Sean, un garçon lunaire bien étrange aux yeux pénétrants, y insiste, le répète : il dit être la réincarnation du mari disparu il y a dix ans d'Anna, interloquée pour le moins d'apprendre que son compagnon décédé à la suite d'un jogging et donc supposément réincarné dans le corps d'un gamin de dix ans l'aimerait toujours et voudrait à nouveau vivre avec elle. Tout le monde tente alors de rappeler le gosse à l'ordre d'une raison adulte soucieuse de mettre un terme à un enfantillage dont l'insistance commence déjà à creuser sourdement des galeries de taupe en ouvrant la voie souterraine à des dérèglements peut-être sans retour ni rémission : le père de Sean, le futur époux de la veuve, tous redisent la même phrase en guise de sésame (« Tell her you'll never see her or bother her again »), l'héroïne elle-même en le regardant droit dans les yeux, mais rien n'y fait, le garçonnet s'entête, dit non, sans autre forme d'explication. C'est qu'il tient bon la barre d'un cap dont on ne sait pas vraiment à ce moment-là de Birth (2004) de Jonathan Glazer s'il appartient à la forfanterie d'un gamin véritablement amoureux d'Anna au point d'oser fabuler une pareille histoire, ou bien s'il relève de la folie d'un enfant dont l'amour ouvrirait sous ses pieds les abîmes de la dissociation psychique et de la schizophrénie, ou bien encore s'il résulte fantastiquement d'une métempsycose impensable – aussi impossible que réelle (un indice quand même, peut-être dû à l'un des scénaristes, le vieux briscard Jean-Claude Carrière, son nom de famille : Conte). Le refus obstiné de Sean à revenir à sa place dans l'orbe du normal et de l'acceptable accrédite alors l'étrange figure d'un enfant lisse et monstrueux, à la tête ronde mais à la ténacité pointue, qui ressemble d'autant plus à une menace difficilement situable et identifiable qu'il veut seulement ne pas céder sur son désir consistant simplement à ce qu'on le croie (la croyance en son noyau absolument enfantin et en son horizon strictement immanent, c'est peut-être bien notre plus cher sujet – de quoi soutenir en effet des subjectivités affaiblies en ces temps tristes de « désêtre » dirait Alain Badiou, où les sociétés subjuguées par les créances du capitalisme financiarisé se trouvent toujours plus politiquement discréditées et soumises aux réactions explosives du désastre djihadiste en ce que sa terreur est censée guérir le mal de notre mécréance par le mal de la foi dans la guerre incivile). La persévérance de Sean, douce et ferme à la fois, se soldera pourtant à ce moment-là par un évanouissement semblable à une extase mystique (les yeux roulent avant de regarder en l'air comme la Thérèse baroque sculptée par Le Bernin), pendant qu'Anna et son nouveau compagnon prennent l'ascenseur du riche immeuble où ils habitent et s'en vont, en direction de ce que l'on comprend sans la nécessité d'un plan d'exposition être un opéra. Mais, contrairement à l'homme (interprété par Danny Huston, ici avec de faux airs de Jack Nicholson) qui voudrait se convaincre que tout est pour le mieux (« Well done » se réjouit-il), pour l'héroïne le mal est fait, les grondements du prélude de l'acte III de la scène 1 de La Walkyrie de Richard Wagner (deuxième des quatre drames lyriques constitutifs du cycle opératique de L'Anneau du Nibelung) ayant déjà commencé avec le collapsus de Sean. Avec les premiers éclats de la fureur chthonienne imaginée par le musicien allemand, le spectateur se trouve juste avant que les vierges guerrières et ailées de la mythologie scandinave ne reviennent du champ de bataille pour emmener l'âme des morts au paradis des héros (le fameux Walhalla) et ne découvrent par la même occasion la trahison de l'une d'entre elles, Brünnhilde. Serait-ce la perte de conscience du garçonnet qui aurait alors libéré d'obscurs tremblements, vengeurs et ailés, qui iraient même jusqu'à affecter cet avatar moderne de Brünnhilde que serait Anna si elle trahissait en effet Sean, semblable à ce moment-là au dieu des dieux Wotan (ou Odin) ? Filmé en un plan-séquence (d'une durée de deux minutes trente environ), la longue focale s'approchant de loin (c'est-à-dire non pas en travelling-avant mais en zoomant) de son visage dès lors autonomisé des autres spectateurs de l'opéra (écartés du cadre comme de celui de son conjoint qui s'essaiera à y revenir par deux fois), le visage préraphaélite de Nicole Kidman (avec ses cheveux courts, elle ressemble alors un peu à Jean Seberg) devient une immense toile tendue et électrisée, à la fois crispée et crevassée, nouée et fendue, l'héroïne comme traversée par les intensités de la musique (la ritournelle obsessionnelle de Sean) derrière la musique (les spasmes violoneux du lyrisme wagnérien). Comme si les deux musiques étaient superposées ou alors comme si elles ne faisaient qu'une, se fondant en une sorte de surimpression depuis un visage élargi par le travail patient du travelling optique (Harris Savides, grand opérateur ayant travaillé pour David Fincher, Gus Van Sant et Sofia Coppola) afin d'en sonder les puissances vertigineuses de « visagéité ».
