Égalité, équité, égalité des chances : de l'ordre des mots

Après la leçon de Jacotot sur l'égalité et l'émancipation universelle, il est bon de revenir sur le flou sémantique réel qui entoure aujourd’hui un emploi souvent aléatoire et confus de concepts radicalement différents en terme de signification, et dont les soubassements idéologiques sont moins complémentaires que réellement antagonistes, sinon inconciliables. Ce flou peut parfois affecter les propos de militant-e-s communistes libertaires alors même qu’ils combattent les discours et les actes des propagandistes actuel-le-s du néolibéralisme. C’est pourquoi il apparaît nécessaire d’opérer une clarification terminologique et idéologique afin de circonscrire les objets discursifs qui vont dans le sens du combat communiste libertaire et ainsi désigner ceux qui en sont l’exacte négation.

Pourquoi l’équité n’est pas l’égalité ?

Sans revenir sur les distinctions marxiennes (1) et relatives aux différentes formes historiques de l’égalité, égalité formelle lorsqu’elle repose sur l’universalisme abstrait des « droits de l’homme » qui sont en réalité les droits du bourgeois à exploiter le prolétaire, et égalité réelle lorsque tous les individus d’une société débarrassée de ses clivages de classe sont propriétaires de moyens de production assurant l’impossibilité pratique de profiter d’un système de domination économique tel que le capitalisme en incarne le dernier (l’ultime ?) avatar existant, il faut impérativement faire un sort aux différences fondamentales qui séparent radicalement une conception égalitaire de celle qui reposerait sur une notion aussi impressionniste que celle d’équité.

 

En effet, l’équité est ce jugement individuel du juste et de l’injuste provenant originairement d’une philosophie individualiste et subjectiviste des droits dits « naturels » au nom de laquelle le sentiment d’équité, toujours particularisé, s’oppose à toute forme de jurisprudence et de loi subsumée sous le cadre collectif et juridique des droits positifs (2). C’est pourquoi l’emploi contemporain du terme d’équité, remis au goût du jour par certains philosophes anglo-saxons libéraux tel John Rawls et introduit en France notamment par cet affidé du MEDEF qu’est Alain Minc dans son Rapport sur la France de l’an 2000, équivaut explicitement à mettre en place sur le plan du débat public un Cheval de Troie idéologique, visant la destitution du concept d’égalité qui oblige à une reconfiguration collective et totale des rapports sociaux, au profit d’une équité dont le caractère subjectiviste ne peut en rien bouleverser les inégalités structurelles existantes (3).

 

Des patrons comme Dassault, Lagardère, Pinault, Arnaud, Bolloré ainsi que leurs représentants étatiques peuvent arguer, et arguent en effet de l’équitable répartition des rôles sociaux en vigueur qui légitime la supériorité du propriétaire des capitaux et conséquemment des moyens de production sur celles et ceux qui ne disposent que de leur force de travail pour (sur)vivre – quand bien même c’est cette force de travail qui permet seule la valorisation du capital et sa profitabilité. C’est aussi au nom de l’équité que sont justifiées, notamment par la restriction du champ d’action du salaire socialisé en faveur de la protection sociale, une orientation monétariste de l’économie valorisant l’offre (c’est-à-dire les capitalistes) au détriment de la demande (soit le salariat) au nom d’une lutte contre l’inflation signifiant un rabotage des salaires, une extension des profits, et corrélativement l’inégale redistribution des richesses produites dans ce pays qui, en l’espace de vingt ans, a autorisé le passage de dix points de PIB (soit la bagatelle de 200 milliards d’euros) du camp du travail à celui du capital. Inégale redistribution d’un point de vue communiste quand cette redistribution peut apparaître équitable d’un point de vue plus restrictif (celui, libéral, du patronat dont la légitimité sociale est partagée par une fraction non négligeable du salariat). C’est enfin au nom de l’équité que le patronat a mis en avant, dans son projet dit de « refondation sociale », c’est-à-dire de destruction progressive des conquis sociaux de 1936, 1945 et 1968, sa stratégie individualiste et inégalitaire du contrat opposé à la loi dont l’application devrait être toujours démocratique, collective, égalitaire, sans défaut ni reste (4).

