L’Armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville

Vivre en Immortel et puis mourir

L’Armée des ombres est un monument mais, loin de commémorer afin d’enclore le passé, il l’affabule en restituant à quelques blocs de sensations vécues la persistance de l'événement.Jean-Pierre Melville y rehausse sa légende, celle d’un cinéaste dont l’art est la continuation de la clandestinité par les moyens du masque des films de genre, criminel et policier, à l’ombre d’une autre, le Général dont l’apparition à Londres est l’épiphanie désirant réparer les lazzis de Mai 68.

 

Pour chaque coup monté de ce côté-ci de la caméra, un autre est accompli de l’autre côté de l’écran ; dans l’intervalle, il faut planquer dans des décors qui ont l’apparence froide de chambres mentales, des cloîtres que l’arche des studios de la rue Jenner aura abrités de leur création en 1949 jusqu’à l’incendie de 1967. D’un côté, le film consacre dans le cinéma français l’esthétique de grisailles hivernales des années de l’occupation ; de l’autre, il tranche dans sa gamme de gris en distinguant ceux qui ont la discipline de leurs idées et les autres qui s'accommodent des misères du moment.

 

 

 

Certains des films qui suivront en faisant retour sur l’occupation se complairont à montrer l’abolition des idées dans la grisaille des contingences, tel Lacombe Lucien (1974) de Louis Malle.

 

 

 

 

 

La guerre des deux France

 

 

 

 

 

D’emblée, la France se divise entre le gendarme collaborant à la loi de l’occupant et le résistant qui obéit à l’autre loi qui la combat. La guerre des deux France, la gaullienne versus la pétainiste, son simulacre offensant, est une guerre des droites (c’est pourquoi on y rend hommage aux derniers marquis du royalisme ralliés à la cause de la République grâce à l’action de la France libre). Parmi ses reliquats ou à-côtés que l’on peut croiser dans un camp de prisonniers où chacun aura le loisir d’y discerner par nationalité les ascendants étrangers des enfants que la République a nationalisés, on trouve un catholique agonisant dont le martyr est mollement christique. Et puis un jeune communiste qui mérite d’être appelé camarade mais en restant cantonné à l’inexpérience patentée.

 

 

 

L’héroïsme reviendra aux vedettes, Lino Ventura, Simone Signoret et Paul Meurisse en trio de tête, trois demi-dieux qui incarnent la discipline de fer de leurs idées. Et puis Serge Reggiani, le coiffeur dont l’aide requiert pour opérer un acquiescement tacite et le masque de circonstance d’une affichette pétainiste. Le vedettariat tient franchement de l’aristocratisme contre la masses des figurants et que légitime l’héroïsme des élites de la République. Deux conséquences sont notables : la première astreint à la soustraction des attaches familiales (l’ignorance réciproque des frères Jardie engagés dans la même organisation), sinon leur attraction est un désastre (le talon d’Achille de Mathilde, son point de rupture est sa fille).

 

 

 

On ne se reconnaît donc ici que d’un amour et d’un seul, philia et agapè fondues dans l'exclusion d'un Éros fatal en prédisposant aux relâchements : l’amour pour le « patron », un mathématicien inspiré de Jean Cavaillès et que décore le patron des patrons qu’est le Général de Gaulle. La seconde se déduit logiquement de la précédente. La vie orientée dans l’incorporation fidèle et disciplinée d’une idée, la France libre (c’est-à-dire libérée des nazis mais sûrement pas de l’empire), est celle d’Immortels devant mater l’animal mortel qu’ils ne peuvent pas entièrement cesser d’être.

 

 

 

 

 

Mathématique (des problèmes) et métaphysique (de la réponse)

 

 

 

 

 

Là réside la force évidente, et très grande, du film de Jean-Pierre Melville. Un premier atout revient à Lino Ventura, impressionnant. Un roc. Notre John Wayne. Quand Gerbier parle, la pesée de ses mots se tient dans la balance d’une pondération extrême et quand il lâche un sourire, comme parfois cela lui arrive, la concentration s’ouvre alors au vulnérable et c’est une tendresse immense qui nous étreint, et elle nous soulage même comme rarement le cinéma nous en aura confié la possibilité.

