Un film à voir pour qu'il vous regarde et vous montre que ce que vous croyez de l'Algérie est excédé par l'inépuisable territoire que désigne ce nom. Un film plusieurs fois raté, croisé une première fois au Festival Entrevues de Belfort en décembre 2013, puis une seconde fois aux Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille en avril 2014, avant de nous autoriser enfin à ce que l'on puisse en face de lui fixer quelques idées à la suite d'une inoubliable projection en présence des réalisateurs du film, samedi 10 mai 2014, au cinéma L’Écran de Saint-Denis dans le cadre du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient.
« Les images, comme ces oisillons, servent aussi à cela : à voir le temps qui vient. A démonter le présent en remontant vers le passé, en remontant le passé, en délivrant de là quelque indice pour le futur. Elles servent aussi à remonter le présent et ''voir venir l'avenir'' à travers un certain passé, de manière que chacune des trois temporalités éclaire – souligne, ponctue, critique, délivre – les deux autres »
(Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, éd. Minuit, 2014, p. 26-27
Voir venir l'avenir,
voir l'impossible
« Voir venir l'avenir » : il faudra bien arriver au terme du chemin accidenté qu'arpente Chantier A pour voir, au bout du compte, que vient vers soi l'impossible. Un chemin non pas emprunté à partir de ceux qui, balisés, existeraient déjà mais un chemin tracé pied à pied par ceux-là qui se sont mis en tête d'auto-produire leur film puis se sont mis en marche afin d'en dénicher les images, pas à pas. Un chemin pour voir l'avenir que Chantier A aura vu venir, au-delà même de ce que ses auteurs y auront mis ou vu, déployant au-delà toute intentionnalité une temporalité chiasmatique qui, faisant jouer entre eux le passé et le futur afin de les croiser, serait, exemplairement, celle du futur antérieur. C'est qu'un film, un bon, sait voir le temps qui vient depuis le temps qui passe. Un film, un bon, sait voir venir un avenir que ne peuvent prévoir, que ne peuvent même oser imaginer ses auteurs qui auront cheminé là où leurs pas les auront emmenés, dans l'imprévisible destination d'une marche ayant depuis fait son chemin dans la tête du spectateur.
La mise en marche de Chantier A pourrait s'identifier à son ouverture qui est la première séquence tournée par la triade des réalisateurs : un enterrement à flanc de colline sous une pluie fine dont quelques gouttelettes mouillent l'objectif de la caméra. La cérémonie funéraire sous les auspices desquels se place ce premier long-métrage est celui du grand-père de l'un de ses trois auteurs, Karim Loualiche, un garçon d'une trentaine d'années qui, parti en France depuis dix ans, n'était pas retourné depuis dans le village kabyle de ses parents. Avant d'être accueilli dans les larmes pudiques de sa mère et de sa sœur comme dans un western de John Ford, Karim aura traversé de nuit une plaine dont le crissement sous ses pieds indique qu'elle est recouverte de neige. Dans le dernier plan de Chantier A, la blancheur de la neige vient occuper tout l'écran recoupant la plaine traversée depuis le fond du plan par Karim qui arrive du blanc pour en repartir – à moins qu'il n'y disparaisse. Entre-temps s'énonce comme un mauvais gag la dure vérité du contretemps caractérisant la situation existentielle de Karim : arrivé en retard pour l'enterrement du grand-père, il est aussi arrivé trop tôt pour la mise en terre de sa grand-mère qui sait témoigner malgré son âge avancé d'une belle vitalité.
Trop tôt, trop tard : entre deux morts – l'une déjà réelle et l'autre seulement possible ; comme entre deux temps – la mémoire d'hier et la considération de ce qu'hier ressemble de moins en moins à aujourd'hui. Ce contretemps serait l'impulsion au nom de laquelle Karim décide de se remettre en marche en quittant le village familial, accumulant le long de chemins qui n'existaient pas avant qu'il ne les invente des perceptions promises à devenir des souvenirs et à soutenir des images susceptibles de redessiner la carte algérienne au-delà de ses délimitations nationales. Le même contretemps contribue à la puissance rétrospective d'un film achevé depuis l'impossible - le décès par crise cardiaque de Karim Loualiche à l'âge de 36 ans. Le blanc de l'hiver est un linceul.
