Quoi de commun de prime abord entre la formidable déclaration d'amour faite par l'entremise de Violence à Park Row – Park Row (1952) au métier de journalisme comme école de la vie et voie d'accès privilégiée à l'intégration dans la démocratie étasunienne et le polar azimuté plongeant dans l'horreur sexuelle camouflée derrière l'autorité symbolique héritée et les œuvres de charité d'une petite ville de province ? Grande est l'énergie mobilisée par Samuel Fuller afin de rendre grâce aux efforts d'un groupe d'hommes provisoirement désœuvrés fréquentant la « Newspaper Row » à Manhattan mais ayant à cœur de partager et faire vivre un idéal professionnel dans la double obligation d'affronter à la fin du 19ème siècle la menace d'un appauvrissement mercantiliste et le progrès dans la mécanisation des outils typographiques de fabrication et mise sous presse des journaux. Et elle l'est tout autant quand il s'agit de rendre justice à l'existence chahutée d'une héroïne dont la condition prostituée la voue à la marginalité et qui, fuyant la coupe d'un proxénète, tombe sur un plus grand mal encore cette fois-ci incarné par l'homme cultivé et puissant dont la famille a fondé la ville où l'héroïne s'est réfugiée et qui bénéficie d'une telle autorité qu'il croit s'en autoriser en voulant faire de l'ancienne prostituée la partenaire idéale d'une entreprise de jouissance perverse.
Certes, Samuel Fuller sait avec ces deux réalisations, pourtant particulièrement dissemblables en termes de rythme et de sujet, entretenir malgré tout un même feu, un même sens de la véhémence et du combat qui lui aura permis d'être reconnu comme un auteur à part entière par la cinéphilie française à partir de la seconde moitié des années 1950. Tantôt dans la lutte pour préserver une éthique professionnelle, associée à une morale de la liberté elle-même identifiée à un amour de la démocratie étasunienne, mais potentiellement malmenée aussi par les jeux violents d'un libéralisme explosif (c'est Park Row). Tantôt dans l'affrontement avec l'hypocrisie des configurations sociales qui vouent les unes au stigmate et à l'infamie comme les éprouve la prostituée réfugiée et qui poussent les autres bénéficiant d'un fort capital symbolique leur assurant estime et légitimité à vivre heureux mais cachés leur penchant à la jouissance pédophile (c'est The Naked Kiss). Quant à l'auteurisme, il saura s'attester en quelques preuves flagrantes, une statue de Gutenberg dont la main présente la plaque sur laquelle est inscrite « une production Samuel Fuller » lors de l'audacieux générique-début du premier film, la lecture par l'héroïne du second film de The Dark Page, le roman sur le journalisme écrit par le cinéaste en 1944, ainsi qu'une référence à Shock Corridor (1963) tourné l'année précédente et dont le titre orne le panneau d'un cinéma du coin.
La joie qui irradie Park Row parce qu'elle s'inscrit dans la trajectoire biographique de son auteur qui fut vendeur de journaux puis dès l'âge de 13 ans « copyboy » (soit le grouillot de rédaction) avant de devenir le plus jeune spécialiste des affaires criminelles du journalisme new-yorkais au début des années 1930 se renverserait alors avec The Naked Kiss en rageuse agressivité à l'encontre de la bêtise pulsionnelle que les dominants masquent derrière les signes de la grande culture et dont il rend compte comme s'il devait en écrire l'article dans le New York Journal à l'époque où il travaillait aux côtés du grand journaliste Arthur Brisbane. Une joie qui éclate et convainc à chaque plan du premier des deux films (respectivement produits, scénarisés et tournés en même pas trois semaines par Samuel Fuller) comme s'il s'agissait pour ce dernier de témoigner de sa fidélité à l'égard d'une histoire (celle du journalisme étasunien, en particulier new-yorkais, alors au tournant de sa modernisation technique) qui est devenue son histoire et par le biais de laquelle il a pu entrer à Hollywood en marquant de son style incisif la petite vingtaine de films qu'il y a réalisée, parfois avec une grande difficulté. Mais c'est aussi une fureur qui explose et tonitrue à l'occasion de certaines inflexions du second film. Ne serait-ce qu'au moment de sa fameuse ouverture, inspirée d'une séquence de Queen Kelly (1929-1932) d'Erich von Stroheim, montrant l'héroïne (également prénommée Kelly, le personnage est joué par Constance Towers qui interprétait déjà la strip-teaseuse de Shock Corridor tourné l'année précédente avec la même production et la même équipe technique) frappant la caméra à coup de chaussure après qu'on (un même homme mais comme dédoublé, à la fois devant et derrière la caméra) lui ait arraché sa perruque. Secouer le spectateur afin de faire tomber les pellicules de préjugés engluant son regard au nom d'une émancipation féminine qui prendre clairement la forme d'une auto-émancipation, voilà ce qui s'affirme d'emblée de manière détonante. Ce dont il sera aussi question avec ce film concernera une brutale mise à nu déclinée selon deux perspectives antagoniques, la prostituée triomphant d'un côté du stigmate qui l'afflige en travaillant dans un hôpital auprès d'enfants handicapés moteur pendant que le puissant héritier du nom (Grant) appartenant à la famille ayant fondé la ville (Grantville) se révèle de l'autre un pédophile croyant reconnaître dans cette dernière la sœur d'âme susceptible de l'aider à intensifier ses passages à l'acte pulsionnels.
Le spectre de l'inceste couplé à celui de la perversion sexuelle court à plusieurs reprises dans l'œuvre fullerienne, dans l'histoire vraie de l'escroc James Addison Reavis dans Baron of the Arizona (1950) qui a élevé sa fille adoptive pour finir par l'épouser, dans les relations sadomasochistes entre Jessica Drummond (Barbara Stanwick) et son frère cadet Brockie dans le western Forty Guns (1957), comme dans la mise en scène du journaliste Johnny Barrett simulant une crispation fétichiste pour les cheveux de sa compagne devenue par ce mensonge sa sœur afin de tromper le directeur de l'asile de Shock Corridor (le fétichisme étant clairement identifié aux armes en leur caractère phallique dans Forty Guns). Et peut-être même ce fantôme s'attesterait-il encore de manière plus métaphorique dans la rivalité mimétique mêlant le sentimental au professionnel et opposant Charity Hackett (Mary Welch) et son ancien employé Phineas Mitchell (Gene Evans) dont la concurrence entre journaux new-yorkais travaillant dans Park Row réitère le récit paradigmatique dans l'imaginaire anglo-saxon de la lutte intrinsèque au capitalisme entre la figure de l'héritier et celle du plébéien (on en retrouverait d'ailleurs l'écho dans l'affrontement de l'héritier vampire et de la sorcière plébéienne dans Dark Shadows de Tim Burton en 2012). C'est qu'il y a pour le cinéaste une compréhension quasi-psychanalytique de la rivalité mimétique en ce qu'elle s'entortille de nœuds libidinaux tels que l'action du pickpocket et la séduction prédatrice se confondent (Pickup on South Street en 1953), l'amitié virile s'entremêle de tendances homosexuelles latentes ou refoulées (House of Bamboo en 1955) et l'affection sororale confine à l'inceste (Forty Guns). Quant à Griff et Grant, les héros masculins de The Naked Kiss dont l'amitié s'est nouée pendant la Guerre de Corée, ils ressemblent particulièrement au couple de flics de Crimson Kimono (1959) dont la camaraderie établie à l'occasion du même conflit militaire risque d'imploser dès lors que survient un tiers féminin.