 

 

 

Gerbier est celui qui le mieux incarne le sujet dont l’agir est subordonné à la direction indiscutable des idées, capable de l’acte héroïque qui suture la vitesse de calcul au plus fou des paris, ainsi tuer une sentinelle nazie et fuir en convainquant en peu de mots un anonyme de participer à l’exécution. Sinon, il range ses affaires avec tout le temps nécessaire et jette un dernier coup d'œil à sa geôle comme le faisait-fera le héros du Samouraï (1967). La tenue ne tolère qu'un seul (et même) fétiche, le chapeau dont l'abandon engage à perdre la tête.

 

 

 

Tout est en vérité affaire très concrète de problèmes à poser, assurer à un camarade l’évasion ou tuer un milicien avec discrétion, en un sens rigoureusement mathématique, analyse des coordonnées de la situation et élection de la meilleure hypothèse en guise de solution. Et s’il y a des problèmes à résoudre, il n’y a aucune question à se poser parce que la réponse leur préexiste, celle de l’idée à laquelle on ajointe sa vie. On le voit autrement, et de manière plus didactique, quand le patron convainc le Bison de participer à l’assassinat de Mathilde.

 

 

 

L’affection distord ses perceptions que rétablit le mathématicien qui, caché dans la planque de Gerbier, surgit alors tel un deus ex machina. La démonstration du chef, si elle bénéficie de son autorité charismatique, évalue toutefois les hypothèses avant de trancher pour la meilleure. Celle-ci posera alors que la mort la plus belle à opposer à la brutalité létale de l’ennemi est celle que des camarades peuvent donner à un camarade. Il faut voir l'acquiescement de Mathilde : elle écarquille les yeux, une fois puis deux. L'écarquillement n'est pas de stupeur mais l'autorisation d'une mort qui n'est donnée qu'en ayant été réciproquement désirée, par le donateur et son donateur. C'est exactement la même situation que les militants communistes de La Décision (1930) de Bertolt Brecht, cette pièce didactique instruisant que la mort entre militants est inféré à l'accord du groupe et sa survie.

 

 

 

La mort est un don d’amour et la donner à Mathilde, la seule femme du groupe qui a flanché parce qu’elle n’a pas su se séparer de la mère que ses activités condamnaient, c’est accomplir le don qui, pour ses camarades, ne se produira jamais. Pilule de cyanure pour le Masque, décapitation du Bison, torture du patron qui n'aura livré qu’un seul nom, le sien, enfin Gerbier qui n’a plus eu la force ou la volonté de courir. La fin anticipe la mort à venir en blasonnant le visage des Immortels.

 

 

 

L’Arc de Triomphe, c’est le film et s’il prend tout son temps étiré sur 2h20, c’est à tombeau ouvert.

 

 

 

 

 

Le tombeau de la droite

 

 

 

 

 

À revoir L’Armée des ombres aujourd’hui, on se demande si Jean-Pierre Melville n’aurait pas proposé la variante droitière et conservatrice du (futur) communisme platonicien d’Alain Badiou.

 

 

 

Étrange proximité mais les homologies sont manifestes, de l’éthique des situations à l’ontologie mathématique en passant par l’événement dont la métaphysique invite à la construction d'un nouveau sujet, fidèle à l’Idée et discipliné dans sa fidélité. L’anticipation aurait d’ailleurs quasiment la valeur d’un flash-forward à l’instar de celui où l’on voit, au moment où il croit bientôt mourir sous les rafales d’une mitrailleuse nazie, Gerbier assailli d'images du passé et parmi elles, une image future de la lecture des ouvrages mathématiques du patron. Éloigne de toute commémoration, le monument qui est l’arche abritant l’événement susurre ses persistances à l’oreille de l’avenir.

 

 

 

Le monument en ses blocs inégaux est le tombeau de son auteur comme de la droite dont il se réclame. Mai 68 a fait au final son effet : le monument est un cinérarium. La trahison est un destin melvillien et tous les héritiers autoproclamés du gaullisme ne seront plus que des avatars du doulos.

 

 

 

Dans la peau de l’écrivain fasciste Jean Parvulesco pour À bout de souffle (1959) de Jean-Luc Godard, Jean-Pierre Melville l’avait énoncé : devenir immortel et puis mourir. Et il aurait pu ajouter ceci : de la main du camarade serait l’idéal. Alors, le silence pourra s’imposer à la mer elle-même.

 

 

 

7 juin 2024