Voir venir l'avenir c'est voir aussi l'impossible. Les images seraient comme ces oisillons utilisés par les mineurs afin de les prévenir de toute trace de ce gaz hautement inflammable qu'ils appelèrent le grisou. Les images de Chantier A tiendraient alors de ces « plumages divinatoires » (Georges Didi-Huberman) dont le frémissement se fait sentir rétrospectivement, dès l'ouverture lorsque la conjonction du chant funéraire et la grisaille pluvieuse semblent converger dans ces gouttelettes ponctuant l'objectif essuyées par le chef opérateur de cette scène inaugurale comme s'il s'agissait de larmes. Et cela, sans que l'on ne puisse savoir si se trouve derrière la caméra Karim Loualiche ou Tarek Sami (Lucie Dèche s'occupant pour sa part de la prise de son). Le caractère indiscernable de la figure du filmeur expose une déhiscence dans la représentation qui, sans se réduire à la perspective réflexive selon laquelle Karim en tant qu'il est l'objet et le sujet de son documentaire est à la fois lui-même et un autre (autrement dit un personnage et de documentaire et de fiction), vérifierait autrement l'essentiel motif du contretemps. C'est seulement après coup que les images dévoilent qu'elles auront vu venir l'avenir qui est l'impossible puisqu'il s'agit de la mort imprévisible de l'un de leurs opérateurs.
Voir venir l'inoubliable
(l'Algérie depuis sa porte africaine)
« Faire du cinéma note Pier Paolo Pasolini, c'est écrire sur du papier qui brûle » (cité par Georges Didi-Huberman, opus cité, p. 90). Ce papier qui brûle, c'est le linceul de l'écran blanc comme neige sur lequel sont projetées les images qui témoignent d'un passé qui aura vu venir l'avenir. Dit autrement, et de manière canonique, c'est la trop fameuse et toujours terrible « mort au travail » selon Jean Cocteau.
S'il n'y a rien de plus accidentel que la mort tombant sans qu'on y prenne garde, fondant sur nos têtes ou bien interrompant notre marche, sa frappe assure aussi d'une nécessité obligeant à reconsidérer toute une trajectoire de vie. C'est une considération de ce genre qui induit une pensée du montage comme remontage de la vie depuis son interruption subite par la mort subie. Là encore, il est impossible de ne pas penser à nouveau à Pier Paolo Pasolini : d'une part quand il évoque la mort comme synthèse et montage de toute une existence ; d'autre part quand il insiste sur ce qui reste et résiste d'une existence mortellement interrompue. « Le cinéma serait donc survivance –''le cinéma en pratique est comme une vie après la mort'' (il cinema in pratica è come una vita dopo la morte), écrit Pasolini en citant presque textuellement des formules célèbres qui, de l'Antiquité à la Renaissance, auront eu cours à propos de la peinture – dans la mesure où il se fait poème, c'est-à-dire une certaine façon de penser le montage comme art de rimes, conflits ou d'attractions rythmiquement déclinées. Comme un art de la pensée qui se situerait par-delà toute doctrine, un art de la politique qui se situerait par-delà tout mot d'ordre, un art de l'histoire qui se situerait par-delà toute stricte chronologie » (Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 92-93).
La survivance désigne ce qui, dans le travail de la mort imperceptiblement enregistrée par Chantier A et que n'auront pas vu venir les deux auteurs qui ont dû depuis apprendre à lui survivre, résiste à la mort. Si le contretemps manifeste la défaillance des temps et, dans le faux-raccord de leur articulation, l'intrusion interruptive de la mort, la survivance avère la résistance depuis les discordances mortelles du temps de la vie et elle s'envisage aussi comme persévérance. Alors que le contretemps vérifie l'impossibilité du retour pour celui qui, revenant après dix d'absence au pays natal, constate que le temps a passé, la survivance affirme de son côté que ce qui persévère dans ce qui change mérite que l'on aille y voir d'un peu plus près, quitte à s'y abandonner. On trouve dans Chantier A deux images comme deux métaphores dont la fraternité (pour Jean-Luc Godard) ou l'hospitalité (pour Marie-José Mondzain) ou l'amitié (ainsi que nous le dirions nous-mêmes) ferait le sel d'un tel geste de cinéma. C'est, d'une part, l'énorme pierre patiemment entreprise par un gars du coin afin d'être cassée en deux. Et c'est, d'autre part, la mention faite par la grand-mère des routes fermées alors que, précisément, le film s'échine à les ouvrir, quitte à ce que leur ouverture se fasse en marchant, pas après pas.
