Un film n'existe qu'à demi, une fois réalisé. Il n'existe pleinement qu'en vertu du regard de son spectateur, ne serait-ce que d'un seul. Au spectateur revient en dernière instance la possibilité qu'un film existe réellement, parce qu'il aura été vu. Les films ont ainsi besoin de spectateurs, et rien n'est plus vrai que pour Les Nuits d'été de Christophe Clavert, ce film qui part en quête d'âmes sœurs, étoiles, comètes, pour tenir au hiéroglyphe mystérieux des amours enfuies comme à l'alphabet magique des secrets de l'amitié. Et que la toile du cinéma en soit, aussi fragile soit-elle, la voûte céleste.
Voilà un film dont la fabrication aura connu quelques rebondissements (avec trois épisodes autonomes tournés entre 2010, 2013 et 2015 avant de connaître ces derniers temps une heureuse synthèse) et, jusqu'à aujourd'hui, celui-ci ne bénéficie toujours pas de la projection en salle qu'il mérite. Voilà un film dont on pourra alors apprécier ce paradoxe – le premier de toute une série qui prolifère à l'infini – qu'il est l'objet d'une grande fragilité (aucun financement en vue des régions, télés, producteurs, mécènes ou du CNC). Un film vulnérable, oui, mais qui pour autant ne cesse jamais d'être soutenu par de grands et forts principes esthétiques. La faiblesse économique ne contrevient pas à la grandeur cinématographique (au contraire ainsi que l'oncle Jean l'aurait dit).
Ce film s'intitule Les Nuits d'été et son auteur s'appelle Christophe Clavert. Christophe Clavert réalise des films depuis quasiment vingt-cinq ans et un premier galop d'essai, La Bonne affaire (Les Faux-monnayeurs), tout un programme, un premier court-métrage qui, tourné en 1999 en super-8, aura remis les pendules à l'heure, celles du passage à l'euro en grande escroquerie signée Jean « Monnet unique », revue et corrigée avec Machorka-Muff dans la poche. Christophe Clavert a travaillé depuis sur au moins une quarantaine de films, les siens et ceux des autres, comme assistant à la réalisation et opérateur, comme monteur et directeur de production, comme ingénieur du son et étalonneur, également comme acteur. Le cinéaste a ainsi participé – ô bonheur – aux tournages des derniers films réalisés par Jean-Marie Straub sur lesquels il aura appris que la rigoureuse tenue des idées et des principes, loin de contrarier la spontanéité, offre au réel le meilleur des abris. Les Nuits d'été dure une heure mais c'est un film au long cours, enfin parachevé ces dernières années.
On doit enfin compter sur la présence des fées qui en ont amicalement accompagné la délivrance, Juliette et Lucie Taffin, qui jouent et chantent dans le film (la seconde en est la coscénariste et les deux frangines magiciennes forment le duo JujaLula, accordéon, piano et deux voix de séraphines).
Le vide au départ de toute image
(hiéroglyphe mystérieux, alphabet magique – le cinéma)
« L’alphabet magique, le hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés, soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance. Retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante et nous prendrons force dans le monde des esprits » : ce passage est tiré de l'un des derniers récits de Gérard de Nerval, la nouvelle inachevée Aurélia ou le Rêve et la Vie (1855). Il est lu par le réalisateur désœuvré qui cherche des forces malgré l'accablement de son actrice partie. La citation a une valeur programmatique – mieux, de manifeste poétique. Le cinéma comme un mystère, et dont la magie serait du genre hiéroglyphique.
Les Nuits d'été s'ouvre sur une balade en forêt automnale, et d'autant plus étonnante après coup que le territoire du film est urbain, parisien en incluant les frondaisons de la petite couronne francilienne, avec une caméra fureteuse comme s'il s'agissait de partir à la cueillette des champignons. Et puis vient la première plante du film, Dorothea, dont l'image retient tous les paradoxes d'un été contrarié, frais en dépit d'août. Son allure de sylphide, sombre et longiligne, est digne de Modigliani. On reste quelque temps avec elle puis celle-ci s'en va. L'impression demeure, l'empreinte est faite malgré le deuil de son absence, tenue jusqu'au bout. Dorothea a emporté avec elle son secret, impénétrable, ses secrets comme des sésames (avec les recueils de poésie dans le baluchon, Fêtes galantes de Paul Verlaine et 33 sonnets composés au secret du résistant alors incarcéré Jean Cassou), et qui auraient le pouvoir de lier vacances et partance, avec la disponibilité d'un vide dans la guise d'un départ.
Le départ d'un film – de tous ? – requiert une absence, un creux par où le désir d'une image arrive, par surprise.
Les deux questions, la quête et l'enquête
(à l'horizon, les mondes parallèles)
Les Nuits d'été aura répondu à nos attentes secrètes, imprévisiblement, au-delà de tout horizon d'attente. Parce qu'il y a la quête d'un film à faire dans le deuil de son actrice partie. Et parce qu'il y a en parallèle une enquête, un Club des Cinq réduit à quatre copines découvrant l'étrange existence de clés USB fichées dans les murs lépreux de Paris et que l'on appelle des « dead drops », ces boîtes aux lettres mortes qui peuvent s'apparenter à des champignons et dont on retrouve parfois les messages cryptés, insérés entre les pages d'un livre rangé dans les rayons d'une bibliothèque.
