La lutte continue ?

Nous avons précédemment évoqué le livre collectif Pourquoi travaillons-nous ?(éd. Erès, 2008) coordonné par la sociologue Danièle Linhart dont l’intérêt est de rendre compte des différentes façons de mobiliser, dans le domaine professionnel, des ressources subjectives qui, tantôt le sont à partir d’injonctions managériales, tantôt sont mises en œuvre par les salarié-e-s eux/elles-mêmes afin de résister, individuellement comme collectivement, à l’intensification du procès de production requise par ces mêmes injonctions. Si la subjectivité des travailleu-r-se-s fait partie des impensés, refoulés, ou angles morts de la plupart des revendications syndicales, et plus largement politiques, c’est que l’intensité des luttes sociales n’autorise que faiblement aujourd’hui la remise en cause du travail lui-même lorsqu’il est subordonné à la loi antisociale du capital.

 

 

Une autre question vaut alors d’être examinée, et elle concerne la conflictualité dans le monde salarial, et dont la réalité est souvent minorée parce qu’elle est indexée sur le faible taux de syndicalisation français (autour de 8 % du salariat aujourd’hui). La conflictualité est pourtant un champ d’expression privilégié de la subjectivité résistante des exploité-e-s, parce qu’elle prend la forme de collectifs soudés autour de mots d’ordre et de revendications syndicales (mais, comme on va le voir, ce n’est pas toujours le cas) qui visent, ou bien la préservation de conquis sociaux, ou bien (moins souvent hélas) l’obtention de nouveaux, ou bien encore une issue digne lors de l’annonce d’une charrette de licenciements ou d’une fermeture d’un lieu de production.

 

 

En tous les cas, ce qui se trouve alors en toutes ces occasions contesté, implicitement ou explicitement, c’est l’ordre des choses du capitalisme. « Aujourd’hui, quand il y a une grève,personne ne s’en aperçoit » a dit le 05 juillet 2008, en faisant gausser l’assemblée de bourgeois présents lors de son intervention, Nicolas Sarkozy. Cette tentative de discrédit jeté sur les luttes salariales relève classiquement de l’idéologie dominante dont l’objectif est précisément, dans les faits mais aussi comme ici dans les mots, la neutralisation pratique de la conflictualité. Or, elle existe, et, en existant, elle ne cesse pas de rappeler aux dominants et de contester le cortège de violences symboliques et physiques, verbales et psychiques, auxquelles sont soumis-e-s les prolétaires lorsque, mis-e-s au travail, elles et ils affrontent la brutalité de l’organisation capitaliste de la production des richesses. Et cette conflictualité, quand elle est appréhendée par les outils de la méthode sociologique, révèle tout à la fois l’hétérogénéité de ses formes, son non-réduction aux supports syndicaux, et son extrême densité et variété.

 

 

Les chiffres suivants, tirés du livre Les Désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme (éd Le Seuil – La République des idées, 2004) de l’économiste chargé de recherches au CNRS, Philippe Askenazy, exposent froidement la violence capitaliste : chaque jour en France, ce sont 2.000 personnes qui sont victimes d’un accident de travail qui nécessite une interruption d’activité ; c’est un coût cumulé des accidents de travail et des maladies professionnelles s’élevant à 3 % du PIB (soit environ 6 milliards d’euros, l’équivalent de plus de 10 jours fériés supplémentaires). On sait également que, selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), qui n’est pas vraiment une officine du communisme libertaire, la première cause mondiale de mortalité humaine est justement le travail, avec plus de deux millions de décès annuels (1.500.000 hommes et 750.000 femmes).

 

 

Si ce scandale est passé sous silence, parce que le champ médiatique censé le relayer objectivement est largement soumis aux pressions des décideurs appartenant aux grands groupes industriels qui possèdent les médias, ce scandale est massivement et quotidiennement éprouvé dans la chair des classes populaires et laborieuses. Et c’est ce scandale, dans la multitude et la diversité de ses manifestations négatives, qui détermine dialectiquement l’existence d’une conflictualité que les producteurs d’opinion et de représentations médiatiques escamotent tout autant qu’ils escamotent l’origine scandaleuse de cette conflictualité. Puisque la conflictualité secouant le monde du travail est assujettie à un travail idéologique d’euphémisation, voire d’invisibilisation, sa réalité demeure forcément méconnue, ainsi que l’hétérogénéité de ses formes et la multiplicité de ses expressions.

