May December (2023) de Todd Haynes

Le cocon des imagos contrariées

Le diapré prédispose aux diamants de l'ambivalence, qu'il taille en les arrachant à l'affront gangué des crapauds et des clichés. Le diapré de la manière de Todd Haynes, avec ses reflets irisés, ses surfaces miroitantes et la palpitation de ses lumières intermittentes, ne tait jamais que la réverbération a pour radical secret la verge, la baguette ou le fouet. Ce qui chatoie est un attrape-regard (l'œil-de-chat capture bien des désirs). Ce qui scintille sait l'incandescence de ses foyers (le jaspe à l'origine du diapré doit ses couleurs variées à ses lignes d'impureté).

 

 

La manière joaillière de l'auteur de May December surexpose ainsi ses attractions, les stars et le moiré de ses belles références, la mise en abyme et le fait divers, sous la condition inapparente de ses arcanes, ces abîmes qui font battre plus que de mesure le cœur. La lumière chaude et moite de Savannah en Géorgie, avec le lichen de mousse de ses chênes sous les auspices desquels se love le récit, si elle mordore à l'horizon, mord aussi.

 

Il faut d'abord faire un sort aux mauvaises manières, avant de convenir qu'il y en a de bonnes. Il y a les mauvaises manières de l'actrice vedette qui furète auprès de la femme dont elle s'apprête à tenir le rôle, l'enquêtrice faussement complice et vraiment duplice qui a dans la tête les derniers reliquats de la méthode de l'Actor's Studio. Et puis celles du fait divers, avec les gros titres des tabloïds exerçant encore leurs effets d'hystérésis, boîtes à gâteaux qui cachent du caca et eau de parfum du soir qui n'occulte pas l'odeur persistance du roussi.

 

 

 

 

 

Le rebond des reflets est ce que désire le diapré

 

 

 

 

 

Voilà qui à l'évidence tiendrait de la surexposition maniérée, les joutes assourdies entre Julianne Moore et Natalie Portman, la symbolique appuyée des papillons et des fleurs, la reprise en boucle du thème composé par Michel Legrand pour Le Messager de Joseph Losey (de surcroît parasité par son appropriation télévisuelle racoleuse avec Faites entrer l'accusé). L'agacement que l'étalement des qualités et intérêts, dans ses soulignements et ses minauderies, peut susciter n'est pas sans vertige cependant. Les semblants valent moins pour eux-mêmes qu'ils sont des surfaces dont l'agencé compose un cristallin troublant. Le leurre est de l'or quand il opacifie ainsi toutes les opérations du réfléchissement ou de réverbération, accordé à l'usage des focales longues qui fait mousser une mousse fruticuleuse autour des figures, des décadrages comme des décalages et des jeux de miroirs escamotant la caméra et l'escamotage d'être justement ce qui se voit en inquiétant par insinuation le regard.

 

 

 

On songe en particulier à la magnifique scène d'essayage de la tenue de diplôme de la fille de Gracie, celle sur qui pèse encore le scandale très médiatisé de la liaison avec un garçon de treize ans, Joe, métis mi-coréen avec qui elle s'est mariée en ayant trois enfants. Aussi banal soit-il, c'est un petit palais des glaces authentique, les reflets partout démultipliés sauf celui de la caméra : ou bien parce qu'elle serait placée légèrement au-dessus de ce dédale réfléchissant, ou bien parce que le miroir central serait sans tain. Trois autres scènes en varieront les enjeux : avec les deux femmes qui deux fois se maquillent devant un miroir dont la position recoupe exactement celle de la caméra ; et la lecture face caméra d'une vieille lettre de Gracie à Joe dans le décalque du dispositif de narration épistolaire des Communiants d'Ingmar Bergman, et la foulée des reprises déjà expérimentées par François Truffaut (Les Deux Anglaises et le continent) et Arnaud Desplechin (Rois et Reine).

 

 

 

Le rebond des reflets est ce que désire le diapré et ses diamants ensorcellent, les vertiges captivants en ce qu'ils capturent les vestiges d'un amour aussi fou que foutu.

