N'importe la mort, Alain Resnais

Je me souviendrai toujours que nous nous serons bien aimés

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Alain Resnais, je me souviendrai toujours de la radicale modernité des courts-métrages des années 1950, criblés de dissonances au croisement électrique des formes supposées opposées de la culture et de la barbarie. Les films sont alors des combinatoires établissant, au lieu même d'un morcellement devenu valeur princeps, le kaléidoscope des rapports structuraux, à la vie à la mort, des premières formes avec les secondes. Ainsi, la folie visionnaire de Van Gogh (1947) se prolongera toujours avec les visions hallucinées de Picasso dans Guernica (1950), comme l'alliance historique de l'hitlérisme et du franquisme aura autrement réitéré la brutalité des guerres de conquête coloniales et de l'impérialisme européen expliquant pourquoi Les Statues meurent aussi (1953) co-réalisé avec l'ami Chris. Marker. Jusqu'au point-limite représenté au bord de l'irreprésentable par Nuit et brouillard (1955), là où l'horreur concentrationnaire, encore historiquement empêchée de se confronter totalement avec la question de l'extermination, tache de la rouille de l'oubli (et l'oubli enveloppe aussi l'impossible possibilité de son retour) l'herbe verte du présent. L'oubli creuse en travellings neutres ou impersonnels les galeries labyrinthiques de Toute la mémoire du monde (1956) déployant les circonvolutions contradictoires d'une (im)mémoire objective alors matérialisée par la Bibliothèque de France. Comme on n'arrive presque plus à savoir, avec la force hallucinatoire dont est capable ici le travelling latéral ou avant, si c'est le point de vue de l'opérateur qui est mobile ou bien si c'est le monde lui-même qui bouge (ou bien si ce sont les deux, mobilis in mobile), on ne cesse plus d'halluciner, en cela structurées par un fragmentaire devenu élémentaire, les terribles solutions de continuité entre la mémoire et l'oubli comme entre la culture et la barbarie. Point de relativisme ici, mais un frayage orphique ou lazaréen en lisière de l'impensable, dans les parages de l'insensé, en bordure de l'impossible. Comme si, en héritage probable de la théorie comme de la pratique cinématographique de Jean Epstein, Alain Resnais (il l'avoua un jour lui-même) n'avait cessé de vouloir approcher du secret des mécanismes de la pensée. Même Le Chant du styrène (1958) avec son magnifique Scope couleur et les mots malicieux de Raymond Queneau extrait de son usine de plastique Péchiney la part maudite, l'uranium d'une époque industrielle qui aura également produit le dispositif du crématoire concentrationnaire dès lors appréhendé dans la perspective de la plus aveuglante des actualités. Je me souviendrai enfin et à jamais des derniers mots de Nuit et brouillard, ces paroles dites sobrement et fermement par Michel Bouquet, ces mots écrits par Chris. Marker dans la relève de l'abattement provisoire de Jean Cayrol initiateur d'une « littérature lazaréenne », ces phrases écrites et dites et puis qui, souvenues et ressouvenues, font à chaque fois bouillir les yeux : « Et vous qui croyez que ceci est d'un autre temps, et qui n'entendez pas que l'on crie sans fin ». La seule écriture dont j'accepte enfin que mon corps soit définitivement marqué. 

 

 

