Vieilles chansons géorgiennes (1969) et Euskadi (1982)

d'Otar Iosseliani

Fredon et fredaines

Revenir au cinéma d'Otar Iosseliani comme à son fredon. Les musiciens y sont nombreux, Avril (1961) et Il était une fois un merle chanteur (1970), Pastorale (1975) et encore quelques autres depuis l'exil en France et Les Favoris de la lune (1984). Le cinéaste géorgien a d'abord appris la musique et le piano à Tbilissi, avant de partir à Moscou pour y suivre des cours de mathématiques et de mécanique.

 

Les musiciens sont des instrumentistes dérogeant à l'instrumentalité en vigueur en Géorgie soviétique et leur communiante coopération est mise à mal par le bruit des grands ensembles, des coopératives et des usines métallurgiques (La Fonte, 1964).


Et puis il y a les chants polyphoniques dans Vieilles chansons géorgiennes et leurs pendants basques avec Euskadi comme s'il fallait vérifier un terrain d'entente commune sondé en dépit des disparités culturelles et des histoires spécifiques. On pourra leur adjoindre aussi les prières psalmodiées par les moines cisterciens de l'abbaye Sant'Antimo dans Un petit monastère en Toscane (1988).

 

 

 

Cette modeste paire documentaire offre au fredon iosselianien et toutes les fredaines, tous les écarts de conduite qu'il soutient, une vibration certaine en motivant, avec la nécessité de la musique, la nécessaire prédilection des voix mélodiques sur la musiquette des dialogues.

 

 

 

 

 

Non pas « aidez-moi » mais « aimez-moi »

 

 

 

 

 

Parler dans les films d'Otar Iosseliani, c'est donner à la parole la valence d'un bruit de fond. On a évoqué le tribut des muets et la proximité avec le cinéma de Jacques Tati. On pense surtout à Jean-Jacques Rousseau et son Essai sur l'origine des langues (1781). La fiction anthropologique qui y est proposée peut éclairer la pente iosselianienne des paroles astreinte à la seule fonction phatique.

 

 

 

Pour Rousseau, avant toute langue articulée, il y a la voix mélodieuse et les accents sont les vestiges de l'accent perdu dont il croit avoir trouvé le foyer originaire dans le midi. «  (...) on n'invente les accents, que quand l'accent est perdu » peut-il ainsi écrire dans le chapitre VII de son essai, exactement comme le cinéaste a réalisé un film qui a pour titre Brigands, chapitre VII (1996). En fait, le philosophe oppose à la convention brigandée des langues articulées, qui viennent du nord, la mélodie originale originaire des langues méridionales.

 

 

 

On comprendra mieux la polémique avec Jean-Philippe Rameau : quand le second défend l'harmonie, soit l'articulation des conventions en musique qui est homogène avec les peuples industrieux du nord, le premier lui oppose le chant purement mélodique, le contrepoint et la polyphonie, qui revient aux gens du sud, ceux qui n'articulent pas « aidez-moi » mais préfèrent inventer toutes les modulations d'un « aimez-moi ».

 

 

 

 

 

La passion contre le phatique

 

 

 

 

 

Le génie d'Otar Iosseliani, son fredon authentique consisterait ainsi à extirper des grilles harmoniques des sociétés industrieuses, à l'est comme à l'ouest (Chantrapas en repère les malicieuses homologies), chansons, refrains et fredaines signant les vestiges de la mélodie perdue. Musiciens, polyphonistes et merles chanteurs orientent la forme même, avec ses longs plans souples et fluides, ses arabesques et ses ritournelles, qui attrapent au vol les lignes mélodiques ténues, toutes les modulations des amoureux qui se rencontrent et dansent autour de la fontaine comme le narre encore Rousseau dans son essai.

 

 

 

Un cinéma non des conventions harmoniques et articulées mais la passion entêtée du modulé. Le Géorgien est un cinéaste virgilien et ses films sont pour nous ses Géorgiques.

 

 

 

Polyphonies basques et géorgiennes sont ainsi l'expression zénithale de pastorales paysannes, tout un fond immémorial qui module encore en dépit des harmoniques sociales, géographiques et historiques. La dilection du cinéma est à son midi, alors, quand, avec ses réfractaires et ses fugueurs, ses dilettantes et ses excentriques, l'accent pathique de la passion perce le bruit de fond du phatique. Comme le merle qui babille, jase, flûte ou siffle. Ou bien encore comme le tchoudak, ce mot russe qui vient de « tchoudny » et dit le miracle, non pas celui qui fait des miracles mais en chante, mélancolique, le rêve mélodique.

 

 

 

L'entêtant fredon d'Otar Iosseliani, celui de Pascal Thomas encore aujourd'hui.

 

 

 

28 mai 2024