors souverainement acquise – un seul point offert dans le cadre par le corps de Vincent V. y aura suffi – entre l'espace public (de la citoyenneté dans les bornes de la République) et l'espace commun (de la communauté politique en lutte pour un lieu commun qui n'appartient pas à l'ordre de l'État).
Le mouvement, c'est la réalité documentaire de la droite, moins jeune que puérile, et faussement populaire. L'immobilité, c'est la fiction d'un corps qui s'expose dans le refus de se livrer à la fête. Le réel, c'est alors le creusement, depuis l'espace public et son caractère consensuel, d'une (prise de) position politique dissensuelle. Forcément minoritaire, elle refuse d'identifier public et commun en rabattant le second terme sur le premier. Ce point de réel, c'est déjà un peu de politique, la possibilité d'autres rassemblements (comme les occupations, de New York au Caire en passant par Madrid), la promesse d'un « réveil de l'histoire ».
De dos, tenir la gauche
A gauche, un corps entre et se tient droit, un dos pour marquer un refus, un maintien pour indiquer une tenue, celle du neutre et de la retenue. A droite, ça passe et ça repasse, c'est la fête full frontal, les jeunes avec Sarkozy, déjà la future Macronie, libérale à son stade terminal.
Tenir la gauche, et y tenir malgré les revers de l'Histoire dans un silence qui se montre de dos, est moins une posture dandy qu'un geste de droiture face à la mauvaise rave du national.
Post-scriptum :
Morale : y en aurait-il une qui dirait la vérité d'une « jeunesse populaire » qui dévoie la notion de populaire en s'inscrivant dans une entreprise politique de casse systématique des conquis sociaux ayant permis aux classes populaires de se protéger de l'insécurité économique à laquelle la voue la classe possédante ? On la trouverait peut-être dans le sort du dernier président des « Jeunes Populaires », Stéphane Tiki, représentant de la ligne dure de la droite hostile aux émigrés-immigrés qui l'ouvrent et (se) manifestent en luttant contre l'inégalité juridique justifiant leur surexploitation, ainsi que leur relégation dans les marges de la citoyenneté politique. En février 2015, Stéphane Tiki démissionnait de son poste lorsque l'on apprenait qu'il était lui aussi un sans-papiers (d'origine camerounaise), sa demande de naturalisation ayant été rejetée en 2009 et son titre de séjour étudiant dépassé depuis 2010.
Pire que les fondés de pouvoir du capital sont leurs valets.
La trahison d'un homme à l'égard d'une cause qui était suffisamment universelle pour être aussi la sienne vaudrait pratiquement comme l'impossibilité ultime pour la droite, extrême ou non, de représenter avec honnêteté les intérêts populaires.
Le 2 avril 2015 - 8 avril 2022