 

 

 

 

 

L'homme sans adolescence, l'amour l'aura pris de court

 

 

 

 

 

Si l'œil-de-chat des rivales rive les motifs de l'imago (avec la passion de Joe pour les papillons) et de la persona (via Ingmar Bergman), le jaspe ondoyant des manières en ferait ricocher le nouage. Celui-ci, alors, scintillerait avec le plus de beauté et de cruauté mêlées tout juste à côté, à l'endroit occupé par un homme qui n'est pas là – comme il fallait à Todd Haynes six acteurs (dont une femme) pour faire avec I'm Not There le portrait fractal d'un Bob Dylan insaisissable. On sait l'insidieux des poisons de l'American Way of Life, de Superstar : The Karen Carpenter Story à Dark Waters en passant par Safe et Poison. Le sucré des pâtisseries ne manque pas de participer à l'intoxication générale, tartes au citron de Mildred Pierce et gâteaux à l'ananas de May December.

 

 

 

La toxicité des assignations et le poison des masques, tenir son rôle dans la communauté comme au cinéma, sentir sur la peau de l'aimé la fumée de cigarette ou user d'un inhalateur pour l'asthmatique, peut également susciter d'entre les plis de vénéneuses délicatesses. La réverbération tombe alors comme un soufflet qui, à peine, à la limite, se verrait.

 

 

 

Joe est la plus belle plante du jardin, la beauté malade, blessée. L'amour l'aura pris de court (il avait treize ans) en le privant de son adolescence (il fume et baise comme un gamin ; aux côtés de son père, il semble si enfantin, auprès de son aîné, il apparaît comme son cadet). L'homme qui n'a pas eu d'adolescence a aimé, c'est certain. Il suffit qu'il le dise ainsi (« Elle m'a vu ») pour que le safran des cheveux de Gracie envahisse tout le ciel, sauf que les amoureux que le scandale médiatisé et les sanctions de la loi auront fragilisés se sont transmués depuis en convalescents prolongés, souffrante et garde-malade d'une histoire qui ne tient qu'à ne jamais se raconter mais que les enfants rédiment.

 

 

 

Les amants magnifiques de Douglas Sirk ont vieilli ensemble et ce qui luit dans le fond de nuit de leurs yeux est l'étoile fossile de leur amour, un amour transgressif, sanctionné, impossible, empoisonné – tous les vénéneux chatoiements de son jaspe. Le papillon s'envole et s'il y a imago, c'est Joe, reclus volontaire dans la volière, l'homme qui pleure en sachant qu'il n'en sortira jamais.

 

 

 

 

 

La chrysalide dont la nymphe ne sortira jamais

 

 

 

 

 

Alors, le cinéma ? Il n'est jamais aussi beau que lorsqu'il arrime ses puissances à un fond d'impuissance, mai intenable sans l'inquiétude de décembre. Le cinéma rate ses prétentions à la fidélité, l'adaptation est une trahison. Et pourtant. L'homme dont le personnage de Joe est inspiré et qui s'est plaint de ne pas avoir été consulté par Todd Haynes d'un côté aura été prévenu ; de l'autre, il lui est donné de voir et d'apprécier la beauté souffrante et rentrée de son double en cinéma. Tandis que l'actrice demande une ultime prise parce qu'elle sait bien qu'elle est très loin du compte, Joe ne sortira jamais de sa chrysalide. Deux manières en miroir d'être captifs d'un jeu moins de dupes que d'imagos contrariées.

 

 

 

« Où dans la tempête pouvons-nous trouver refuge ? » disait un intertitre de Wonderstruck, inspiré par Shelter from the Storm de Bob Dylan. La tempête, c'est une femme mûre enfiévrée par une adolescence à retardement (L'Été dernier de Catherine Breillat, sur un sujets similaire) ; c'est un homme dont l'adolescence manquée le fait factotum et infirmier d'un amour que le scandale aura gâté (May December salue de loin Gus Van Sant). Mais le refuge, alors ? Le refuge dans la tempête est le cocon d'une croissance suspendue, l'enveloppe diaprée d'un développement stoppé.

 

 

 

Merveilleusement interprété par Charles Melton, Joe est l'avatar de l'enfant secret de Persona, une nymphe de papillon qu'une première femme puis la seconde qu'elle redouble retiennent dans la coquille émaillée de leurs intoxications réciproques.

 

 

 

26 janvier 204