Formidable cinéaste quand il propose des personnages féminins puissants (Charity Hackett dans Park Row, Jessica Drummond dans Forty Guns, Kelly dans The Naked Kiss), Samuel Fuller semble redevenir plus classique quand il indexe cette volonté fière d'indépendance sur le manque symptomatique d'un phallus identifié à une figure masculine stabilisatrice. Pourtant, si Charity et Jessica finissent vraisemblablement dans les bras de leurs opposants masculins, Kelly repart comme elle était venue, à nouveau seule après avoir expérimenté la nullité mimétique des figures masculines dont l'autorité respective (Griff est officier de police et Grant l'homme le plus puissant et respecté de la ville fondée par sa famille) représente in fine une sorte de tenaille consistant à coincer la vitalité de l'héroïne dans le cadre d'une mauvaise identification (à la prostitution pour Griff ou à la perversion pour Grant). Puisqu'elle est une prostituée, estime Grant, elle pourra entretenir ses pulsions perverses, pendant que, du côté de Griff qui aurait bien voulu qu'elle intègre le bordel hypocritement situé de l'autre côté de la frontière (comme le One Eyed Jack dans Twin Peaks en 1990 de David Lynch et Mark Frost), ce dernier s'aveugle à croire évident le fait que Kelly ait tué Grant en raison de sa fortune. Il y a même un effet d'étrange résonance dans les prénoms (Griff et Grant) qui viendrait renforcer leurs ressemblances, pendant que le caractère ambisexe du prénom Sandy porté par le personnage de Robert Ryan dans House of Bamboo envelopperait des ambivalences sexuelles qui d'ailleurs s'entretiendraient des crises de jalousie de son second prénommé... Griff (d'où le retour dans The Naked Kiss du terme japonais d'Ichiban répété dans House of Bamboo, ce numéro un qui veut dire beaucoup, notamment en termes de sous-entendu sexuel).
Les rivalités mimétiques d'un côté et les ambivalences sexuelles de l'autre trouveraient encore à s'envisager le long d'une ligne de différenciation vitale ou organique dont on sait qu'elle distribue dans l'œuvre fullerienne les phases d'accumulation végétale de l'énergie (sous la forme de prises longues ou de plans-séquence) et les décharges animales en gerbes explosives (sous la forme de contraction des mouvements de caméra ou de raccords disjonctifs). C'est encore l'obsession fullerienne quant à la question de l'infiltration (dans House of Bamboo, Les Bas fonds de New York – Underworld USA en 1960, Shock Corridor et même The Naked Kiss puisque Griff considère Kelly comme une infiltrée de mauvaise vie au sein de la petite cité supposée saine et tranquille) avère les déchirures que la vie inflige aux identités stables ou homogènes. C'est évidemment aussi la figure du traître parfois associée à celle du métis (dans Le Jugement des flèches – Run of the Arrow et La Porte de Chine – China Gate en 1957 ou encore Crimson Kimono) en réaffirmation de l'impossibilité de ne pas expérimenter le désir vitaliste de disjonctions identitaires. Ce mixte d'ambivalence et de rivalité connaîtrait encore des moments d'acmé privilégiés dans le choc entre régimes d'images hétérogènes, irruption des bandes d'archives dans Ordres secrets aux espions nazis – Verboten ! (1958), effets de montage schizo balafrant le film noir de lézardes expérimentales colorées (Shock Corridor), attaque du chien raciste dans le studio hollywoodien où l'on utilise au service de clichés touristiques le vieux truc des transparences (White Dog en 1982).
Il se trouve précisément ici que les images projetées à l'occasion de ce tournage ont été tournées à Venise, à l'instar des prises en amateur que Grant montre à Kelly afin de la séduire. Apprécier The Naked Kiss en regard de White Dog, c'est alors mieux comprendre la possibilité d'irruptions de la barbarie depuis l'intérieur des formes consensuelles attestant de la culture et par extension de la civilisation. De la même façon, les bandes magnétiques donnant à entendre La Sonate pour piano n°14 dite « au Clair de Lune » (1801-1802) de Ludwig von Beethoven (on retrouve son buste présent dans le bureau du docteur Fong dans Shock Corridor et la référence au musicien romantique revient souvent chez Samuel Fuller, dans Crimson Kimono, avec l'utlisation de la Cinquième symphonie dans Verboten ! jusqu'au titre du téléfilm tourné en 1973 en RDA et intitulé Tote Taube in der Beethovenstraße – Dead Pigeon in Beethoven Strasse) seront aussi celles contenant l'enregistrement de la comptine enfantine servant à exciter Grant. Du point de vue du rapport que le cinéaste entretient avec l'idée de culture, deux visions sont alors proposées selon que, dans Park Row, le journalisme induise une manière d'être et un rapport au monde combinant intégration des plus jeunes ou des étrangers dans une éthique professionnelle garantissant la liberté d'expression caractéristique de la démocratie étasunienne. Ou bien selon que, dans The Naked Kiss, les œuvres d'art caractérisant une culture universelle et humaniste échouent à protéger ou même servent à déguiser des tendances pulsionnelles ou barbares (ce que le nazisme aura tristement vérifié en regard de la culture germanique). Un se divise en deux et, pour la dialectique fullerienne, l'unité civilisationnelle promise par la culture peut se dissocier en puissances antagoniques d'individuation et de désindividuation, de sublimation et de désublimation.
Le libéralisme civil des opinions peut même dans Park Row induire un libéralisme économique autorisant une concurrence dont certains développements la font alors basculer dans la violence mafieuse de la castagne et des sabotages (ironiquement, un buste de Karl Marx apparaît dans le plan d'ouverture, Le Capital ayant alors connu à l'époque racontée par le film sa première traduction étasunienne). Dusty, le gamin de la bande de Phineas Mitchell qui finit hors-champ avec les jambes brisées ne pouvant pas ne pas alors furieusement ressembler aux enfants handicapés dont s'occupe Kelly dans The Naked Kiss, tous enfants qui sont non seulement témoins de la violence des adultes (motif obsessionnel depuis The Steel Helmet en 1950) mais qui sont traversés par elle au point où s'impose l'énigme de sa reproduction (c'est le cas du héros de Underworld USA comme de tous ceux que l'on voit dans les films de Sam Peckinpah). D'ailleurs elle-même se trouve à boiter, divisée entre son investissement dans la clinique orthopédique et les coups de chaussure qu'elle fait pleuvoir sur son proxénète, qui se poursuivront sur la mère maquerelle du bordel d'à côté pour se finir avec un combiné de téléphone sur la tête de son futur époux lorsqu'il lui révèle ses penchants pervers. Si « tout a commencé par les pieds » comme le disait le paléontologue André Leroi-Gourhan, l'insistance des plans de pieds dans la plupart des films de Samuel Fuller (avec, exemplairement, la célèbre course pieds nus de Run of the Arrow) exposerait une grande importance accordée aux forces qui font se mettre debout et marcher droit mais qui poussent aussi à la précipitation, au trébuchement et à la chute.
Les deux films mettent précisément l'accent sur les passions tristes qui font chuter les mieux installés, autrement dit les héritiers qui devraient normalement bénéficier des protections matérielles et symboliques garanties par les capitaux familiaux de longue date accumulés mais qui pourtant ne peuvent s'empêcher d'ouvrir eux-mêmes l'abîme qui risque de les engloutir. Un héritier dilapide l'héritage, voilà a minima ce que partagerait Park Row et The Naked Kiss. C'est l'héritière Charity Hackett dont l'ascendance prestigieuse et la richesse tant économique que culturelle (elle sait parler le français et l'allemand) l'encouragent malgré tout à mettre des bâtons dans les roues à l'entreprise de son ancien employé Phineas Mitchell dont la foi en son métier fait vivre un credo oublié par celle-là même qui a fini par devenir la gestionnaire d'un patrimoine. Au point d'encourager involontairement le recours aux formes habituellement privilégiées par le gangstérisme afin de faire taire la concurrence. L'héritière comprenant enfin que l'entretien du feu du credo étant plus vital pour l'avenir du journalisme que la concentration oligopolistique et l'appauvrissement d'un métier qui du coup garantit moins la liberté d'expression que la prescription populiste ou démagogique des opinions. Dans The Naked Kiss, Grant est cet autre héritier secrètement tiraillé par un désir contradictoire, concernant tantôt la mobilisation des capitaux disponibles (sous la forme d'œuvres de charité) afin de perpétuer la domination symbolique de la lignée à laquelle il appartient, tantôt la consommation incendiaire de cette richesse en conséquence de l'irrémédiable satisfaction de l'aiguillon pulsionnel. Alors que Phineas Mitchell incarne la perpétuation éthique du credo au point de susciter un enthousiasme populaire auquel finit par se rendre et se ranger Charity Hackett, Kelly paie chèrement le prix du triomphe de la vérité en devant malgré tout s'exiler du lieu qu'elle considérait comme un havre de paix.
