Une danse de mort

A propos d'une séquence de "Written on the Wind" (1956) de Douglas Sirk

On ne sait pas vraiment, en ce début soufflant et frénétique de Written on the Wind – Écrit sur du vent, si le vent du soir s'engouffrant si fort dans les rues désertes d'une ville fictive du Texas s'accorde en vertu des hasards objectifs du dehors avec les ébranlements personnels de l'héritier compliqué Kyle Hadley (Robert Stack). Ou bien, au contraire, si l'ouragan qui se lève en menaçant peut-être de tout emporter – la cité comme la forêt noire de derricks qui en circonscrit le périmètre et en justifie que son nom soit aussi celui du père, le nom-du-père – se manifeste comme l'extériorisation fracassante d'une tempête émotionnelle intérieure. Tantôt le bolide jaune de Kyle lancé à toute allure dans une ville filmée dans une lumière crépusculaire, entre chien et loup, est enveloppé d'un souffle poétique accentuant une colère éolienne longtemps marinée dans d'infernales eaux de feu. Tantôt c'est le héros lui-même qui, tel un dieu noir et païen comme le pétrole sorti d'une terre maudite (et, ainsi que le disait William S. Burroughs, la malédiction américaine remonterait bien avant l'apparition des premiers Amérindiens), serait alors suffisamment puissant pour permettre à ses affections rentrées de sortir et devenir des forces objectives capables de déclencher le chaos dans le monde. D'emblée, les rapports de l'objectif et du subjectif s'effectuent donc selon un partage troublé ou un hermétisme étrangement suspendu. La séparation, partition ou délimitation attendue entre le dedans et le dehors serait dès lors comme brouillée par un accord supérieur des désordres intérieur et extérieur, comme soufflée par le surgissement tonitruant d'une délirante extimité. La soufflante concordance entre les formes de la discordance est alors censée témoigner non seulement des libertés licencieuses découlant d'un pouvoir actuel (l'homme est l'héritier d'une dynastie pétrolière d'où est sortie la cité texane et à ce titre n'en craint pas la police), mais aussi et surtout d'une puissance moins localisable et peut-être même plus ancienne encore. Une puissance immémoriale et chthonienne qui viendrait des strates inférieures appartenant au royaume d'Hadès, et qui appellerait le triomphe d'une violence sans fond ni nom, archaïque. Pour reprendre une distinction proposée par Walter Benjamin dans son fameux texte intitulé Pour une critique de la violence (1921), il s'agirait certes d'une « violence mythique » (une violence conservatrice du droit en ce qu'elle procède d'une reproduction brutale de l'existant avec le cortège de tous ses rappels à l'ordre), mais poussée aussi à ce qu'elle en arrive à s'excéder en s'apparentant désormais à une « violence divine » (si l'héritier difficile désire la destruction de sa Némésis identifiée ici à son rival mimétique, le géologue Mitch Wayne interprété par Rock Hudson, son hubris fera alors qu'étant totale elle l'absorbera en étant peut-être fondatrice d'un nouvel ordre plus juste). A la fin du film de Douglas Sirk, c'est pourtant la sœur de Kyle Hadley, Marylee (Dorothy Malone), double féminin de son frère qui rivalise avec lui en puissance mortifère, elle qui s'ingénie à brûler par tous les bouts le capital familial et l'autorité paternelle qui lui est associée, c'est donc elle qui pourtant dira devant la cohorte des journalistes, juge et jurés la vérité définitive sur la mort par balle de son frère. La très simple vérité appartient à des individus qui certes auront pu jouir de tout ce qui s'achète (un bolide comme un avion, une femme comme un sandwich à l'autre bout du pays), tout en souffrant cependant de n'avoir jamais pu bénéficier de l'essentiel, cet essentiel qui lui n'a pas de prix.

 

 

