Le Jardin qui bascule (1975) de Guy Gilles

Plus belle qu'une balle (dans le cœur)

Un bal populaire du 14 juillet. Lampions et pétards, cotillons et confettis, tout le bruyant fatras d'une Révolution qui, juilletisée, s'émiette dans ses lointains apparats. Les fleurs éclatent en exhalant toutefois un curieux pollen. La nuit transit de solitudes, faux-raccords entre les regards et coups de rein dans le flipper à défaut d'être ailleurs. La jeunesse y prend la pose comme chez Andy Warhol, hommes et femmes à côté de la plaque, absents à eux-même avant de l'être pour les autres, envapés par les exquises douleurs du cœur.

 

 

 

Le faste des séductions fêtardes a l'efflorescence inquiète des masques à la James Ensor. La débauche est triste, la bamboche est moche.

 

 

 

Comme si les cris étaient déjà d'ailleurs, d'un présent aussitôt envahi par l'âcre parfum de sa propre nostalgie. Il y a pourtant, parmi le criblement des coups simulés, coups de canon, coups de rein pour rien, des balles tirées pour de vrai. Une histoire noire de tueur à gages en sera le crible, une autre mascarade rappelant aux masques en couleur qu'ils sont aussi de pudeur. Si les balles sont des images, c'est pour atteindre le cœur.

 

 

 

 

 

Fleurs du mal et du vrai (et les fausses pour y remédier)

 

 

 

 

 

Le cinéma de Guy Gilles, toujours, menace d'échoir du côté où il penche, Narcisse qui ne se mire qu'en se retenant de sombrer sous l'effet de la mélancolie (le présent fuit) que la nostalgie épaissit (dans le regret). Le mélange des cachets donnera à ses anges une gueule de camé, tout particulièrement son double préféré, Patrick Jouané, la fleur la plus enivrante de son bouquet. Le Jardin qui bascule est le beau titre d'un jardinier qui voudrait substituer aux fleurs du vrai qui font mal des fleurs de papier dont la vie durerait plus que saison. Ainsi en parle Saadi dans son Golestan, ce jardin de roses offert à tout poème dans le doux désir de durer.

 

 

 

Plus que tous les autres films de Guy Gilles, Le Jardin qui bascule tient sa saveur d'un art particulier, celui de la composition florale, avec ses bouquets d'amours et de deuil. Son auteur y boutonne les fleurs du mal qui sont vraies aux fausses pour y remédier. C'est pourquoi il cède plus souvent qu'à son tour à cette propension, à l'impulsive tentation de redoubler tous ses plans, raccords dans l'axe et changements de focale, balançant entre sassement (le présent fuit) et ressassement (le bonheur c'est cuit), l'exaltation angoissée (la pose est faite, le plan est tiré, il faut vite passer au suivant, faire des suites, des séries).

 

 

 

Actrices et acteurs y prennent la pose, écorchés proto-pasoliniens (Patrick Jouané), éphèbes warholiens (Philippe Chemin, étoile filante et inconnue) et étoiles du cinéma d'auteur (Delphine Seyrig), amis de passage et de cinéphilie (Jean-Claude Biette et le jeune Frédéric Mitterrand évoquant La Habanera de Douglas Sirk), tous heureux de partager un même milieu charnel en jouant aux semblants du cinéma, dans le bain de verdeur et de soleil d'une campagne en soin provisoire des maux de la vie parisienne.

 

 

 

On fait des manières aussi, parfois des chichis, avec l'écume frémissante des plans et le montage de leur lait qui en relève la teneur en palpitations cardiaques. L'oisiveté enhardit avant qu'elle n'engourdissent. On frissonne encore, on ruisselle de secrets et de non-dits, pour désœuvrer les conventions du film noir qui, elles aussi, sont de la poudre aux yeux, une cosmétique, mais encore pour tenir en respect la beauté fatale des balles indélogeables du cœur.