L'avènement de la vérité consumant de manière inoubliable les deux tendances narratives de The Naked Kiss, à savoir le polar d'un côté et le mélodrame de l'autre, lorsque la petite fille abusée par Grant soulage l'héroïne en racontant innocemment les drôles de jeux de son « oncle ». Ces jeux qui de manière différée font résonner autrement, et terriblement, les bouteilles de champagne que Kelly tentait de vendre lors de son arrivée à Grantville en en désignant le contenu par la métaphore de « l'écume d'ange ». C'est justement parce que les larmes versées à ce moment-là par Kelly ne peuvent départager la joie d'être innocentée et la tristesse d'une vérité établissant l'horrible viol de l'innocence d'une enfant qui ne le comprendra que bien plus tard que l'exil devient absolument nécessaire. Et il deviendra même avec ce film celui de son auteur éloigné d'une industrie ne sachant plus quoi faire de telles bombes cinématographiques anarchistes explosant à la face consensuelle de l'hypocrisie étasunienne.
Devant les films de Samuel Fuller, en particulier Park Row et The Naked Kiss, on pense beaucoup aux derniers cours donnés par Michel Foucault au Collège de France concernant ce que l'école cynique des Grecs anciens nommait la « parrhêsia » (cf. Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France 1984, éd. Galimmard/EHESS-coll. « Hautes études », 2009). Autrement dit, il n'y a de vérité qu'en ce qu'elle trouve à s'articuler avec les motifs associés du courage (de la dire), de la liberté (d'oser s'en réclamer) et de l'altérité (dire la vérité, c'est dire autre chose que l'opinion qui ne professe que le même). La vérité engagerait ainsi dans la perspective foucaldienne un athlétisme de la provocation et les films du cinéaste ne sont en effet réellement provocateurs (plutôt que seulement provocants) qu'en raison de cette vitalité voulant témoigner de l'énergie des pionniers du journalisme moderne. Comme elle veut légitimer la rage de figures marginales stigmatisées par ceux-là mêmes qui sont victimes de cécité devant la réalité d'un mal autrement moins visible et pourtant plus réel. Le courage fullerien de la vérité trouvera alors à s'exprimer ici selon deux contextes bien spécifiques.
Avec Park Row, l'enthousiasme est tellement communicatif qu'il ne peut être que le fait de quelqu'un qui sait de quoi il parle et qui clame l'amour de ce qu'il montre en rappel fidèle de ce qu'il a connu. Ce film que Samuel Fuller préférait parmi tous ceux qu'il avait réalisés irradie dans tous les plans un amour du journalisme digne de l'apologie attribuée à Bernard Shaw : « Le journalisme (...) est la plus haute forme de littérature, car toute la littérature la plus haute est du journalisme » (cité par Samuel Fuller in New York années 30, éd. Hazan-coll. « Lumières », 1997, p. 37). Comme si ce dernier avait réussi à effectuer une improbable synthèse entre Howard Hawks (pour le collectif masculin soudé par une même éthique professionnelle) et Raoul Walsh (pour l'énergie consistant à comprimer dans la vive allure de la narration plusieurs niveaux de réalité sociale), Samuel Fuller témoigne avec ce film d'un monde dont il est issu tout en racontant sa généalogie de telle sorte que l'on comprenne qu'elle soutient puissamment son geste cinématographique (en sus bien sûr de la guerre et la découverte des camps de concentration qui en a historiquement résulté). Le cinéaste sait ainsi rendre compte des pratiques et des rituels (l'encre sur la figure et les articles rédigés sur les manchettes de chemise) comme des noms et des événements (du procès historique de l'imprimeur John Peter Zenger acquitté en 1735 aux figures tutélaires de Benjamin Franklin et Horace Greeley en passant par le linotype, ancêtre de la machine à écrire, d'Ottmar Mergenthaler ou bien encore par la fameuse métaphore du quatrième pouvoir d'Edmund Burke) constitutifs d'une histoire à laquelle l'incorporation fidèle relève d'une obligation éthique.
Capable aussi de propulser l'urgence documentaire au sein d'une reconstitution historique par ailleurs obsédée par l'idée même d'actualité (journalistique), le réalisateur s'est également amusé à redistribuer via les tours et détours de sa fiction les cartes de l'histoire et de l'autobiographie. En effet, Phineas Mitchell a beau s'appuyer explicitement sur l'exemple de Joseph Pulitzer, il semble à plus d'un titre en être le double fictionnel, comme le personnage du vieux journaliste Josiah Davenport paraît être le reflet de celui d'Arthur Brisbane. Parce que la concurrence entre le Globe de Phineas Mitchell et le Star de Charity Hackett, à son point de plus haute intensité au moment du lancement de la souscription en 1886 permettant de faire construire le socle sur lequel doit reposée la Statue de la Liberté, recoupe de manière structurale la rivalité entre le New York World fondé en 1883 par Joseph Pulitzer (qui s'en était servi par la même histoire de collecte de fonds) et le New York Morning Journal racheté en 1895 à son propre frère Albert Pulitzer par William Randolph Hearst (l'homme qui inspira par ailleurs le personnage de Charles Foster Kane à Orson Welles). La fusion en 1934 des deux journaux appartenant à l'empire Hearst, le New York Morning Journal et le New York Evening Journal, a permis de fonder le New York Journal-American ou New York Journal au sein duquel s'est formé Samuel Fuller lui-même. Autrement dit, le cinéaste a projeté des éléments de sa propre biographie dans l'histoire caractérisant la génération de ses aînés, tout en jouant à fond le rôle paradigmatique du traître puisque sa préférence accordée au personnage de Phineas Mitchell contre celui de Charity Hackett signifierait aussiqu'il se sent plus proche de Joseph Pulitzer que de William Randolph Hearst, alors même que le journal appartenant au second lui a permis de devenir un spécialiste des affaires criminelles aux côtés de son mentor Arthur Brisbane, formé à l'école de Joseph Pulitzer.
Ce savant mélange des noms et des temps propre à Park Row résonnerait encore avec le détonant mélange des normes et des genres pratiqué par The Naked Kiss (précédé en cela par Pickup on South Street, mélange de polar et de film d'espionnage) entrecroisant le polar et le mélodrame au nom d'un renversement nietzschéen des valeurs (la prostituée incarnant la morale contre celui qui, censé la figurer de manière exemplaire, la trahit au plus haut point en cédant à ses obscures pulsions). Et l'on a vu que ce sens de l'hétérogénéité s'accomplit admirablement dans une forme filmique qui, d'un côté, peut penser ses rythmes en articulant plans-séquences plutôt statiques (dans House of Bamboo et The Naked Kiss), mouvements de caméra anguleux ou athlétiques (certains plans de Park Row et Pickup on South Street) et raccords disjonctifs (Shock Corridor). Et qui, de l'autre, s'autorise des chocs visuels (les bandes d'archives dans Verboten ! et les images en couleurs de Shock Corridor) d'un modernisme un peu trop turbulent pour les manières consensuelles réglant le régime de représentation hollywoodien. Jean-Luc Godard, s'il saura se souvenir du vitalisme disjonctif fullerien au point de lui reprendre quelques idées baroques (le point de vue subjectif dans un viseur de carabine de Forty Guns repris via l'entonnoir d'un journal dans A bout de souffle en 1959) et de le convoquer à jouer son propre rôle dans Pierrot le fou (1965), partage peut-être par-dessus tout avec lui ce même courage de dire le vrai, ce courage de la vérité au nom duquel justifier éthiquement le passage nécessaire par la provocation. Comme son cadet de la Nouvelle Vague, Samuel Fuller est donc ce « parrhesiaste » qui a pris les risques caractérisant le courage de la vérité pour autant qu'il n'a pas oublié la double généalogie de cette audace au fondement même de toute politique démocratique et de toute critique radicale des impensés barbares de toute culture : d'un côté la bonne école en termes de formes narratives et de récits que fut le journalisme new-yorkais ; de l'autre l'expérience de la guerre et la libération des camps de concentration à laquelle a participé le soldat qu'alors il était, avec en bandoulière sa petite caméra 16 mm.
« C'est comme la différenciation de la vie selon Bergson : la plante, ou le végétal s'est donné pour tâche d'emmagasiner l'explosif, sur place, tandis que l'animal s'est chargé de le faire détoner, dans des mouvements brusques. C'est peut-être l'originalité de Fuller, d'avoir porté cette différenciation au maximum, quitte à procéder par saccades et casser les enchaînements (…) Ce qui compte chez lui, c'est cette extrême dissociation qui redouble chacun des deux côtés de la violence [le végétatif et l'explosif], et qui opère parfois une inversion des pôles : c'est la situation qui atteint alors à un sombre naturalisme » (Gilles Deleuze, Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 215-216). « Chef-d'œuvre du cinéma barbare » comme l'avait justement qualifié Jean-Luc Godard, Shock Corridor pousse à un point de radicalité extrême cette double tendance esthétique à l'accumulation végétative de l'énergie (les scènes s'étirent doucement lorsque la folie semble se lover dans des stases ou des absences habituellement privilégiées) et sa détonation, animale et explosive (les raccords fulgurent en brisant la transparence classique du découpage lorsque la folie atteint de façon inattendue un palier d'expression et d'intensité furieuse).