 

 

L’ouvrage collectif La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, publié en octobre 2008 par les éditions du Croquant, et réalisé par cet « intellectuel collectif » (pour parler comme Pierre Bourdieu qui aura été à son initiative avant son décès en 2002) qu’est l’association Raisons d’agir, permettra ainsi de rompre avec le sens commun dominant, tant est ici scientifiquement démontrée l’intensité des luttes qui ébranle l’organisation capitaliste du travail. Si le juste combat des travailleur-e-s du secteur automobile, les Continental, les Goodyear, les New Fabris, les Ford Blanquefort, SBFM, etc., a récemment et puissamment occupé le devant de la scène sociale, obligeant les médias à suivre le mouvement de la dignité et de la colère ouvrières, on ne saurait pourtant réduire la réalité des conflits du travail en France, ni à l’ultime sursaut d’ouvriers du secteur privé qui n’ont rien d’autre à perdre dans la lutte que leur honneur à ne pas se laisser virer comme des chiens, ni aux manifestations des salarié-e-s du public dont on ne cesse pas de rappeler l’odieux privilège de jouir à l’ère de la mondialisation du capital des protections sociales liées au fonctionnariat.

 

 

Ce que prouve l’exploitation méthodique des enquêtes statistiques du ministère de l’Emploi entre 1998 et 2004 par cinq chercheu-r-se-s au profil scientifique distinct et complémentaire : la politiste Sophie Béroud, le sociologue Jean-Michel Denis, l’ingénieur d’études en sciences humaines et sociales Guillaume Desage, le doctorant en science politique Baptiste Giraud, et le sociologue Jérôme Pélisse. 

Des conflits en baisse ?

A partir de l’analyse des éditions de l’enquête Relations Professionnelles et Négociations d’Entreprise (REPONSE) réalisée en 1993, 1998 et 2004, et d’une étude menée au Centre d’étude de l’emploi pour le compte de la Direction à l’Animation de la Recherche et des Études Statistiques (DARES) du ministère du Travail, et constituée d’un ensemble d’enquêtes de type monographique (entretiens, recueils de documents, observations) faites auprès d’une dizaine d’établissements (directions, encadrements, syndicalistes, salarié-e-s) qui ont fait partie de l’échantillon de la dernière réponse de REPONSE, les cinq chercheur-se-s discutent cinq idées reçues les plus répandues concernant la conflictualité salariale.

 

 

L’utilisation des données disponibles permettant de relativiser la réalité des conflits, le constat d’un regain des luttes depuis 10 ans, la continuité des combats salariaux et de leur inscription  dans la forme syndicale, l’émergence de nouvelles formes individuelles et collectives de protestation et de mobilisation salariale, et enfin la non-séparation de la question de la négociation et de celle des conflits représentent l’administration des cinq preuves sociologiques qui rendent intenable les clichés relatifs à la décroissance de la conflictualité salariale et syndicale. La meilleure façon de renforcer le sens commun dominant est de s’attacher à insister sur la chute importante du nombre de Journées Individuelles Non Travaillées (JINT) pour fait de grève. Entre les 3 millions de JINT recensées dans le secteur privé à la fin des années 1970, et les 500.000 (estimation la plus haute) au milieu des années 1990, l’affaire paraît être réglée. Quant aux grandes journées nationales d’action interprofessionnelles de 1995 et 2003, elles sont davantage incarnées par les salarié-e-s de la fonction publique et des grandes entreprises publiques. Le dossier est-il pour autant clos ?

 

 

Or, cette convention statistique des JINT qui engage des représentations dominant la question de la conflictualité au travail présente plusieurs problèmes. D’abord, cette convention est restrictive, gommant toutes les autres formes de protestation, comme la pétition et la manifestation. De plus la prise en compte des débrayages (arrêts de travail de moins d’une heure ou de quelques heures au plus) a varié dans le temps : doit être désormais comptabilisé tout arrêt de travail dont la durée multipliée par l’effectif gréviste donne un volume d’heures chômées égal ou supérieur à huit heurs. Donc, si dans un établissement, sept grévistes débrayent une heure, soit sept heures non travaillées, cet arrêt ne sera pas comptabilisé. Ensuite, le recensement des JINT ne couvre plus depuis 2003 les entreprises publiques.