 

 

 

 

 

Dame sans merci

 

 

 

 

 

Les émanations du jardin sont plus que douces-amères ; le doucereux y est dangereux, le capiteux est captieux. La séduction est un guêpier comme une plante carnivore. La propriétaire de la maison de campagne que borde le canal est une bourgeoise et elle ne goûte aux prolétaires qu'en réaffirmant qu'elle a dû pour survivre comme femme trahir sa classe, une belle guêpe qui imite Marilyn Monroe, une reine des abeilles qui a besoin de chair fraîche pour toujours resplendir dans sa ruche comme un soleil. Seul son ami Sami Frey (alors le compagnon de l'actrice), d'une beauté antique, l'a compris, qui peut demeurer à ses côtés parce que la jouissance lui est interdite.

 

 

 

Après les versions d'Alain Chartier et John Keats, Delphine Seyrig est une nouvelle Dame sans merci et elle a pour sœurs en miroir Jeanne Moreau (le temps d'une chanson sublime, Pour toi, plus connue sous le titre Je m'ennuie la nuit sans toi) et Anouk Ferjac (rousseur et suavité adouciraient le venin des rayons que son double n'a de cesse de darder).

 

 

 

Flinguée d'amour par la collectionneuse, souveraine et vénéneuse, le tueur à gages chargé de l'éliminer et qui en est accro en devient le camé. Guy Gilles refait alors en moins bien Absences répétées, son film remâche, patine avant que la mort n'en précipite la folie. La mort n'advient à la fin qu'en triomphe du faux, mouvements chorégraphiés et ajustement aberrant de l'image et du son. En plan très large, le tueur enlace par-derrière sa Dame sans merci, lui tire une balle puis frénétiquement s'agite, tire en direction du ciel avant de suicider.

 

 

 

Un arrêt de mort redoublé et son redoublement se fait côté cœur. Pour leurs témoins, la fille de la victime et l'ami du tueur, ne restent qu'un cri de douleur devant un pacte de mort rompu et un silence promis à s'éterniser.

 

 

 

Tirer sur le soleil est un défi à deux faces, l'une avec l'astre qui donne sans recevoir de Georges Bataille, l'autre avec le héros de Fritz Lang affrontant le tigre du Bengale. Quand icarien est l'élancé, la retombée trouve sa rédemption dans le mythe.

 

 

 

 

 

Soleil et chair (le sacrifice à Néfertiti)

 

 

 

 

 

Un vers connu des Géorgiques de Virgile dit : « Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore ». Notre traduction donnerait ceci : « Mais en attendant, le temps fuit, s'écoule irréparable, toutes les fois que l'amour fait notre entour ». Nombreuses sont les amours perdues chez Guy Gilles et les retrouver, ainsi l'Algérie à l'occasion d'un numéro raciste de Guy Bedos, ainsi Jeanne Moreau dans la grâce du violon de Stéphane Grappelli, c'est prendre acte que la perte ne les aura jamais faits plus beaux.

 

 

 

Tirer sur l'actrice vénusienne puis sur le soleil, c'est reproduire un antique culte sacrificiel pour la première des Dames sans merci, la reine Néfertiti, à qui Guy Gilles a consacré dans les plus grandes difficultés son dernier film.

 

 

 

Le sentimentalisme exaspère comme une peau irritée d'acné, mais le rédime la pointe de sel du rimbaldisme. L'amour est maldonne des sexes quand la mort en est le don. Si le sacrifice est mutuellement consenti, alors il n'y a plus ni contrat ni collection, ni même sentiment et ressentiment, mais la montée du jour en sève infinie.

 

 

 

Tempus fugit et la mort donnée est l'arrêt d'une fuite. Les plans que tourne parfois lui-même Guy Gilles sont tirés comme des balles et leur montage indique qu'en est atteinte la cible. Cœur touché. Son apparition en expose aussi toute la fragilité épidermique, qui se sait fleur en se rêvant de papier, et dont le malheur fait déhiscence entre deux amours, pour Jeanne Moreau toujours là pour lui sans plus jamais être avec lui, et pour Patrick Jouané qui abandonnera le cinéma au milieu des années 80 en devenant quoi ? Sinon un jardinier.

 

 

 

17 mai 2024