L'un des plus grands films de Samuel Fuller voulant alors filer la double métaphore (politique et artistique) décrivant la situation même du cinéaste étasunien en regard de son propre pays comme face à Hollywood : une situation littéralement critique. A l'instar des balafres de noir giflant les plages blanches de l'image (due à Stanley Cortez, le grand chef opérateur de The Magnificent Ambersons d'Orson Welles en 1942, Secret Beyond the Door de Fritz Lang en 1948 et The Night of the Hunter de Charles Laughton en 1955), la critique ravageuse de l'institution asilaire envisagée comme espace institutionnel administrant et identifiant l'anormalité pathologique se double d'une charge allégorique à l'adresse du pays entier considéré comme un asile de fous, tout en impliquant la représentation à forte charge hallucinatoire de la dégradation propre à une industrie cinématographique en crise remâchant ses archétypes pour les recracher en figures effrayantes et monstrueuses. L'exposition la plus brutale de la vision fullerienne s'établissant enfin à partir d'une interrogation perpétuellement relancée concernant le principe classique et normatif de l'identité de soi avec soi-même puisque, ici comme dans la dialectique hégélienne, le faux est toujours un moment du vrai.
Et cela afin d'affirmer, à l'instar encore une fois du personnage shakespearien d'Othello, qu'être consiste à ne jamais vraiment être ce que l'on est, ce que l'on veut ou dit ou croit être. Ce qui viendrait alors suturer de manière cohérente tous ces niveaux d'analyse différents tels les morceaux d'un manteau d'Arlequin, c'est précisément cette ligne de coupure et de différenciation de la vie selon qu'il s'agisse pour elle d'accumuler de l'énergie sur un versant végétatif ou bien de la dépenser violemment sur celui de l'animalité détonante. Mais cette ligne de différenciation vitale connaît aussi une forme incontournable de butée l'obligeant à revenir pour retraverser en tous sens les registres hétérogènes du film. C'est que l'entière dynamique du film de Samuel Fuller s'articulerait effectivement de cette façon-là, la logique asilaire (voire concentrationnaire) de l'institution étant exemplifiée par ce long couloir principal communément désigné par les internes et les internés comme étant « La Rue » le long de laquelle les fous, tantôt adoptent des postures statiques et végétales, tantôt se voient pris de violentes convulsions en hurlant comme des animaux.
Mais ce couloir ouvre aussi le regard sur la tache aveugle d'une illusion d'optique à peine visible puisque la profondeur de champ entretenant la possibilité d'une ligne de fuite révèle sa facticité de mur masqué par un trompe-l'œil (et les acteurs choisis pour déambuler devant étaient des nains afin de renforcer l'illusion). Peinte afin de donner à l'endroit d'un décor cheap et clos sur lui-même l'illusion d'une profondeur promettant une ouverture, l'image fallacieuse (complémentaire du registre anamorphique justifiant dans White Dog notre comparaison avec Les Ambassadeurs de Holbein) attesterait ainsi des artifices d'une institution bornée dont le programme est censé assurer la guérison, comme d'une entreprise d'infiltration obstinée qui s'immisce dans ses murs pour porter la révélation journalistique de ses impasses criminelles. Jusqu'à ce que, en réponse à une ouverture promise mais dont la promesse est déçue par la compréhension intuitive (et intuitivement partagée peut-être autant par les internés que par les spectateurs eux-mêmes) d'une profondeur fausse et illusoire, l'explosion succède aux pressions diversement exercées par le jeu des institutions concurrentes, d'un côté la médecine clinique couplée à l'asile psychiatrique et de l'autre le titre de presse et la pratique journalistique, en leurs contradictions respectives.
Ainsi Shock Corridor, en se voulant comme l'a fait justement remarquer Jacques Lourcelles un « film-somme » pour Samuel Fuller (in Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 1990, p. 1369) traitant de la violence et du journalisme, de l'infiltration et de la trahison, du racisme et de la folie, se présente esthétiquement comme un concentré explosif de la manière fullerienne que l'étroitesse du budget d'une petite production de série B aura moins desservi que le contraire. On a précédemment évoqué le mur du fond de la « Rue » en trompe-l'œil et l'on sait aujourd'hui que le cinéaste a machiné sa bombe cinématographique dans le petit studio qui avait accueilli presque trente ans auparavant le tournage du Mouchard – The Informer de John Ford en 1935 (déjà une histoire de trahison, par ailleurs le film préféré de Samuel Fuller). Tout en se débrouillant pour que les trombes d'eau s'abattant dans le couloir et assiégeant mentalement l'esprit dérangé de John Barrett servent aussi à détruire le décor afin d'empêcher les coproduteurs (Sam Firks et Leon Fromkess) de contraindre le cinéaste ayant participé à la coproduction de son film à devoir tourner des séquences additionnelles (peut-être Quentin Dupieux s'est-il souvenu de cette idée pour les séquences de bureau dans Wrong en 2013).
Et c'est également cette précarité économique à laquelle aura souvent été habitué Samuel Fuller qui permet d'accuser de manière encore plus nette et explicite le caractère allégorique, pluriel et disjonctif d'un opus magnum de facture modeste dont le vitalisme furieux et électrique aura alors été superbement capable de retourner des défauts de fabrication en qualités d'expression d'une radicalité cinématographique qui laisse encore aujourd'hui pantelant. Ainsi, l'à peu près forcené du jeu des acteurs, le montage aux coupes apparemment aléatoires et le systématisme du scénario peuplé de figures archétypales se renversent dialectiquement en décharges de grotesque à la limite indistincte du sublime et du ridicule relayées dans la forme filmique elle-même alternant contractions et explosions au risque de la schizophrénie (ici, un champ-contrechamp semble diviser du point de vue du faux patient et vrai journaliste infiltré la figure du médecin l'interrogeant, ailleurs deux lits côte à côte appellent presque un split-screen avérant le mimétisme troublant de la raison intermittente du vrai fou et de la folie clignotante du simulateur).
Shock Corridor raconterait alors comment la folie des internés entretenus dans leur folie par l'institution censée les guérir alors qu'elle se contente de la concentrer entre eux finit par contaminer ou absorber la bonne santé de celui (le journaliste Johnny Barett interprété par Peter Breck dont le sens du grotesque préfigure le désastre joyeux actuellement incarné par Charlie Sheen) qui joue à se faire passer fou afin de mener de manière contrebandière l'enquête lui permettant de résoudre un crime susceptible de lui faire remporter le prestigieux Prix Pulitzer. Mais au point de réussir si bien son entreprise qu'elle finit par transgresser la ligne de démarcation distinguant d'un côté la folie simulée de la simulation qui, de l'autre, travaille à pousser la folie comme virtualité sur la pente de son actualisation. Il s'agit donc d'une fiction qui se propose au départ de jouer au jeu classique du « whodunit » (« Qui a tué ? » en français) en déclinant le principe policier du détective privé avec la figure du journaliste chargé d'identifier un meurtrier, mais dont la liberté gagnée depuis la pauvreté matérielle l'autorise à se gonfler en folle parabole d'une folie partout disséminée.