Il faut dire ici que tout Chantier A, qui commencerait sous les auspices de John Ford pour se poursuivre dans le sillage de Michelangelo Antonioni, est construit sur le mode d'une longue dérive ponctuée d'épiphanies comme autant de cristaux d'intensité comme l'aurait dit Virginia Woolf. Chaque séquence se pose en effet comme un bloc valable presque pour lui-même et scandant le chemin improvisé et accidenté de Karim. Et cela à partir de l'expérimentation poétique (Karim est poète et commente poétiquement son parcours) de l'impossibilité d'un retour conditionnant une fuite en avant parmi les survivances d'une Algérie dès lors saisie sur le versant de ses multiplicités : partir de Tizi-Ouzou en Kabylie c'est aller à la rencontre des Touaregs de Tamanrasset dans le Hoggar et ceux de Timimoun dans le Gourara, c'est ensuite remonter du côté de Constantine et d'Alger. Ironie de faire de la capitale non pas le début du voyage mais son terminus, son arrêt qui peut être mortel.
Multiplicités des chants, des rituels et des énoncés critique ;, diversité des présences vivantes et des formes de vie ; jaillissements des rencontres comme des fulgurances, toutes inoubliables : voir venir l'avenir, quand il ne se confond pas avec l'impossible, c'est aussi voir venir l'inoubliable en saisissant l'Algérie dans la diversité des multitudes qui, sédentaires ou nomades, régionales et continentales, résistent à leurs manières aux normes nationales (par exemple linguistiques) de l'État central. L'Algérie vue depuis la porte (africaine) de derrière, dans le respect des fragiles interstices qu'écrase la massivité des plaques tectoniques et mimétique de l'État et de l'islamisme. Inland - Gabbla (2008) de Tariq Teguia a ouvert la voie d'un retour en Algérie vue de dos qui est la redécouverte de ses archipels rendus imperceptibles par sa continentalité. Dans cette perspective archipélique, l'Algérie s'envisage non plus comme un État-nation centralisé et hiérarchisé mais comme un chantier ouvert aux quatre vents d'une refondation perpétuellement relancée le long de la ligne d'horizon qui est autant une ligne d'erre qu'une ligne d'entre. En Algérie comme ailleurs (par exemple la Chine de Wang Bing), « il faut dégager de l'entre pour faire émerger de l'autre, cet entre que déploie l'écart et qui permet d'échanger avec l'autre, le promouvant en partenaire de la relation résultée. L'entre qu'engendre l'écart est à la fois la condition faisant lever de l'autre et la médiation qui nous relie à lui » (François Jullien in L’Écart et l'entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l'altérité, éd. Galilée, 2012, p. 72).
C'est par exemple un enfant tel un « brocanteur de l'humanité » comme le dirait Giorgio Agamben inspiré par Walter Benjamin, qui vole les chaussures de son père pour se fabriquer un joujou en vérifiant que vivre relève aussi du détournement, du bricolage et du jeu. Ailleurs, c'est le visage noirci par le soleil et creusé par le temps d'un homme du désert énonçant qu'être ici c'est vivre depuis l'origine du monde et qui, par la grâce d'un fondu-enchaîné, devient plaine sableuse balayée par le vent. Il faudrait également évoquer ces deux travellings latéraux qui se répondent symétriquement afin de brosser du côté allégorique de la fiction les lignes de fuite d'une existence renvoyant dos à dos les fanatismes mimétiques de la religion et du football. Il faudra mentionner encore l'extraordinaire panoramique à 360° au nom duquel, à l'instar du personnage de Jack Nicholson dans The Passenger - Profession : reporter (1975) de Michelangelo Antonioni, le sujet filmant devient à son tout sujet filmé par la femme qu'il voulait filmer (et, par ce geste insolent et insolite de retournement, elle affirme un grand désir d'égalité et de réciprocité).