 

 

Un troisième problème réside dans le recensement lui-même des JINT, codifié par une disposition légale mais accompagné d’aucun acte administratif obligatoire. L’intérêt quasi-stratégique de l’enquête REPONSE repose justement sur la passation d’un questionnaire auprès des représentant-e-s de la direction, des délégué-e-s du personnel, et des salarié-e-s qui permet de partir des lieux de production ayant connu un conflit et par conséquent d’élargir la prise en compte des modes d’action protestataire. Les limitations induites par le recensement des JINT sont en conséquence largement dépassées. A

 

 

insi, entre 1998 et 2004, si le chiffre de la grève d’une durée minimale de deux jours baisse relativement, les grèves de moins de deux jours, les débrayages, les grèves perlées, la grève du zèle, le refus des heures supplémentaires, la manifestation et la pétition connaissent pour la plupart une forte augmentation. Si, contrairement aux idées reçues, la France n’a jamais été un pays pratiquant massivement la grève (deux fois moins en grève que l’Autriche, trois fois moins que l’Italie, cinq fois moins que l’Espagne, et juste en-dessous de la moyenne des pays de l’Union Européenne), réduire la conflictualité salariale à la grève longue serait par conséquent méconnaître la réalité de celle-ci, hétérogène, multiple, et en augmentation depuis 10 ans, comme le montre ici l’étude sociologique de l’enquête REPONSE.

La continuité des luttes ?

Une thèse censée expliquer la décrue des JINT serait celle de la réorientation « postindustrielle » du marché du travail dans le sens d’une plus grande tertiarisation, concomitante d’un processus de désindustrialisation économique entamé à partir de la fin  des années 1970. Il y aurait beaucoup à dire, et à critiquer, d’une explication de ce type, qui d’une part confond désindustrialisation du tissu économique et ré-industrialisation de celui-ci loin des bastions ouvriers traditionnels. Cette politique étatique et patronale de mutations industrielles a privilégié les régions périphériques et semi-rurales envisagées comme de nouveaux pôles de compétitivité de niveau européen, et marquées aujourd’hui par la présence du plus grand nombre d’ouvriers actifs, mais peu habitués à la lutte des classes.

 

 

Comme le montre le rapport de la DATAR, La France, puissance industrielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires (éd. La Documentation française, 2004 : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000090/0000.pdf), la part de l’industrie dans le PIB français est restée stable au cours des vingt dernières années (19,5 % en 2002 contre 20,1 % en 1978), malgré le quasi-doublement des emplois d’intérim dans l’industriel et l’externalisation d’un certain nombre de fonctions vers le secteur des services. D’autre part l’explication par la tertiarisation souffre d’un biais macrosociologique qui tend à réduire la réelle porosité entre secteurs industriel et tertiaire, comme à effacer la disparité et la complexité des formes conflictuelles.

 

 

On soulignera également que, depuis l’amendement Lamassoure de 1987 qui rétablit pour les seuls agents de l’Etat une disposition datant de 1954, « toute cessation du travail pendant une fraction quelconque d’une journée donne lieu à la retenue de traitement pour la journée entière ». Seule la grève franche est donc autorisée dans le secteur public, souvent considéré comme le seul secteur capable d’impulser des mouvements forts (de 1982 à 2005, selon la DARES, l’éducation nationale est le secteur public d’activité dans lequel a été recensé le plus de JINT). Quant au secteur industriel, emblème classique de la conflictualité salariale, le fait d’être victime d’une désindustrialisation ayant entraîné la déstructuration des collectifs ouvriers des grands bastions au profit d’une ré-industrialisation dans des zones peu marquées par l’histoire des luttes ouvrières irait donc dans le sens de l’affaiblissement des luttes du monde du travail.

 

 

Ces considérations (sur-visibilité conflictuelle dans le public, raréfaction conflictuelle dans le privé) écrasent la visibilité des grands mouvements qui ont eu lieu dans le secteur privé ces dernières années, qu’il s’agisse par exemple de la journée intersyndicale dans la grande distribution qui a mobilisé le 01 février 2008 de nombreuses hôtesses de caisse, alors que dans cet univers professionnel la conflictualité est généralement très faiblement exprimée. On citera également les luttes de sans-papiers pour leur régularisation, souvent initiées par la CGT, et dont la première vague a été lancée à partir du mois d’avril 2008. La tertiarisation, loin d’avoir modifié radicalement la donne salariale au profit de l’apaisement des conflits censée résulter de la forme moins dure des emplois de service, est l’autre nom de la recomposition hétérogène du prolétariat : parmi les actifs ayant un emploi, 29 % sont des employé-e-s (beaucoup sont des femmes) et 24 % sont des ouvriers, ces deux catégories dominant les catégories socioprofessionnelles du monde salarial (et si l’on compte les inactifs, chômeurs et retraités, ce sont les ouvriers qui dominent la société salariale).