Dans la tête et dans les structures, dans l'asile et en dehors, chez les fous qui simulent la raison et chez les simulateurs qui ignorent en eux le travail de sape de la déraison. Une folie circulairement résumée par une citation d'Euripide placée en ouverture et clôture du film (« Celui que Dieu veut détruire, il le rend fou ») et qui s'accomplit en cauchemar objectif troué, giflé ou zébré par toute une série de visions à la charge déflagratoire et hallucinatoire. Mais surtout, cela n'est pas seulement raconté, la chose est littéralement matérialisée dans la forme filmique elle-même, comprimant de manière schizo dans le film noir des éclairs expérimentaux, intercalant l'alanguissement (c'est le caractère zombique des internés, entre les spectres de Carnival of Souls de Herk Harvey en 1962 et les futurs mors-vivants de Night of the Living Dead de George A. Romero en 1968) et l'éruptif (des crises individuelles ou collectives s'affirmant à trois reprises en visions en couleurs déchirant la continuité en noir et blanc, rappelant le choc des bandes d'archives des procès de Nuremberg dans la fiction racontée dans Ordres secrets aux espions nazis – Verboten ! en 1958 et anticipant aussi l'attaque du chien de White Dog en 1982 déchirant dans un studio le recours à la vieille transparence hollywoodienne). Comme l'explosion succède à l'emmagasinage de l'énergie accumulée selon la ligne de différenciation vitale décrite par Henri Bergson et reprise par Gilles Deleuze dans son analyse du style naturaliste de Samuel Fuller, déjà parfaitement à l'œuvre dans Pickup on South Street et atteignant son point paroxystique dans Shock Corridor.
Le principe initial – on aimerait dire, métaphoriquement, la rampe de lancement – du missile Shock Corridor rappelle celui qui commandait L'Invraisemblable vérité – Beyond a Reasonable Doubt (1956) de Fritz Lang, autre production de série, géniale même si matériellement fauchée (au point d'avoir précipité le désir du cinéaste d'origine autrichienne d'en finir alors une fois pour toutes avec Hollywood). Il s'agira donc pour les héros des deux films respectifs (qui partagent d'ailleurs significativement le métier de journaliste) de tricher avec une institution étatique socialement répressive et l'on saisit déjà avec ce rapprochement que l'on aurait à chaque fois affaire à une fiction métaphoriquement auto-réflexive à propos d'un réalisateur devant tricher lui-même avec le système hollywoodien afin d'en dire l'invraisemblable et choquante vérité. Cette tricherie trouve manière à se légitimer afin de démontrer et démonter, dans Beyond a Reasonable Doubt, le caractère fallacieux du mécanisme interne du tribunal indexant l'exercice de la justice sur l'application de la peine de mort alors que cette dernière peut tragiquement induire une erreur judiciaire. Ou bien, dans Shock Corridor, la tricherie consiste à révéler l'insanité de l'institution psychiatrique par la révélation du meurtre qu'elle abrite et qui porte la promesse pour le journaliste qui rendra publique sa résolution d'obtenir une grande reconnaissance professionnelle, l'identité mise à jour du meurtre de l'interné poignardé impliquant en conséquence la responsabilité institutionnelle dans l'existence d'un abus de pouvoir.
Mais, dans les deux cas, la tricherie au nom des impasses criminelles établissant pour les institutions légales et rationnelles la part d'illégitimité qu'elles recèlent, autrement dit la mise en scène au service de la vérité et contre la violence, c'est-à-dire encore l'usage du faux en vertu dialectique de la victoire du vrai deviendra selon un ultime nouage ou tour d'écrou un piège se retournant brutalement contre ses instigateurs. Ou bien, comme chez Fritz Lang, parce que la mise en scène révèle son double fond en trahissant un souci bassement intéressé d'instrumentalisation de l'appareil judiciaire afin d'effacer les traces d'un meurtre réellement commis par le héros. Ou bien, comme chez Samuel Fuller, parce que le héros arrive certes à obtenir le fin mot de l'histoire censé conclure positivement son enquête (le patient Sloan a été poignardé par l'affable infirmier Wilkes parce que le premier était au courant des viols à répétition dont le second s'est rendu coupable à l'encontre de plusieurs femmes internées), cette obtention se payant au prix fort d'un basculement sans retour dans le réel d'une folie qui aurait dès lors rompu avec les digues protectrices de la simulation. Avec les journalistes Tom Garrett (joué par Dana Andrews) de Beyond a Reasonable Doubt et John Barrett de Shock Corridor, nous avons bel et bien affaire à une même parabole proverbiale (du genre « Tel est pris qui croyait prendre ») attentive à radicalement contrarier toute croyance simpliste dans les pures intentions d'une presse s'identifiant au fameux « quatrième pouvoir » (métaphore citée dans Violence à Park Row – Park Row en 1952) censé permettre à la société civile de compenser les trois autres pouvoirs (parlementaire, législatif et donc judiciaire) au service de l'exercice et de la domination de l'État.
La double critique de la dégradation de l'industrie hollywoodienne comme de la caractérisation allégoriquement asilaire du pays tout entier se doublerait donc elle-même d'une autocritique adressée par un ancien journaliste à son propre champ professionnel d'origine en tant qu'il serait propice à abriter des entreprises moralement ambiguës, d'autant plus quand celles-ci servent ou sont servies par la volonté de pouvoir de sujets narcissiques au point de se croire maîtres dans la manipulation et la traversée des apparences. Sauf que, chez Fritz Lang, la tentation de la maîtrise vaut in fine pour dissocier symboliquement le cinéaste des figures qui valent pour représenter ses doubles obscurs en désignant les limites objectives auxquelles se confronte la volonté individuelle du démiurge croyant fallacieusement que l'autorité de ses mensonges pourrait absolument court-circuiter et neutraliser les contingences dont est couturé le monde. S'agissant du film de Samuel Fuller, la volonté de pouvoir se comprendrait plutôt en volonté de savoir partagée tant par Johnny Barett que par le dresseur Keys dans White Dog, en plus de patauger dans une sorte de mélange de contentement et de fatuité équivalent au « racisme de l'intelligence » décrit par Pierre Bourdieu. Et celle-ci se moule surtout à l'intérieur de cette perspective allégorique ou parabolique défendue par l'auteur au nom d'un imparable principe de démonstration concernant un désir de vérité capable précisément ici d'abolir le fondement rationnel qui le soutient afin de toucher à un but qui ne serait dès lors plus que folie, et uniquement folie.
Avec Shock Corridor, Samuel Fuller déploie donc une cinglante critique de l'institution psychiatrique, quatre ans avant le premier documentaire de Frederick Wiseman intitulé Titicut Follies (1967), douze années avant One Flew Over The Cuckoo's Nest (1975) de Milos Forman adapté d'un roman de Ken Kesey (écrit par ailleurs un an avant la réalisation de Shock Corridor). Plus récemment, et pour rester strictement aux États-Unis, Martin Scorsese en réalisant Shutter Island (2009) d'après Dennis Lehane aura rendu hommage à l'auteur à la fois de Shock Corridor (puisque l'action du film se passe dans un asile) et de The Big Red One en 1980 (puisque le héros ayant forclos son internement asilaire est également victime d'un traumatisme ayant pour raison la découverte des camps de concentration à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Mais l'époque de la réalisation du film de Samuel Fuller est également dévolue aux travaux respectifs du philosophe Michel Foucault et du sociologue étasunien Erving Goffman et cette contemporanéité rend d'autant plus étonnante l'analyse fullerienne, proche en certains points des descriptions foucaldiennes et goffmaniennes alors même qu'elle s'inscrit dans un registre narratif plus divertissant et, partant, prétendant à moins de légitimité.
Michel Foucault avec son Histoire de la folie à l'âge classique en 1961 aura su en effet identifier le positivisme inhérent à la pratique de l'internement asilaire à la description de sa « seule réalité concrète : le couple médecin-malade en qui se résument, se nouent et se dénouent toutes les aliénations », une réalité aveugle aux distinctions entre folie, non-folie et simulation parce qu'en son fond la psychiatrie « demeure étrangère au travail souverain de la déraison » (éd. Gallimard-coll. « Tel », 1972, pp. 628-632). A ce titre en effet, la cécité médicale du docteur Cristo (John Matthews) incapable de déceler chez son nouveau patient le faussaire accentue la cécité de ce dernier au point de renforcer chez lui la pente faisant transition entre la simulation et la déraison. Quant à Erving Goffman, il aura pour sa part voulu montrer, à la suite de nombreux stages en institution psychiatrique effectués pour la rédaction également en 1961 de son ouvrage Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus (éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1968), que le caractère « total » de l'institution asilaire repose sur deux coupures (dedans-dehors et internés-personnel) en regard desquelles il faut comprendre comment la personne internée et civilement morte arrive à déployer des trésors d'invention en termes de stratégies d'action afin de subvertir la « routine », individuellement comme collectivement. Par exemple, en détournant les objets d'usage de leur fonction habituelle afin de fourbir à partir de tels moyens de fortune des « expédients » consistant à réinjecter du subjectif à l'endroit d'une entreprise légale consistant objectivement au triomphe social de la dépersonnalisation. Ce que fait dans le film de Samuel Fuller un interné noir avec des taies d'oreiller transformées en cagoules caractéristiques des suprématistes blancs afin de faire monter dans la « Rue » la rumeur des émeutes raciales qui déchiraient alors la société étasunienne.