Éloge amoureux de l'Algérie
Dans Chantier A une lecture de Nedjma (1956) de Kateb Yacine et une projection de Éloge de l'amour (2001) de Jean-Luc Godard se font écho en ceci que le chantier décrit dans la première partie du roman comme l'enquête racontée dans la seconde partie du film, contre toute idée d'achèvement, promeuvent une vision dynamique, ouverte et processuelle. « Un adulte, ça n'existe pas » dit-on dans le film de Jean-Luc Godard en citant André Malraux. Un pays comme l'Algérie n'existerait peut-être pas davantage. Il consisterait davantage qu'il n'existerait, idéalité ou sublimité qui formerait l'utopique socle commun partagé par une pluralité de formes de vie qui seraient libres, dans l'immanence de leur hétérogénéité, de bricoler leur autonomie comme elles le souhaitent. « Comme un art de la pensée qui se situerait par-delà toute doctrine, un art de la politique qui se situerait par-delà tout mot d'ordre, un art de l'histoire qui se situerait par-delà toute stricte chronologie » disait précédemment Georges Didi-Huberman.
On aimerait ajouter que la puissance esthétique de Chantier A est une puissance politique parce qu'elle se joue dans une perspective de pensée non-doctrinale de la multiplicité qui investirait autant l'histoire que la géographie. Et c'est ainsi que le film de Karim Loualiche, Tarek Sami et Lucie Dèche peut entrer en grande connivence et proximité avec le geste tellurique de l'autre grand film algérien de 2013, Revolution Zendj de Tariq Teguia.
De A (de Chantier A) à Z (de Révolution Zendj) : cela inclut la nécessité partagée d'en passer ou repasser par l'écran blanc (comme sable ou comme neige) comme par la case godardienne. On aurait là comme les pôles d'un abécédaire grâce auquel on finirait par commencer et recommencer l'Algérie. L'Algérie recommencée c'est en redessiner la carte depuis ses ouvertures et ses multitudes, ses temps et ses contretemps, ses jaillissements et ses incertitudes, ses plissements et ses interstices, ses survivances et ses discordances, sa mobilité et son hétérogénéité. Redonner de l'avenir à un pays victime d'ossification étatique deviendrait ou redeviendrait ainsi la tâche urgente des cinéastes qui en sont issus, de part et d'autre de la Méditerranée. L'Algérie recommencée consiste à en faire l'éloge amoureux - A comme amour, A comme Algérie.
« Voir venir l'avenir » aura été aussi le chemin entrepris par le film de Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche qui auront découvert après coup comment l'éloge amoureux dédié au pays inépuisable a été redoublé par le thrène dédié à l'ami épuisé. Si l'inépuisable est effectivement un nom possible de l'Algérie, l'épuisé c'est Karim, celui qui avoue que son cœur palpite sans savoir pourquoi en ayant jusqu'au plus intime de sa vie éprouvé l'onde sismique. Chantier A est un film dans lequel on chante par ailleurs beaucoup (par exemple l'Ahelllil du Gourara). C'est pourquoi il ressemble, forcément après coup, forcément imprévisiblement, au thrène, cette survivance du temps de la Grèce antique lorsque les funérailles s'accomplissaient en lamentations funèbres chantées par les aèdes rappelant les épisodes significatifs de la vie du défunt. Le thrène de l'épuisé ne s'impose pas parce qu'il aurait été victime d'une épuisante Algérie (ce qui serait le cas de l'usé Abdelaziz Bouteflika), mais parce que l'inépuisable aura été vécu à son maximum d'intensité vitale. Au point d'abolition des intentions et de la succession linéaire des temps. Dans la dissolution du sujet filmant avec l'objet de son désir de filmer.
Alors Chantier A n'est pas loin de consoner avec le thrène évoquant l'exposition du cadavre d'Hector dans le Chant XXIV de l'Iliade de Homère, qui commence ainsi : « Ils ramenèrent le héros dans sa noble demeure / Et le placèrent sur un lit sculpté ».
13 mai 2014