 

 

Les chiffres donnés par l’enquête REPONSE expriment le regain de la conflictualité dans le monde du travail, secteurs public et privé confondus, qu’il s’agisse de l’industrie (+ 10 %), de la construction (+ 6 %), du commerce (+ 7 %), des transports (+ 12 %), du secteur bancaire (+ 8 %), des services (+ 8 %). Entre 1996 et 2004, c’est une augmentation de 9 points qui est constatée. Trois autres constats sont également tirés de l’analyse de ces chiffres. D’abord, l’intensification des luttes collectives se produit essentiellement dans des univers professionnels où elles existaient déjà. Ensuite, plus l’effectif de l’établissement est élevé, plus la proportion d’« établissements conflictuels » (pour reprendre la terminologie sociologique en vigueur ici) est importante. Enfin, un conflit a d’autant plus de probabilités de se produire dans un univers productif si les salarié-e-s qui y travaillent disposent d’une capacité de mobilisation collective incarnée par des militants actifs et expérimentés que sont les représentant-e-s du personnel et les délégué-e-s syndicaux.

 

 

L’augmentation de la conflictualité salariale est donc en rapport avec le renforcement de la présence syndicale qui s’opère à peu près partout, et plus fortement dans les entreprises de plus de 100 salarié-e-s. Les raisons objectives qui déterminent la combativité en acte du monde du travail sont, en premier lieu, la question des rémunérations. Ensuite viennent, par ordre décroissant, le temps de travail, le climat des relations de travail, l’emploi, les conditions de travail, les qualifications professionnelles, les changements technologiques et organisationnels, le droit syndical et la formation professionnelle. Tous les chiffres avancés par REPONSE montrent qu’entre 1996 et 2004 s’est produite une augmentation considérable des conflits en relation avec ces motifs (on passerait presque du simple au double pour les questions de salaire et de temps de travail).

Retrait individuel et action collective ; négociations et conflits

Une autre thèse, après celle du passage postindustriel à la tertiarisation de l’économie, qui domine l’appréhension de la question de la conflictualité salariale nous instruit de processus d’individualisation du social censés reléguer dans le magasin des antiquités les formes classiques de luttes. Les politiques managériales de modernisation valorisant depuis les années 1980 l’autonomie, la flexibilité, la responsabilité et la polyvalence de salarié-e-s soumis-e-s à la pression incessante de l’adaptation et de la réussite individuelles les auraient détournés par conséquent des modes habituels d’action collectifs. Cette vision qui travaille à symboliquement diviser le monde du travail en deux groupes distincts, un premier toujours sous la coupe de l’organisation taylorienne du travail, et un autre qui en serait sorti (ce post-taylorisme que d’aucuns qualifient de toyotisme), ne recoupe pas toujours une réalité sociale dans laquelle le taylorisme est encore dominant (il a même été importé dans le monde des services), et où les stratégies de retrait individuelles, loin d’être une nouveauté de nos temps censément « postmodernes », ont toujours accompagné ce mode organisationnel du travail, qu’il s’agisse de l’absentéisme pare exemple.

 

 

Plus précisément, toujours en suivant l’analyse sociologique de l’enquête REPONSE, l’augmentation nette des sanctions individuelles décidées par les directions depuis 10 ans (+ 6 %) a entraîné un recours plus important auprès des prud’hommes (+ 6 % également). Le recours au droit tend à être plus fréquent dans les petits établissements dans lesquels la présence syndicale est faible. Concernant l’absentéisme, cette forme de retrait monte à 25 % dans les établissements où les ingénieurs, les cadres et les commerciaux sont majoritaires, à 53 % dans les établissements où ce sont les ouvriers qui sont majoritaires.

 

 

L’absentéisme est donc une manière de refuser individuellement le consentement aux politiques managériales concourant à intensifier le travail.

 

 

Mais on fera surtout remarquer l’existence d’un brouillage des clivages séparant formes individuelles de conflictualité (recours aux prud’hommes suite à des sanctions et absentéisme) et formes collectives (débrayage, grève de zèle, grève perlée, grève de moins de deux jours ou de plus de deux jours, manifestation, pétition, refus des heures supplémentaires). Il s’avère que ces deux types de conflictualité sont plus souvent associés qu’on ne le croit, le premier type apparaissant souvent comme un préalable dans un processus de mobilisation collective. Il ne s’agit donc pas d’un remplacement pur et simple du second type par le premier, mais d’une augmentation conjointe des deux modes conflictuels pouvant compenser le recul de la grève de plus de deux jours, seule forme conflictuelle en baisse quand toutes les autres augmentent significativement. Si la grève ne survient pas comme mode d’action facile à mettre en œuvre, et notamment dans les secteurs dépourvus de tradition combative et de sections syndicales, son renforcement sous la forme de débrayages prend place dans un ensemble contrasté d’actions conflictuelles, individuelles comme collectives. 