L'anarchisme de Samuel Fuller atteint un tel niveau d'exaspération qu'il ambitionne de mettre à nu toutes les formes de folie, traçant depuis son expérience autobiographique un trait commun entre la découverte de la folie concentrationnaire nazie, l'arbitraire de la violence asilaire et, plus tard avec White Dog, la brutalité des formes de dressage animalier. C'est dans Shock Corridor la folie interne à l'institution psychiatrique qui a pour vocation d'entretenir la coupure épistémique séparant socialement folie et non-folie, au risque que la concentration des individus identifiés comme fous auto-entretienne la folie des uns ou bien accentue celle des autres. C'est aussi l'autre folie venant du dehors qui, loin de ne s'exercer qu'à l'extérieur des murs de l'asile, rejaillit sous toutes ses formes sociales (l'interruption de la carrière de chanteur du personnage de Pagliacci au principe de sa déraison et du meurtre de sa compagne par exemple) ou politiques (les échos de la résistance de la réaction blanche aux processus de déségrégation) dans un dedans expérimentant l'impossibilité d'un hermétisme censément assuré par la vieille coupure épistémique décrite par Michel Foucault. C'est enfin la folie présidant à l'« illusio » spécifique au champ journalistique (comme l'aurait dit Pierre Bourdieu, par ailleurs introducteur en France du travail sociologique d'Erving Goffman) mais aussi médical (incarné par le professeur en simulation de Johnny, le docteur Fong) qui peut potentiellement hisser la quête de la vérité au-dessus de toute mesure rationnelle, éthique individuelle ou morale collective. Hybris en attente des réponses brutales d'une némésis peut-être inconsciemment appelée par le journaliste prométhéen qui aurait été alors moins préoccupé par la rétribution symbolique propre à la révélation de la vérité cachée que par le basculement désiré dans une déraison le sauvant de tout, d'un métier peut-être secrètement exécré et de Cathy, une compagne peut-être inconsciemment détestée.
Il y aurait d'ailleurs à ce titre quelque chose de savoureux (et il en va d'un certain savoir dans cette saveur-là) à voir un homme simuler un penchant capillaire et fétichiste d'origine incestueuse afin de justifier son internement clinique potentiellement sous-tendu par un réel clivage de nature fétichiste ayant pour objet Cathy (Constance Towers que l'on retrouvera donc dans Police spéciale – The Naked Kiss l'année suivante). Celle qui se fait passer aux yeux de l'institution asilaire pour sa sœur travaille en tant que strip-teaseuse dans une boîte minable où son numéro censément érotique et frôlant le ridicule est entrecoupé par des plans montrant les coulisses où ses copines préparent le blaireau et la mousse pour se raser les jambes. Il s'agira moins pour Samuel Fuller (qui apparaît d'ailleurs en photographie sur le mur des coulisses) de rabaisser un personnage féminin amplement dominée socialement que de rendre compte d'un érotisme appauvri et vulgaire que la société étasunienne dans son libéralisme populiste accepte et dans son consumérisme permissif promeut. Un érotisme qui dégoûterait par ailleurs tellement Johnny qu'il s'accroche à son rôle de faussaire afin de refuser les élans de tendresse de sa compagne. Quelle ironie alors que d'articuler la débandade imprévue du numéro d'effeuillage de Cathy avec l'image à plusieurs reprises évoquée de la Statue de la Liberté, symbole étasunien de l'intégration et du creuset démocratique, notamment dans un article revenu du finale de Park Row et placardé sur le mur du bureau du patron du héros datant du moment historique de son... dévoilement. La débandade serait alors aussi celle d'un symbole, et plus généralement celle d'un pays fou d'identifier strictement liberté démocratique et libéralisation des mœurs, appauvrissement conséquemment réciproque de l'une et de l'autre.
L'archaïsme de la technique cinématographique consistant à ce que Shock Corridor propose l'incrustation en surimpression d'une Cathy miniaturisée hantant les rêves de John viserait aussi à matérialiser l'image même de la chosification dont sa compagne serait socialement la victime. En même temps que cette réification dispenserait une puissance d'angoisse masculine quant aux nouvelles formes d'exposition du féminin qui trouverait à se prolonger dans l'attaque des nymphomanes aussi effrayantes que celle de Barberousse (1965) d'Akira Kurosawa. Et qui déboucherait sur la perte provisoire de la voix du héros (elle-même déjà divisée entre une voix classiquement in et une voix off résonant de manière si artificielle qu'elle semble provenir de l'extérieur du cadre ou de la tête du héros, comme issue d'un dehors plus grand que tout dehors, virtuellement déraisonnable). Un symptôme évident d'une castration déjà métaphorisée dans la réduction fétichiste de l'image onirique et angoissante de Cathy s'amusant à le titiller (on a déjà vu comment Sandy joué par Robert Ryan sublime cette angoisse d'une masculinité qui voudrait se dissocier d'une féminité incontournable et socialement complémentaire en excès de sentimentalité à l'endroit d'Eddy préféré au second jaloux Griff dans House of Bamboo en 1955).
Enfin, cette logique fétichiste impliquant un processus de réification trouverait à étonnamment s'accorder avec l'irruption intempestive d'images en couleur montrant une tribu amérindienne d'Amazonie, les fanfreluches de la strip-teaseuse entrant alors en correspondance avec les décorations rituelles des indigènes. Ces images appartiennent en fait aux essais filmés par Samuel Fuller alors qu'il s'était lancé en 1955 dans l'entreprise inachevée d'un tournage au Brésil pour un film qui aurait dû s'intituler Tigrero, comme d'autres ont été tournées au Japon appartenant aux repérages (apparemment en super-8) des décors réels ayant servi pour House of Bamboo tourné la même année. Et, dans l'accord étrangement proche des images culturellement si éloignées, se cristalliserait l'idée universellement partagée du masque à l'instar de celui de Bouddha posé sur un mur du local d'habillage des strip-teaseuses, masques respectifs du faussaire et de la strip-teaseuse, masque aussi des institutions qui intègrent ou protègent moins qu'elles excluent et répriment. Et seraient également attestées les homologies structurales conjoignant deux formes de pensée archaïque ou magique, l'une sauvage comme l'aurait alors dit Claude Lévi-Strauss et l'autre pas définitivement domestiquée par les principes de la rationalité instrumentale pour parler comme Max Weber. Archaïsmes des sociétés modernes en miroir de ceux caractérisant pour le sens commun les sociétés dites primitives : autrement dit, il s'agit de toucher du doigt ce primitivisme propre à la modernité occidentale et dont la guerre serait chez Samuel Fuller le paradigme, proposant déjà une situation sociale privilégiant et même autorisant les états d'extrême sauvagerie et folie ainsi que le montrent la plupart des films de guerre tournés par le cinéaste, en particulier Merrill's Marauders (1962).
Quant à l'institution non plus militaire mais asilaire, elle travaillerait à substituer à la folie réelle, supposée ou simulée des internés, une situation légalisée et rationalisée d'aliénation dont l'origine est préfigurée par l'ensemble des rapports constitutifs de la société. Mais celle-ci se dédouanerait politiquement de ce qui rend fou ses citoyens en s'appuyant justement sur l'existence de l'institution identifiant la folie comme exception. C'est pourquoi, on l'a dit, Shock Corridor s'offre à la fois comme radicale allégorie des États-Unis représentée comme un asile de dimension nationale fréquenté par les incarnations vivantes des discours et des pratiques parmi les plus cauchemardesques du pays, et comme représentation hallucinante et hallucinée d'une industrie hollywoodienne envisagée (ou dévisagée en tant qu'elle serait défigurée) à l'image d'une clinique concentrant les archétypes figuratifs désormais abâtardis ou dégénérés qui avaient pourtant assuré son prestige mondial affaissé par le triomphe de la télévision. Avec d'un coté ses pathétiques starlettes à la Gilda, ses cow-boys manqués et son faux enquêteur finalement échoué dans sa schizophrénie catatonique et de l'autre ses films de genre électrocutés les doigts dans la prise et ses plaidoyers humanistes ou antiracistes cramés. La beauté intouchable des femmes protégées par l'aurade la star ? C'est dorénavant l'étalement de la violence sexuelle propre à la domination masculine et retournée par celles qui en ont été les victimes (y compris à l'intérieur des murs de l'institution) en nymphomanie anthropophage dont Johnny faillit à un moment être la proie (dans une séquence qui semblerait préfigurer Trouble Every Day de Claire Denis en 2001).