 

Alors que l’égalité est ce processus politique, objectivé par les rapports de force promouvant le principe égalitaire, validé par la loi, et disposant que les individus sont égaux entre eux parce que leurs conditions d’existence induisent une liberté et une autonomie qui ne peuvent plus se prévaloir d’une domination s’exerçant entre eux ou contre eux, l’équité est ce discours moral qui donne à entendre la subjectivité du sentiment personnel de justice sans avoir à poser la question des inégalités relatives aux différences de position sociale dans une société subordonnée à une logique de classe et qui sont au fondement des formes de subordination, équitables pour les un-e-s comme inéquitables pour les autres, propre aux sociétés capitalistes. Alors qu’une société capitaliste peut supporter la coexistence d’individus pour qui l’ordre des choses est ou n’est pas équitable, une société communiste (et a fortiori libertaire) ne pourrait pas supporter, à moins de trahir son nom, des situations économiquement, socialement, juridiquement et politiquement inégalitaires, et ce quel que soit le rapport de domination (entre classes, mais également entre les genres ou les races sociales).

 

Combien de dominant-e-s chantent les vertus de l’équité, parce qu’ils répugnent à employer le mot qui tue, celui d’égalité dont les promoteurs sont qualifiés péjorativement par eux d'"égalitaristes", mot dont la philosophie ruinerait leurs positions dominantes ? Il faut en ce sens se demander aussi pourquoi le développement du « commerce équitable », quoi qu’on pense de ses éventuelles réussites ou de ses très réelles insuffisances, fait autant consensus, si ce n’est qu’il permet justement de ne pas envisager l’idée d’un commerce proprement égalitaire. Le commerce égalitaire serait tout bonnement la fin du capitalisme parce que le mode d’existence de ce dernier est certes celui de l’échange équitable (du point de vue de ses gagnants et de certains de ses perdants qui croient en la légitimité des premiers), mais surtout celui de l’"échange inégal" (Samir Amin) entre le Nord et le Sud comme entre les salarié-e-s et les patrons.

Pourquoi l’égalité des chances pervertit la substance même du concept d’égalité ?

On a vu la substitution idéologique visant à remplacer le mot révolutionnaire d’égalité par celui, moins propice à ce que le monde change de base, d’équité (significativement jamais employé d’ailleurs par les grands penseurs communistes et anarchistes). On peut supposer que l’efficacité libérale de ce tour de passe-passe bute empiriquement sur un consensus relativement partagé par une population culturellement attachée aux mots de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » comme aux politiques solidaristes que la république française a mises en place lors des grands compromis sociaux à l’origine de l’institution de l’état-providence.

 

C’est alors qu’une autre terminologie a fait depuis son apparition, d’abord dans l’espace scolaire, puis consacrée par la loi du 31 mars 2006 qui avait d’ailleurs autorisé (avant son abrogation suite à la victoire du mouvement social) l’article 8 relatif au Contrat Première Embauche (CPE), à savoir celle de l’égalité des chances. On retrouve l’égalité contre laquelle cherche à se substituer l’équité, mais accolée au mot de chance, ce concept s’en trouve rapidement neutralisé. En effet, l’égalité des chances ne saurait être tenable dans une configuration sociale dont les principaux bénéficiaires sont les héritiers qui, parce qu’ils disposent des différents types de capitaux (économiques, sociaux, culturels, symboliques) accumulés le long d’une histoire familiale parfois très longue, ont à leur disposition toutes les ressources matérielles et symboliques pour maintenir leur situation de dominant-e-s (5). A l’autre bout du spectre social, les prolétaires quasiment démuni-e-s de toute forme de capital ne peuvent individuellement renverser l’ordre de la domination. L’égalisation des possibles (6), nécessaire certes mais encore insuffisante, ne saurait pallier la question fondamentale de l’égalisation réelle des conditions sociales d’existence, par la neutralisation de la propriété lucrative et l’appropriation collective des moyens de produire et d’instituer de façon autonome la société, égalisation qui induit en conséquence la caducité pratique du modèle capitaliste de domination économique et de reproduction sociale existant.