Alain Resnais, je me souviendrai toujours des premiers longs-métrages des années 1960, qui réinventent la dialectique des rapports du scénario et de la littérature en proposant de faire de l'écrivain l'auteur qui écrit le texte adapté non pas d'un ouvrage préalable mais prélevé du propre mouvement de son œuvre. De son côté, le metteur en scène s'acquitte, modestement, de l'immense tâche de réussir à formellement établir une continuité au lieu même du discontinu consécutif à la singularité des styles littéraires (de Marguerite Duras et Alain Robbe-Grillet à Jean Cayrol et Jorge Semprun sans oublier Jacques Sternberg). Le montage comme puissance conjonctive-disjonctive de rapprochement des hétérogènes (avant Jean-Luc Godard) et le travelling comme puissance d'envoûtement hallucinatoire des perceptions (avant Stanley Kubrick) invitent alors à demander, sans jamais combler la demande d'une réponse qui n'appartiendra à nul autre qu'au spectateur, si l'amour d'une femme pour un officier allemand durant la Seconde guerre mondiale vaudrait bien, du point de vue affectif de celle (et d'elle seule) qui, en raison de cet amour-là, a été tondue à la Libération, ce que pourrait représenter pour les Japonais et par extension le monde entier l'image des corps irradiés et des chairs brûlées par la bombe atomique (Hiroshima mon amour en 1959). Une autre invitation consiste à se demander si les couloirs glacés du labyrinthique L'Année dernière à Marienbad (1961) introduiraient les circuits synaptiques d'un film-cerveau rétrospectivement originaire dont les parois membraneuses autoriseraient l'esprit du spectateur à traverser la mémoire du cinéma, tout en nichant dans ses coins et replis l'ultime bifurcation menant au gel ou gemme irradiant d'un viol impossible à remémorer. Je me souviendrai toujours des femmes, en particulier de leur voix si musicales, à la fois puissantes et blessées des premiers longs-métrages, Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour et Delphine Seyrig dans L'Année dernière à Marienbad puis Muriel ou le Temps d'un retour (1963) faisant vibrer, parmi les murs de la reconstruction dédaléenne de Boulogne-sur-Mer après 1945, les dissonances consécutives au hiatus des mémoires subjectives. Le faux-raccord entre cet homme mûr qui se souvient de sa jeunesse et dit avoir vécu ses meilleures années en colonie algérienne et cet homme plus jeune (je découvre à l'instant qu'il est le père de James Thierrée) dont les quelques mois dans le même pays en tant qu'appelé durant la guerre d'indépendance des Algériens auront laissé des traces profondes et autrement moins susceptibles de nostalgie. Au croisement des rues du chantier d'une ville en cours de reconstruction, c'est le chantier perpétuel de vies qui, préfigurant celles de On connaît la chanson (1996), doivent affronter avec l'encombrement d'antiques souvenirs et la confusion des mémoires la pente d'une désaffectation, d'une désorientation. Et l'une d'entre ces existences sous la forme traumatique (alors infigurable et indicible, intraitable) de la torture pratiquée en Algérie. Je me souviendrai toujours de la chanson Déjà avec la voix si belle et si triste de Jean Champion, ce « déjà » qui appelle le motif si poétique du regret (que l'on pense à Joachim Du Bellay) alimentant avec moins d'évidence peut-être les machines narratives et mélancoliques de La Guerre est finie (1966) et de Je t'aime je t'aime (1968). Le premier film avec son militant anti-franquiste perdu dans le jardin aux sentiers qui bifurquent en flash-back et flash-forward. Et le second dans le piétinement d'une expérience de laboratoire poussant une « machine molle » digne de William Burroughs à redistribuer de manière sérielle toutes les cartes d'une existence à partir de la case vide, du trou noir d'une tentative de suicide littéralement indépassable (par où passe aussi une petite souris blanche). 

 

 