Le rêve américain s'incarnant dans l'image de la Statue de la Liberté ouvrant ses bras en guise d'accueil hospitalier aux pauvres et réfugiés du monde entier ? C'est maintenant la brutalité effarante du racisme sudiste incroyablement incorporée par celui qui en a été la cible privilégié alors qu'il était le premier étudiant afro-américain du coin. Et, à l'instar des nymphomanes (que Johnny décrit symptomatiquement comme des Amazones, autre connexion avec la série hallucinatoire d'images brésiliennes), le jeune homme noir aura fini lui aussi par retourner le stigmate (pour reprendre à nouveau le sociologue Erving Goffman, non plus celui de Asiles mais désormais celui de Stigmate. Les usages sociaux du handicap, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1975 [1963 pour l'édition originale]). Au point de s'identifier imaginairement aux dominants racistes, réinventer fantasmatiquement le Ku Klux Klan et s'attaquer à ses pairs racisés de « La Rue », ce qui vérifierait ainsi follement l'axiome universel déjà décrit par John Ford avec le personnage d'Ethan Hunt dans La Prisonnière du désert – The Searchers (1955) selon lequel ce que l'un hait chez l'autre c'est en réalité lui-même. La dignité des cow-boys ayant œuvré à la fabrication légendaire du pays ? C'est enfin, outre l'angoisse incarnée par le personnage de l'ancien professeur de physique atomique retombé en enfance et consécutive à la menace de la bombe atomique réchauffant sensiblement la Guerre froide régnant alors, la violence des mythologies westerniennes censées refouler les angoisses présentes en activant un anticommunisme compris non plus en vertu d'une conviction idéologique mais comme réponse personnelle aux trahisons de l'utopie américaine. Un anti-communisme lui-même trahi pour revenir aux soubassements primitifs de l'utopie étasunienne, le vieux Sud qui, s'il a perdu la bataille de l'histoire militaire, aurait en fait remporté la victoire de l'imaginaire collectif.
On notera enfin ici que le professeur de physique est interprété par Gene Evans, acteur récurrent chez Samuel Fuller (dans J'ai vécu l'enfer de Corée – Steel Helmet et Baïonnette au canon – Fixed Bayonets ! et dans Le Démon en eaux troubles – Hell and High Water en 1954) qui a surtout été le génial interprète de Phineas Mitchell dans Park Row, le rédacteur en chef combatif du journal Globe dont la une (fictive) consacrée au dévoilement de la Statue de la Liberté le 28 octobre 1886 est précisément affichée dans le bureau du boss de Johnny. C'est dire alors le pessimisme de Samuel Fuller réalisant d'une certaine manière avec Shock Corridor l'antithèse de son hymne enthousiaste livré avec Park Row au journalisme comme creuset intégrationniste et école de la démocratie, l'allégorie de la liberté dévoilée désormais réduite aux effeuillages d'une boîte sordide de strip-tease d'un côté, le défenseur de la liberté de la presse identifiée à la Statue de la Liberté dorénavant atteint de puérilisme de l'autre. L'asile de Shock Corridor, ce serait aussi bien le cinéma même de Samuel Fuller, marginalisé au sein de sa propre industrie, marginal en regard de son pays au point de partir pour vivre et tenter de travailler en Europe à partir du milieu des années 1960. Cette nef dantesque des fous qu'est donc Shock Corridor, digne de la toile éponyme peinte vers 1500 par Jérôme Bosch, semble comme foudroyée par des zébrures colorées et désanamorphosées (les images d'origine avaient été tournées en « Scope ») paraissant sortir tout droit de cerveaux embrumés après absorption de LSD (que consommait alors en grande quantité Ken Kesey, pape du psychédélisme et auteur de One Flew Over The Cuckoo's Nest).
Surtout, elle semble amonceler les débris païens ou modernes d'une culture universelle criblée de refoulés en tout genre (c'est Mozart chanté à tue-tête et jusqu'à plus soif par Pagliacci interprété par l'énorme Larry Tucker revenu du génial et méconnu Baby Boy Frankie – The Blast of Silence d'Allen Baron en 1961, le même bonhomme paraissant par ailleurs simuler une sodomie sur Johnny). En attendant le riche héritier de Police spéciale – The Naked Kiss (1964) qui cache derrière le prestige d'un nom au fondement de l'histoire de la cité où se réfugie l'héroïne jouée par Constance Towers une horrible entreprise de pédophilie. Et, au milieu de ce capharnaüm baroque riche en postures hystériques à la modernité hors-norme, cette ligne qui court enfin dans toute l'œuvre fullerienne. Une ligne qui passerait déjà par le tueur méprisé rejouant sur scène l'infamie de son crime dans le premier long-métrage de l'auteur, I Shot Jesse James (1949) et qui se prolongerait avec le héros éponyme du Baron of Arizona (1950) ayant vécu toute son existence sur le mode de l'imposture. Une ligne qui continuerait son énergique tracé avec le pickpocket roulant pour sa pomme entre communistes et anticommunistes dans Pickup on South Street et le flic infiltré de House of Bamboo trichant sur son identité afin de vivre incognito aux côtés des gangsters dont il cherche à faire démanteler la bande.
Une ligne qui persévérerait avec le soldat sudiste de Run of the Arrow (1957) voulant devenir amérindien parce qu'il refuse la victoire des Yankees puis avec la cow-girl de Forty Guns (1957) qui a mis de côté les obligations de la société patriarcale afin de gérer sévèrement ses affaires et qui mènerait jusqu'au pédophile de The Naked Kiss ainsi qu'au chien fou de White Dog accumulant dressage sur dressage jusqu'à une folie sans retour obligeant in fine les expérimentateurs volontaristes de l'antiracisme scientifique à l'abattre. Et cette ligne, qui relève aussi de la différenciation vitaliste distinguant accumulation végétale et détonation animale, serait enfin passée par les principaux personnages d'internés de Shock Corridor. L'étudiant afro-américain qui se prend pour un leader du KKK afin de se retrouver de l'autre côté du racisme affligeant le groupe de pairs pour lequel il s'est politiquement battu. Le soldat de la Seconde Guerre mondiale évoquant un « poilu » qui ne serait autre que Samuel Fuller lui-même et qui rejoue frénétiquement la bataille de Gettysburg (comme le fera plus tard un personnage de la série Twin Peaks) afin de faire oublier une double trahison (de l'américanisme pour le communisme nord-coréen et du communisme pour l'américanisme retrouvé dans ses fondations sudistes).
Et donc le journaliste qui simule la folie au prix de la plus grande déraison, victime du déluge qui virtuellement grondait à l'intérieur des replis de son cerveau et qui s'actualise en éclatant et emportant sa raison dans un torrent de boue charriant la bouillie historique, sociale et cinématographique du pays. Dix ans exactement avant L'Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Samuel Fuller dépassait déjà le familialisme freudien borné en montrant qu'on délire moins sur papa-maman qu'en branchement avec les délires objectifs du monde entier. A chaque fois donc, cette même ligne électrisant le partage du dehors (social) et du dedans (psychique) en caractérisant l'identité comme le produit instable et contradictoire d'un compromis précaire entre ce qui conditionne socialement la personnalité et ce qui psychiquement refuse un tel conditionnement, dès lors susceptible de toutes les transgressions, de toutes les trahisons, de toutes les lignes de fuite, jusque dans le mur en trompe-l'œil d'une déraison sans espoir de retour possible.
Ultime trahison que la folie, la plus radicale peut-être avec celle du canidé de White Dog qui aura fini par trahir son premier programme raciste, son attachement pour sa maîtresse et les efforts du dresseur afro-américain pour projeter à l'exception de ces deux derniers son hostilité sur la toile de l'univers entier.