Liturgie stellaire
La « visagéité » appelle une « inhumanité du visage », telle une « surface trouée » engageant une circulation signifiante des signes (cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, 2, éd. Minuit-coll. « Critique », 1980, pp. 209-222), mais cependant en atteignant dans ce plan précis du deuxième long-métrage de Jonathan Glazer jusqu'à l'insensé, dès lors en effet que l'inouï de la ritournelle d'une obsession enfantine continue à se faire sentir via l'interface vacillante du visage en interpénétration des fracas ou stridences de la musique wagnérienne. A cet instant précis, Birth qui disséminait çà et là les indices formels d'un référentiel kubrickien (non seulement la froideur des architectures se verra soulignée par l'infaillible combinaison de cadres durs et de mouvements de caméra sûrs, mais aussi l'enfant surnaturel viendrait de Shining en 1980 quand le couple indistinctement menacé de l'extérieur comme de l'intérieur pourrait s'apparenter à celui de Eyes Wide Shut en 1999 dans lequel jouait d'ailleurs Nicole Kidman) se concentre pour livrer de façon propice une intrigante étude de visage. Une étude dont on pourrait dit qu'elle est bergmanienne en l'esprit (le visage est ici un anti-théâtre privilégié où se joueraient en effet d'obscurs affects plus forts que de simples signes, s'entremêlant dans la zone indiscernable du jeu et de son contraire, du je de l'actrice et de celui de son personnage, de la maîtrise des enjeux et de la perte du contrôle s'exerçant sur eux) mais moins dans la lettre (la longue focale favorisant la lenteur fascinante du zoom ainsi que l'absence de dialogue ou de monologue seraient pour le coup moins bergmaniens que kubrickiens). Il faudra dire ici que ce plan précis constitue probablement l'un des plus beaux plans jamais tournés de et avec Nicole Kidman, en ceci qu'il expose l'image quasi-hallucinatoire d'un dédoublement, le spectateur pouvant mentalement dissocier le visage d'une héroïne de fiction prénommée Anna (qui est, outre le prénom palindrome d'une fille d'Ingmar Bergman, celui de l'héroïne jouée par Liv Ullmann dans Une passion tourné par le cinéaste suédois en 1969) de celui de son interprète, les deux visages paraissant donc comme décollés suite à une déhiscence préalablement marquée par le comportement de Sean, puis se superposant mais sans jamais retrouver cependant leur unité imaginaire. Le mal est fait mais c'est pour un bien, la croyance réclamée par un enfant exige des processus de reconnaissance et de relance, un principe d'incarnation dont la première phase serait donc soutenue par le visage de la star accueillant dans le déploiement optique et filmique de sa surface en ses plis les vertiges d'une fiction redoublée. Le sommet esthétique de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari auront donc nommé « visagéité » est dans Birth atteint en effet quand il n'est plus du tout possible pour le spectateur de distinguer depuis la surface troublante et troublée du visage le jeu maîtrisé de l'actrice (quand son personnage se voit obligé de répondre à une adresse venue du hors-champ où se trouve son compagnon) et une extraordinaire crispation (les yeux presque révulsés, la respiration coupée, les nerfs du cou contractés) découlant peut-être d'un abandon sans réserve de cette dernière au jeu d'une fiction à ce moment-là plus intense et excessif que le contrôle des enjeux lui appartenant (quand Anna répond à une seconde sollicitation de son futur mari, l'impression est alors double, selon que l'actrice avait oublié qu'elle devait avoir lieu ou bien encore selon qu'elle aurait été même surprise par une intervention intempestive de l'acteur manigancée dans son dos avec le réalisateur). Jonathan Glazer aurait alors réussi ici à toucher au nerf d'une grande ambition cinématographique (la star est une présence en attente de la fiction qu'elle saurait incarner, elle est ce vide stellaire susceptible d'être à force de croyance exigée par toute fiction rechargée en aura), plus explicitement relancée encore dans son long-métrage suivant intitulé Under the Skin (2013) lorgnant davantage vers David Lynch et Claire Denis, avec cette fois-ci la star Scarlett Johansson dans le rôle programmatique d'une prédatrice extraterrestre ayant pris forme humaine et hantant les rues froides et grises de Glasgow (on se souvient encore des boucles oppressantes composées par Mica Levi en lieu et place des accords symphoniques d'Alexandre Desplat pour Birth, et surtout de ces peaux flottantes dans un bain d'eau paradoxalement noire et transparente – dont l'une se contracte soudainement, exactement comme le cou de Nicole Kidman). Mais, dans un cas comme dans l'autre, une inflexion centrale au beau milieu du scénario soumettra malheureusement le trouble levé parfois avec volontarisme par les manières intrigantes du dispositif à revenir dans les rails d'un récit plus conventionnel (Sean est dans Birth un fabulateur sincère dont le désir aura cependant impacté décisivement le fantasme secret d'Anna quand la vampire de Under the Skin est tentée après une rencontre s'exceptant de la série où le sexe et la mort s'identifient par la voie laborieuse de l'humanisation). Il n'empêche donc, le mal est fait : le star-system est bien mort de sa belle mort (depuis James Dean et Marylin Monroe) mais la star continue encore de luire, d'être exhibée comme « marchandise totale » mais aussi d'être exposée comme vide privilégié à remplir, via les interfaces membraneuses de son visage et de l'écran de projection, de nos croyances et nos désirs (cf. Edgar Morin, Les Stars, éd. Seuil-coll. « Points », 1972, p. 160). La star flotte chez le réalisateur anglais dans des noirs dignes de Pierre Soulages, errante dans la nuit des espaces intersidéraux du capitalisme spectaculaire (un spectaculaire intégré et intégralement désintégrant), malgré tout encore un peu traversés par la lumière fossile de l'antique « cinégénie » (Jean Epstein). Dans l'attente quasi-messianique qu'un enfant surdoué souffle ou insuffle à la star des fictions aussi archétypales qu'immémoriales susceptibles de reprendre à zéro quelque « liturgie stellaire » oubliée (Edgar Morin, opus cité, p. 65-97), en lui redonnant notamment matière à incarner cette aura qu'elle n'aura pourtant jamais cessé de promettre.
3 avril 2016
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