Ces deux histoires sont comme les deux faces, avers et revers d'une seule et même histoire qui diffère selon son axe et ses effets de parallaxe, et son nouage aura été organisé de telle sorte que leur lacet noue des alliances (entre ceux qui conspirent au film) et dénoue des tensions (résultant des forces obscures conspirant contre lui).
Deux histoires parallèles, quête et enquête donc, comme il y aurait des mondes parallèles (cela que l'on voit à l'œuvre dans un autre des films du cinéaste, le récent La Route de Cayenne), à ceci près qu'elles ont à l'horizon des points de rencontre, le tact des contacts à distance. Il y a les deux sœurs qui jouent deux fois, comme actrices et comme chanteuses-musiciennes (et l'une des deux, Lucie, a même intrigué du côté du scénario) et puis il y a les deux chansons venues d'ailleurs, folk et rock, « Famous Blue Raincoat » de Leonard Cohen et « Venus » de Television. Ce sont également les deux grandes inspirations veinant le film, la poétique (avec un axe qui relierait Nerval-Baudelaire-Verlaine jusqu'à André Breton et les surréalistes, voire les dérives psycho-géographiques des situationnistes) et son pendant ou double cinématographique, polarisé par Jacques Rivette et Eric Rohmer.
Quête et enquête forment
les deux axes par lesquels reposer la question, du cinéma et de sa recherche, ce temps retrouvé qui l'est en étant moins gagné que perdu, à l'instar de « l'enfant trouvé que vous avez perdu » de la chanson de Bernard Dimey, « L'Enfant
maquillé ». Et, en passant, le chanteur et guitariste de Television de
faire signe à son maître et homonyme, Paul Verlaine, puisque le nom de scène de Thomas Miller est précisément Tom Verlaine.
On note encore les séries de répétition, avec le réalisateur qui court après son fantasme, celui d'une passante introuvable qui saurait remplacer Dorothea, en empruntant les transports en commun, métro, tramway, ainsi que la séquence d'un casting faisant chou blanc. Enfin, il y a le personnage duplice que le cinéaste interprète, Athanor Opale, gentil locataire estival le jour qui, la nuit, revient en affreux jojo actif dans des complots aux ramifications occultes. Athanor dit le four de l'alchimie médiévale, le fourneau qui maintient à température constante les amalgames. Opale nomme le double chaplinesque et maléfique pour le docteur Cordelier chez Jean Renoir, comme Hyde l'est pour Jekyll dans la nouvelle de H. G. Wells. Même la chanson de Leonard Cohen parle de la trahison d’un ami mais le traître serait le chanteur lui-même. Avec la Vénus selon Television, étant de Milo, ses bras lui manquent pour accueillir les amoureux déçus. Tomber amoureux, c'est tomber des nues, de Charybde en Scylla, amours et amitiés trahies et pourtant il en faut pour faire des films.
Le cinéma tient alors des fictions erratiques du désir comme d'un complot d'alchimistes, opposables à l'opacité des circuits de l'économie informelle ou mafieuse et dont les gouttes sont mortelles.
La formule magique
(du cinéma et de l'amitié)
Dans les intervalles des Nuits d'été, il y a des secrets et, s'il ne faut jamais les trahir, on peut cependant désirer les approcher avec respect. On parie ainsi sur l'amitié nécessaire au cinéma comme condition de possibilité, de faire des films comme de les penser (cela s'appelle cinéphilie). Quelle en serait la formule alchimique ? Avec Mahmoud Darwich, on posera déjà que l'ami est celui sur qui compter. Avec Paul Claudel, on retient l'invention d'un Nombre qui empêche de compter.
La formule magique s'appuierait sur l'amalgame suivant : parce que les amis sont ceux sur qui l'on sait compter, l'amitié est un Nombre qui empêche de compter. Ainsi, on pallie les défauts de l'économie quand ils ne sont pas des malveillances, des violences. Ainsi, on peut ne pas céder sur le désir du film à faire (à la fin il est projeté et c'est un écran blanc comme celui des origines, la pellicule à l'heure où elle est devenue un luxe pour le cinéma en support numérique), tout en ne cédant pas sur un grand principe, qui a va à l'encontre des lois d'airain du marché du travail, que chacune et chacun, parce qu'il est une singularité désirable, est un-e ami-e et, partant, irremplaçable.
« Ce n'était pas un visage que je cherchais dans tous ces labyrinthes. Non, pas un visage, une âme peut-être, sœur, perdue et égarée, étoile, comète, qui brillait dans la nuit, perdue, égarée. Adieu. » : on dirait du Lautréamont, un chant perdu de Maldoror. Faire un film comme Les Nuits d'été consisterait dès lors à partir en quête d'âmes sœurs, étoiles, comètes. Et que la toile du cinéma en soit, aussi fragile soit-elle, la voûte céleste.
29 mars 2024