« Autre chose à propos de Fuller écrivit Martin Scorsese dans sa préface au recueil d'entretiens initié par les Cahiers du cinéma au milieu des années 1980. Vous connaissez Sam. Il commence à vous parler. Une histoire entraîne une autre histoire et une autre... avec tant d'intensité, de passion. Eh bien, c'est la seule personne que je connaisse qui parle comme ça et qui sache aussi traduire cette passion sur l'écran. C'est très rare. Je connais beaucoup de gens qui racontent mieux les films qu'ils ne les réalisent. Il est incroyable. Il vit cette passion » (in Il était une fois Samuel Fuller. Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo, éd. Cahiers du cinéma, 1986, p. 11-12). En quelques bons mots balancés par un cinéaste qui parlait comme un journaliste au travail de la rédaction de son article sur sa machine à écrire ou bien comme un soldat armé de son fusil lors du débarquement en Normandie en juin 1944, voici donc ce que Samuel Fuller disait lui-même de ses films et, le disant, manifestait plusieurs années après cette même vitalité qui fut alors nécessaire à leur réalisation.
Ainsi, concernant Park Row : « Ce qui m'intéressait dans le sujet, c'était la grandeur de quatre ou cinq hommes représentatifs de la naissance du journalisme américain (…) Pour ce film, l'écriture, qui était le sujet du film, était très importante. Moi, j'écris avec la caméra. Et là, je voulais dramatiser l'importance de l'éthique d'une invention qui s'appelle l'écriture (…) Cela dit, l'écriture a toujours servi d'abord au pouvoir, aux riches. Mais ils ne pouvaient pas contrôler la pensée » (opus cité, pp. 175-179).
S'agissant ensuite de Pickup on South Street : « J'étais en train de tourner Hell and High Water. Tyrone Power est venu me féliciter : ''Vous êtes en première page du Los Angeles Times. Vous avez gagné le Lion de bronze à Venise...'' J'ai dit : ''Qu'est-ce que c'est que ça ?'' Je n'étais absolument pas au courant. Widmark non plus. Zanuck avait choisi ce film ''anti-communiste'' pour nous représenter dans un pays qui avait un Parti communiste très fort, et dans un festival dont M. Visconti, le juré numéro un était un communiste bien connu » (op. cit., p. 194).
A propos de House of Bamboo : « En général, un homme dit à des filles dans un bordel : ''La première qui me donne aux flics, je la tue.'' Si l'une d'elles le fait, et si l'homme ne la tue pas, on peut être sûr qu'il y a une raison. De même dans l'Armée, quand on n'arrive pas à tuer un type qui va être fait prisonnier et qui risque de parler, il y a une raison. C'est qu'il est votre ''Ichiban'', l’''Ichiban'' pas seulement de votre groupe mais de votre vie à vous. C'est une expression japonaise. Vous êtes l'Ichiban, le numéro un, dans la vie d'une femme. Dans le film, Robert Ryan le dit : ''Je suis l'Ichiban.'' Jusqu'à ce que l'autre arrive. Au Japon, ils ont tout de suite compris cette scène » (ibidem, p. 200).
Sur Shock Corridor : « La science-fiction, c'est non seulement l'incroyable mais l'inconcevable. Et le miroir de la société que j'ai donné dans Shock Corridor sera de la science-fiction dans cinq cents ans. Ce sera inconcevable. Les gens qui pensent ne croiront jamais que cela a pu être. De même, qu'un adulte se fabrique une cagoule, la mette sur sa tête, brûle des maisons et tue des gens, ce sera de la science-fiction » (ibid., p. 249-250).
Au sujet de The Naked Kiss : « Dans un premier temps, les gens de la ville veulent la crucifier. Elle a tué l'homme le plus merveilleux de la ville, un Saint ! Lorsqu'ils découvrent la vérité de la bouche même de l'enfant, ils s'excusent. Ils la trouvent sublime de les avoir débarrassés de cette vermine, de ce monstre, qui aurait pu s'attaquer à leurs enfants. Elle leur dit d'aller se faire foutre. J'ai filmé ce discours, mais je l'ai coupé. Ça ne pouvait pas passer dans une salle de cinéma : grâce à une pute, trois minutes d'air frais balayent la puanteur de cette ville » (ibid., p. 259).
Et, enfin, quelques mots de conclusion sur White Dog : « Les distributeurs ne veulent pas d'ennuis dans les salles de cinéma. C'est pour ça que le film n'est pas sorti aux États-Unis. La Paramount avait acheté le scénario. Ils savaient très bien que ce serait un film controversé. NBC devait distribuer le film. Ils ont changé d'avis en trois jours. Le film était ''inapproprié''. Cette histoire pourrait faire un livre à elle seule. Il y a tellement d'éléments politiques en jeu. Si vous êtes contre mon film au niveau de ce qu'il dit, vous êtes un raciste. C'est clair» (ibid., p. 327).
Comment dès lors ne pas être convaincu par les paroles d'un homme qui semble n'avoir jamais cédé sur ce courage de la vérité au double nom duquel (le courage) et de laquelle (la vérité) il a fallu impérativement raconter l'histoire d'une poignée de journalistes sans le sou démontrant aux gestionnaires des gros titres de la presse la supériorité de l'éthique professionnelle sur l'entretien d'un portefeuille d'actifs financiers (Park Row) ?
Comment dès lors ne pas être sensible à la furieuse nécessité de narrer comment deux êtres voués aux bassesses d'une survie identifiée au vol pour le premier et à la prostitution pour la seconde finissent par se reconnaître et se sauver l'un l'autre en s'extirpant mutuellement des chausse-trappes idéologiques de leur temps (Pickup on South Street) ?
Comment dès lors ne pas être estomaqué par l'audace d'une fiction qui fouaille dans le ventre du genre le plus codifié pour y dénicher la double série de contradictions résultant organiquement des conséquences pratiques en termes de gangstérisme de l'impérialisme étasunien en territoire japonais et appartenant concrètement à une virilité déniant absurdement l'homosexualité qui la suit comme un chien ou une ombre (House of Bamboo) ?
Comment dès lors ne pas être abasourdi par la puissances déflagrante d'une allégorie bricolée dans les hangars de la série B qui voit dans l'asile d'aliénés un fait social total suffisamment transversal pour connecter de manière quasi-structurale l'épars de toutes les folies, de l'industrie hollywoodienne au pays tout entier en l'histoire de ses fondations mythifiée (Shock Corridor) ?
Comment dès lors ne pas être éberlué par la radicalité d'un renversement nietzschéen des valeurs suturant la morale dominante à l'horizon duquel la prostituée stigmatisée figure silencieusement la persévérance d'une éthique solitaire devant la foule ahurie d'avoir jusqu'à présent cédé devant les effets symboliques du pouvoir social concentré entre les mains d'un pervers sexuel qu'elle cachait en son sein et en toute méconnaissance de cause (The Naked Kiss) ?
Comment ne pas enfin affirmer haut et fort que l'homme qui réalisa le film en conclusion duquel la bestialité raciste s'accomplit doublement depuis l'instrumentalisation de l'animal et dans la bêtise des formes seulement vertueuses de l'antiracisme mérite une reconnaissance d'autant plus éternelle qu'elle est absolument actuelle, à l'heure même où les saillies mimétiques de l'islamophobie et de l'antisémitisme étouffent le bruit des bombes israéliennes assassinant le peuple palestinien (White Dog) ?
Samuel Fuller, le cinéaste des plans longs tortueux tendus jusqu'à l'explosion des raccords et des personnages dont l'ambivalence consiste dans un mouvement vitaliste et disjonctif à trahir toutes les identités figées, n'incarne pas seulement l'un des grands réalisateurs appartenant à cet Olympe cinéphile consacré par l'institutionnalisation de la politique des auteurs. Car il est aussi, car il est surtout un nom précieux à l'égal de quelques autres, artistes, intellectuels, militants, en lequel il faut savoir entendre et reconnaître le « parrhésiaste » foucaldien. Soit l'homme du courage de la vérité qui par inspiration et stimulation nous donne courage. Et il en faut beaucoup du courage à l'époque où la vérité est particulièrement minoritaire et malmenée, eu égard aux pouvoirs gigantesques, pouvoirs économiques, politiques, technologiques, tous congruents et mobilisés afin d'assurer le triomphe planétaire de l'opinion, forme la plus inoffensive et la plus consensuelle, la plus affadie d'une passion démocratique dont Samuel Fuller demeure aujourd'hui une incarnation courageuse et encourageante, car vraie. « Ni dieu ni maître. Démocratie vaut anarchie, en ce sens » (Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, éd. Galilée, 2008, p. 57).
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