 

L’égalité des chances est la formule néolibérale autorisant ses thuriféraires à vanter les mérites d’un modèle social compétitif et méritocratique en déplaçant le problème de l’égalité réelle du côté des limbes du hasard et de l’éther des chances alors qu’elles sont fortement déterminées par les structures sociales inégalitaires objectivement existantes en régime capitaliste (7). En ce sens, l’égalité des chances équivaut à parquer l’égalité dans le domaine uniquement du possible, en faisant l’économie du réel et des rapports de domination qui le structurent dans l’espace social et le temps historique. Pareillement, il faut renverser les termes de la logique consensuelle relative à toutes ces questions présentement abordées . Ce n’est pas parce que l’inégalité est réelle que l’égalité est en conséquence à renvoyer dans la sphère du possible utopique et qu’il faudrait s’en remettre en dernière instance aux leurres rhétoriques de l’équité. Mais c’est bien parce que règne l’utopie (la dystopie devrions nous dire) capitaliste avec son cortège d’inégalités et de mots d’ordre équitables que l’égalité, dont la positivité est forcément réelle puisque son négatif existe, et même si elle demeure encore virtuelle, est une puissance révolutionnaire à actualiser dans toute sa totalité.

Dimanche 19 juillet 2009

Notes :

(1) Distinctions établies notamment dans le fameux opuscule de Karl Marx intitulé A propos de la question juive (1844), éd. Gallimard – Folio essais, 1982, p. 47-88.

 

(2) André Lalande, Vocabulaire technique et philosophique de la philosophie, éd. PUF – Quadrige, 1929, p. 295-296.

 

(3) De la même façon, en plus de faire l’erreur de poser une synonymie trompeuse entre l’égalité et l’équité, on peut difficilement soutenir, comme on l’a lu dans l’extrait du blog des communistes libertaires de Seine-Saint-Denis intitulé « Avis aux otages » sur lequel se concluait le numéro 168 de décembre 2007 d’Alternative Libertaire, que l’équité « est ce qu’on peut faire de meilleur pour le plus grand nombre », puisqu’il s’agit là, ni plus ni moins, du credo utilitariste vanté par des auteurs canoniques de la nébuleuse libérale classique, tels Jeremy Bentham, Adam Smith et John Stuart Mill. Un tel credo, que résume le principe dit « d’utilité », met entre les mains des acteurs du marché la décision de savoir ce qui est valable socialement ou non, hors de l’enceinte de la décision démocratique, et sans la possibilité que tout le monde (puisqu’il est bien question du « plus grand nombre ») puisse en être les bénéficiaires égaux. L’utilitarisme peut certes poser les questions de l’équité et de l’utilité, mais jamais celle de la délibération démocratique qui seule décidera dans sa forme non parlementaire mais directe de ce qui est bon et juste ou non, et jamais celle de l’égalité qui, dans sa forme économique achevée, entraînera pour la totalité sans restriction du monde social la mort du capitalisme.

 

(4) Thierry Renard et Voltairine de Cleyre, MEDEF : un projet de société, éd. Syllepse, 2001.

 

(5) Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, éd. Minuit, 1966 et La Reproduction, éd. Minuit, 1970.

 

(6) Eric Maurin, L’Egalité des possibles : la nouvelle société française, éd. Seuil – La République des idées, 2002.

 

(7) Pascal Durand (sous la dir. de), Les Nouveaux mots du pouvoir : abécédaire critique, éd. Aden, 2007, p. 169-171.

 

Cf. lire également, Alain Bihr, La Novlangue néolibérale, éd. Page deux, 2007.


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