Alain Resnais, je me souviendrai toujours, davantage peut-être que l'ambiance « Art déco » du mal aimé Stavisky... (1974), des accents lovecraftiens de Providence (1977) avec son écrivain shakespearien et malade, le cerveau baignant dans le chablis et les intestins se déchargeant sur le trône. Et qui ne peut s'empêcher de faire du royaume de son imaginaire le petit théâtre cruel d'un ressentiment nourri à l'endroit de ses proches, tout autant qu'il ne peut empêcher son inconscient d'accueillir (notamment par le biais surréaliste de la figure récurrente et insolite d'un footballeur) les images cauchemardesques du renouveau concentrationnaire à l'époque de la dictature militaire en Argentine. Je me souviendrai peut-être moins de l'architecture narrative, pourtant audacieuse, de La Vie est un roman (1983) qui entrecroise au cœur d'un même château renoirien les lignes de l'histoire (la veille de la Première guerre mondiale), du présent (un colloque de pédagogie foutraque) et de l'imaginaire (le royaume de fantasy conçu avec des planches du dessinateur Enki Bilal) afin de proposer la grille de reconversion du motif utopique qui aurait été épuisé dans ses formes politiques et ne saurait dès lors persister qu'avec les fictions de notre enfance. Entre ces deux remises en cause inégalement réussies du pouvoir et de l'autorité de la figure du narrateur (écrivain alcoolique d'un côté, utopiste sectaire ou pédagogue libertaire de l'autre), se tiendrait, inoubliable, Mon oncle d'Amérique (1980) qui refuse courageusement de céder au consensus idéologique accréditant, au nom du discours anti-totalitaire alors en vogue, l'idée de l'utopie discréditée dans ses formes de réalisation politiques. Je m'en souviendrai à jamais de ce film-là. De l'intelligence de son dispositif avec son jeu de cartes biographiques incluant comme joker le scientifique et « eutonologue » Henri Laborit (dans son propre rôle qui devient de fait de fiction), jeu croisé avec cet autre jeu distribuant des extraits de films français classiques glissés en raccord impromptu des situations vécues et des comportements plus ou moins adaptés qu'adoptent les trois personnages. Je me souviendrai surtout de l'extraordinaire tension entre la ligne de crédit accordée au discours scientifique (l'émancipation promise avec la connaissance scientifique du fonctionnement du cerveau humain) et celle qui, telle une sinusoïde, s'en amuse de manière potache (comme on s'en rend compte avec les drolatiques illustrations du propos scientifique rejouant les séquences avec les personnages déguisés en rats de laboratoire). Au fond de la classe, Alain Resnais et son scénariste Jean Gruault suivent visiblement la leçon magistrale tout en s'en amusant régulièrement, dérivant aussi le long de cette autre ligne, une ligne de fuite comme Alice suit le lapin longée par ce fameux « oncle d'Amérique » qui, invisible comme Muriel mais différemment, atteste des puissances de l'imaginaire non prises en compte par le professeur. Enfin, je me souviendrai à jamais de la plus émouvante expression du retour du motif orphique dans une œuvre qui en est particulièrement hantée, lorsque Nicole Garcia s'identifiant à l'acteur Jean Marais relève Roger Pierre qui, adorant pour sa part Danielle Darrieux, est alors victime de violentes coliques néphrétiques. Soudain, apparaît Jean Marais dans L'Éternel retour (1943) de Jean Delannoy d'après la légende de Tristan et Iseult adapté par Jean Cocteau (si Madeleine Sologne joue aux côtés de Jean Marais dans L'Éternel retour, ce dernier a joué avec Danielle Darrieux dans Ruy Blas de Pierre Billon en 1948, une adaptation par Jean Cocteau de la pièce de théâtre éponyme de Victor Hugo). Et la citation, toute imprégnée de l'orphisme coctaldien, s'offre en miroir (et effectivement les sexes sont avec le reflet génialement inversés) de celui de Mon oncle d'Amérique. L'émotion qui me serre le cœur à chaque revoyure du passage évoqué, je ne l'oublierai jamais. Comme je n'oublie pas non plus la valeur rétrospectivement documentaire d'un film qui, sur ce point en proximité avec le censuré La Voix de son maître (1978) de Nicolas Philibert et Gérard Mordillat, donne à entendre la nouvelle doxa patronale avec ses managers cassants (après le lycanthrope fantastique de Providence, le loup aux dents longues des ressources humaines) et l'implication contrainte des salariés qu'elle promeut jusqu'à en ulcérer le ventre de l'un d'entre eux, le fils de paysan joué par Gérard Depardieu dans l'un de ses meilleurs rôles. 

 

 