Exactement comme son frère Kyle, Marylee est cette figure par qui aussi le scandale arrive et, comme le rappelait opportunément René Girard, le skandalon signifie étymologiquement l'obstacle faisant trébucher. Le scandale est alors ce qui réussirait ici à disloquer les arrangements de la moralité et de la normalité, à faire disjoncter la chaîne de préjugés assignant au vice l'incapacité à comprendre le symptôme d'un déni (« Je sais bien que la richesse corrompt et pourrit mais, quand même, enivrons-nous tout en faisant comme si ce n'était pas le cas »). Après tant de scandales (elle allume et couche avec le premier venu et tous ceux qui s'y sont essayés auront été systématiquement mis en demeure de ne jamais pouvoir franchir le seuil de la forteresse familiale) et autant de forfaitures (elle moque sa belle-sœur jouée par Lauren Bacall, pousse son frère à boire davantage et sait disposer du destin de Mitch entre ses mains quand il est accusé du meurtre de Kyle), Marylee lâche un aveu qui, excédant les seules prescriptions judiciaires (elle avère l'innocence de Mitch qu'elle voulait pourtant punir pour l'amour qu'il s'est refusé à lui donner, celui-ci la considérant comme sa sœur), est, même inaudible parce que réprimé, un pur cri. Il se trouve qu'elle suffoquait déjà en se remémorant les jeux innocents près de la douce et claire rivière d'une enfance enchantée et mythifiée, incapable de parler alors quand les voix des êtres que tous furent et qu'ils ne sont plus l'envahissaient comme une vertigineuse montée des eaux au point d'en assécher paradoxalement la gorge, d'en étrangler le cou – et même d'en trouer le jean, le trou obscène au-dessus des fesses attestant de fuites et brèches impossibles à colmater. Ce débordement est tellement semblable par ailleurs aux cauchemars éthyliques de son frère, pour sa part englué dans les mauvaises eaux d'une brûlante culpabilité envers son double parfait, adoré pour cette perfection autant que détesté parce qu'elle lui apporte cet amour sororal et paternel (et il comprendrait même celui de son épouse) qu'il désirait tant et qu'il n'aura jamais connu. La suffocation de l'une et les suées alcoolisées de l'autre, en résultante symptomatique d'une viscosité chthonienne dont le pétrole serait alors la matière privilégiée (elle le sera à nouveau mais de manière plus emphatique dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson en 2007), participent bien, de près ou de loin, à la levée inaugurale et terminale (la fiction de Written on the Wind – Écrit sur du vent est structurée en boucle narrative) d'un ouragan dévastateur, des cœurs et des décors. Et sera-t-on surpris de découvrir au milieu du film que l'une de ses spirales appartiendrait aussi à la couronne mortuaire du patriarche décédé à la suite d'une crise cardiaque, une partie s'en détachant après la cérémonie funéraire en résultante de la levée d'un vent mauvais qui fera souffler les feuilles mortes pénétrant en bourrasques la demeure familiale ?

 

 

Written on the Wind – Écrit sur du vent est le quatrième long-métrage d'une série impressionnante de cohérence de sept mélodrames tournés entre 1954 et 1959 sous la houlette des producteurs Albert Zugsmith et Ross Hunter pour la Universal (ont déjà précédé Magnificent Obsession – Le Secret magnifique en 1954, All That Heaven Allows – Tout ce que le ciel permet en 1955 et There's Always Tomorrow – Demain est un autre jour en 1956, puis suivront The Tarnished Angels – La Ronde de l'aube en 1957, A Time to Love and a Time to Die – Le Temps d'aimer et le temps de mourir en 1958 et Imitation of Life – Mirage de la vie en 1959). D'un côté, le cinéaste parachève sa grande maîtrise du genre mélodramatique sur un versant à la fois flamboyant (les couleurs vives s'accordent avec l'exaspération des élans passionnels des protagonistes) et expressionniste (une ombre s'abat quelquefois en pleine lumière sur des figures exsudant une noirceur plus grande que toute psychologie), tout en ne manquant pas d'assurer de subtiles transitions entre ses films (le voiture bleu de l'héroïne s'éloignait vers la fin de All That Heaven Allows – Tout ce que le ciel permet quand Written on the Wind – Écrit sur du vent s'ouvre avec un bolide jaune rasant des derricks auxquels succéderont les pylônes du mélodrame suivant, The Tarnished Angels – La Ronde de l'aube, interprété par les trois mêmes acteurs principaux, Dorothy Malone, Rock Hudson et Robert Stack). De l'autre, le défilé de haute couture perversement organisé par Douglas Sirk afin de retourner la façade publicitaire de l'American Way of Life (c'est la profession du personnage de Lauren Bacall) sur un revers infernal digne d'un roman naturaliste (addiction à l'alcool et risque de stérilité sexuelle, pulsions tout à la fois incestueuses, meurtrières et suicidaires) s'accomplit aussi à peu près au même moment où est lancée la vogue télévisuelle du soap-opera dont l'un des inénarrables pics demeure pour la chaîne CBS Dallas (1978-1991), avatar quelque peu dégradé de Written on the Wind – Écrit sur du vent. Ce que la télévision aura entre-temps liquidé en parachevant la mort du classicisme hollywoodien, c'est le rapport de congruence entre la stylisation baroque et le tour pervers d'images aussi lissées que striées de plis monstrueux. Trouvera-t-on en effet dans un épisode de Dallas une séquence aussi follement audacieuse que celle où Marylee, repliée après un énième scandale sexuelle dans sa chambre et revêtue désormais d'un déshabillé couleur chair, lance un disque et se met à danser un mambo endiablé en entrant dans une espèce de transe quasi-sexuelle ? La danse manifesterait ici une sorte de possession vaudou ou s'offrirait alors comme un rite secret en appelant à une ivresse dionysiaque. Pour la bacchante qui se crierait à elle-même intérieurement le cri de ralliement « Évohé », la danse bachique vaudrait aussi comme une branle de soi-même, une séance d'auto-masturbation dont les ondes excéderaient cependant les seules dimensions de son corps. L'hystérie sexuelle contrainte à s'éprouver sur soi-même (puisque Mitch se refuse à Marylee et que tous les hommes du monde ne sauraient décemment pouvoir occuper la place symbolique que la seconde aura aménagé au premier) réussirait pourtant à se traduire en hystérésis (incalculables sont les effets d'une action qui dureront après l'extinction de ses causes). Et même, dirait Jean-Luc Nancy inspiré par Platon, en methexis (le mouvement appelle une participation, un désir sans la nécessité du contact physique de toucher le désir de l'autre).