 

 

Pareillement, loin de considérer que la négociation est le mode de résolution des conflits permettant la neutralisation de la conflictualité, l’enquête REPONSE tendrait plutôt à montrer leur mutuelle imbrication. Là où le sens commun considère la dichotomie entre la part dévolue à la négociation et celle qui revient aux conflits, le développement d’une activité de négociation, lorsqu’elle est plus régulière et plus fréquente, ne constitue pas nécessairement un vecteur de pacification des tensions au travail. Au contraire, elle va de pair avec le maintien de pratiques de mobilisations collectives du monde salarial. L’existence de la conflictualité n’est donc pas le produit de l’absence de la mise en place du « dialogue social » entre les directions et les syndicats dont la visée consiste justement à neutraliser la conflictualité potentielle, et que doit censément parachever la loi Fillon du 31 janvier 2007 dite de « modernisation du dialogue social » aboutissant à la position commune d’avril 2008 adoptée par la CGT, la CFDT et le MEDEF.

 

 

Au lieu de vouloir opposer les deux formes, il faudrait commencer à prendre en compte le continuum de pratiques au sein duquel négociation et action collective se recouvrent partiellement (sans non plus se déterminer systématiquement : en moyenne, c’est un établissement sur deux qui voit une négociation déboucher sur un conflit). De la même façon, la volonté gouvernementale et patronale de faire émerger, par le biais de divers dispositifs de participation (réunions, groupes de qualité, etc.), de nouveaux acteurs de la négociation afin qu’ils se substituent aux représentant-e-s des syndicats bute sur la réalité suivante : plus ces dispositifs sont nombreux, plus le signalement d’au moins un conflit collectif par la direction est fréquent. Exemplaire est le passage aux 35 heures, où c’est l’imbrication des pratiques de la participation, de la négociation et de l’action collective qui domine, comme le montrent les 2.000 conflits locaux qui ont eu lieu à la Poste entre 1999 et 2000.

 

 

Quelle place des syndicats dans cette interpénétration des pratiques ? Si les établissements conflictuels sont ceux dans lesquels la CGT et Solidaires sont bien implantés, la CGT signe presque autant que FO et la CFDT de nombreux accords au terme de négociations ne débouchant pas nécessairement sur des luttes. Et elle fait davantage appel à des experts juridiques que les autres centrales syndicales. On ne saurait donc réduire la conflictualité à la seule grève dure, et on devra reconnaître les multiples dimensions des formes de mobilisation qui peuvent aussi bien s’articuler avec un cadre de négociations, que prendre appui sur l’expertise et le traitement juridiques des conflits. Le faible taux de syndicalisation (8 %) ne devra pas non plus oblitérer l’amplification de l’implantation des organisations syndicales sur les lieux de travail, et le renforcement de la présence des représentant-e-s du personnel. Enfin, dans la France des années 2000, 98 % des salarié-e-s sont couvert-e-s, malgré l’essor des accords d’entreprise, par une convention collective dont l’existence doit à la mobilisation syndicale et à l’investissement de ses représentant-e-s. Au lieu de vouloir séparer hermétiquement les formes de participation, de négociations et de mobilisation salariales, il faut donc bien considérer leur étroite interpénétration participant à renouveler et, à maints endroits, à accroître les formes de la conflictualité salariale.

 

 

Le constat de l’élargissement et de l’intensification de la conflictualité dans le monde du travail que prouve La Lutte continue ? rompt avec les représentations dominantes qui masquent les antagonismes sociaux en promouvant une vision pacifiée des rapports de classe, et remet notamment en cause les principales données statistiques administratives qui souffrent de nombreuses limitations. La tertiarisation de l’économie, l’individualisation des rapports de travail et l’institutionnalisation des relations professionnelles et des principales centrales syndicales  sont très loin d’empêcher la reconnaissance de la conflictualité comme mode de structuration du monde salarial qui ne saurait donc se réduire à la seule comptabilité des journées individuelles non travaillées. Cette prise en compte doit déboucher politiquement sur la promotion d’une autre organisation de la production des richesses qui ne cesse pas, malgré toutes les dénégations, d’être contestée par ses principaux acteurs, autrement dit les travailleu-r-se-s dont l’émancipation hors des chaînes du capitalisme ne pourra venir que d’eux-mêmes.

 

28 septembre 2009


Commentaires: 0