Alain Resnais, je me souviendrai toujours des 52 scansions neigeuses sur fond noir de L'Amour à mort (1984) qui, tout à la fois par la stricte concentration (parfois quelques secondes seulement) de la musique sérielle de Hans Werner Henze et par l'assurance d'une rythmique narrative indexée sur le différentiel de ses ellipses, donnerait à halluciner l'identification structurale de la mort ressouvenue et du flux télévisuel après la fin des transmissions. Comment oublier ici que le producteur exécutif du film, Gérard Lebovici, l'éditeur de Guy Debord avec Champ Libre, a été assassiné exactement six mois avant la sortie du film ? Comment oublier que la mort frappe ici au cerveau vrillé par le vacarme coctaldien d'un avion à réaction ? Comment oublier que l'archéologie est ici, comme le sera plus tard l'histoire du Moyen-Âge dans On connaît la chanson, le support d'une perspective de relativisation du présent vécu au nom d'une mémoire longue et impersonnelle dont les existences humaines ne figureraient au fond que les souvenirs fragmentaires ? Je me souviendrai encore du retour aux vieilleries oubliées de l'enfance du cinéaste, Mélo (1986) d'après la pièce de théâtre éponyme de Henry Bernstein et Pas sur la bouche (2003) d'après l'opérette éponyme d'André Barde et Maurice Yvain, accusant les artifices d'une théâtralité baroque qui, comme chez Manoel de Oliveira (celui-ci tourne en France un an avant Mélo les 6 heures 45 du Soulier de satin d'après Paul Claudel), ne saurait exister ailleurs qu'au cinéma. En même temps que l'œuvre cinématographique qui les accueille explicite puissamment et sans effort l'implicite, exposant ainsi l'impensé logé au cœur de l'inconscient des œuvres des autres. Ainsi, la judéité de Henry Bernstein après celle de Serge Alexandre Stavisky rayonne autrement après Nuit et brouillard et le racisme colonial et le sexisme transpirent avec plus ou moins d'ironie de l'opérette Pas sur la bouche parce qu'elle est surtout mise en scène par l'auteur des films Les Statues meurent aussi et Hiroshima mon amour. La mise en scène se comprend donc ici comme remise en scène, comme remise en selle, comme retour orphique de pièces oubliées dans les recoins limbiques et dédaléens de l'enfer culturel (comme on parle de l'enfer des bibliothèques) afin de leur redonner une seconde vie. Et Vous n'avez encore rien vu (2012) parachèvera la beauté funèbre de l'orphisme resnaisien en la faisant miroiter à l'infini des rôles-gigognes, depuis l'extraordinaire décor central dû au fidèle complice Jacques Saulnier (au poste de décorateur depuis L'Année dernière à Marienbad) jusqu'aux coulissements numériques dépliés de l'adaptation de deux pièces distantes (et elles aussi vaguement oubliées) de Jean Anouilh, Eurydice et Cher Antoine ou l'Amour raté. Je me souviendrai encore de l'inépuisable – il court encore, même après la mort – désir d'expérimentation cinématographique d'une œuvre qui se sera pleinement amusée des joutes culturelles de la littérature consacrée et de la bande dessinée populaire en cours de consécration (I Want to Go Home en 1989), de l'arborescence des enchaînements narratifs dont la souche aurait été offerte par le « ou bien ou bien » kierkegaardien (Smoking / No Smoking en 1993), des chansons populaires comme bulles d'inconscient collectif induisant qu'ici comme chez David Lynch la vie se joue parfois aussi en play-back (On connaît la chanson), de l'ultra-moderne solitude de personnages quelconques et en mal d'affect(at)ion qui, peut-être revenus du pays des morts, peut-être habitants d'un simulacre limbique de vie, feraient de leur épuisement le moyen sûr mais, tantôt lent (la sitcom enneigée de Cœurs en 2006), tantôt rapide (la partition farfelue jazz des Herbes folles en 2009), de retourner au néant. Enfin, je sais déjà que je me souviendrai de Aimer, boire et chanter, tout un programme (littéralement un ABC !) qui en repasse pour la troisième fois (après Smoking / No Smoking et Cœurs) par les machinations littéraires du dramaturge anglais Alan Ayckbourn et dont j'ai l'impression qu'il me redira ce qu'un grand nombre de films m'auront assuré jusque-là. Gloire au film Les Herbes folles qui en a ramassé l'essence par un carton citant la fin de L'Éducation sentimentale (1869) de Gustave Flaubert et l'ultime rencontre entre Mme Arnoux et Frédéric Moreau : « N'importe, nous nous serons bien aimés ». N'importe la mort, Alain Resnais, je me souviendrai que nous nous serons bien aimés.

 

 

Lundi 17 mars 2014


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