 

 

Il faut alors le montage serré et rythmé des plans où Marylee danse et ceux où son père tente à la suite d'un esclandre de la rejoindre dans sa chambre en montant les marches de l'escalier principal de la demeure familiale pour sentir monter l'exaspérante influence d'une puissance qui passerait d'une série à une autre. Comme un ouragan passionnel qui imperceptiblement affecterait deux corps éloignés, l'une s'agitant frénétiquement pour faire que l'autre soit indirectement affecté, agité. Les ondes de la danse comme branle solitaire iraient alors jusqu'aux oreilles de celui qui entend la musique qui se joue au-dessus de sa tête. Ces mêmes ondes iraient encore jusqu'à soulever et stopper net le cœur de son père, s'effondrant dans les escaliers où, en bas de la rampe, Mitch en récupère le corps, les yeux gris du cadavre grands ouverts sur l'horreur d'une virtualité incestueuse, impensable et innommable. Il faut alors prendre toute la mesure esthétique de l'extraordinaire convergence des coloris (la couleur chair du déshabillé de Marylee avec celui de cette variété d'anthurium qu'est la langue de feu et le rouge du tapis recouvrant les marches de l'escalier) et des motifs (les plis du vêtement vaporeux agité par les mouvements du corps de la fille dansant sans que l'on ne puisse plus voir sa tête et les striures formées par les marches de l'escalier où, après avoir perdu la tête, tombe en roulant sur lui-même le corps du père comme s'il dansait) pour apprécier la violence baroque d'un accouplement impossible. Le nouage sexuel et mortel des deux séries filmiques, en s'accomplissant en strigile qui fond l'indistinction du pli des chairs, des vêtements et de l'architecture manifeste également une puissance de chaos et de dévastation éolienne dont la richesse est la cause quand elle autorise, avec le rabat du ciel sur le centre de la terre, la substitution fatale du désir par la jouissance. On devra alors imaginer que cette puissance de sidération féminine effraie suffisamment Mitch pour vouloir s'éloigner de ses conséquences tempétueuses. Et, bénéficiant du retour à la raison morale de Marylee, ce dernier se hâte significativement de quitter en compagnie de l'épouse de Kyle la demeure familiale, laissant derrière les prétendants au bonheur domestique la vraie figure tragique du film (comme le personnage de Rock Hudson finissait par être lâché par celui de Jane Wyman à la fin de All That Heaven Allows – Tout ce que le ciel permet). Elle devra alors apprendre toute seule à composer avec toutes les dimensions d'un héritage maudit tant il aura été mal dit par ses bénéficiaires, père et frère compris. A cet égard, Dorothy Malone aura sûrement mérité son Oscar du meilleur second rôle remporté pour sa composition dans Written on the Wind – Écrit sur du vent. Surtout, elle aura incarné la tragédie d'une féminité aussi puissante que viciée par la mauvaise ronde masculine qui l'aura fatalement encerclée. Par extension, cette incarnation interpellerait aussi toutes les interprètes hollywoodiennes de cette tragédie féminine, toutes les actrices subjuguées par les largesses ostentatoires d'une industrie du cinéma plongeant dans des enfers peut-être aussi chthoniens que l'industrie pétrolière. On se souvient soudainement que l'héroïne incarnée par Laura Dern finissait au terme de INLAND EMPIRE (2006) de David Lynch par cracher tous ses poumons ensanglantés sur ce « chemin de la célébrité » pavé comme l'enfer de bonnes intentions qu'est le Walk of Fame hollywoodien, en particulier sur l'étoile appartenant à Dorothy Malone.

Le 24 janvier 2016


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