Newsletter 89

24 avril 2022 : extrême-centre versus extrême-droite, match nul, balle au centre, on n'en sortira pas.

25 avril 2022, lecture du Journal de Franz Kafka. Il s'arrête au 12 juin 1923. Sa dernière phrase est l'énigme d'un monde sans mystère : « Plus que de la consolation est : Toi aussi, tu as des armes. »

 

La 89ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée à qui n'a nul besoin d'aller chercher ce qui a toujours déjà été là, parmi quoi les armes de la critique des armes.

 Nouvelles 254 : Sembène Ousmane, l'Afrique noire parle

 

Parler et converser jusque dans la controverse, s'entretenir et disputer de ce dont on parle : Ousmane Sembène est un cinéaste important en étant un cinéaste (du) parlant. C'est en parlant que les anciens sujets colonisés entrent dans le plan, en l'investissant des pensées, ce dialogue de soi avec soi-même que les anciens maîtres ne leur auraient jamais prêtées. Les images parlent en étant parlées par ceux-là qui, longtemps, n'y avaient pas droit de cité, qui est aussi un droit de citation à comparaître.

 

Avec Ousmane Sembène, le cinéma devient universel en y intégrant les sujets africains qui, sortis de leur minorité, tentent de se réapproprier leur destin. La matière élémentaire d'une inépuisable dispute est un entretien infini dans la maille des contradictions qui font le jeu des antagonismes.

 

 

    MarseilleS de Viviane Candas : La Marseillaise

 

Le film sera peu vu et pourtant : MarseilleS est un film d'une importance capitale pour aujourd'hui, ouvrant le champ miné du présent pour trouver dans ses profondeurs abandonnées les mines de charbon du passé. La vérité consiste à voir en effet que le présent, celui de la banalisation de l'extrême-droite, se comprend moins depuis le passé récent qu'à partir de passés plus éloignés.

 

MarseilleS de Viviane Candas donne ainsi à clarifier, avec conviction et lucidité, les raisons d'une idéologie obscure – rance France – dont l'hégémonie a pour foyer critique les impensés de la colonialité et ses suites multiples, parmi lesquelles la guerre d'indépendance algérienne.

 

 

   Funny Bones (1996) de Peter Chelsom : Le métier de rire

 

Blackpool est une station balnéaire populaire du nord-ouest de l'Angleterre. Elle est connue aussi pour attirer tous les comiques de la région et au-delà, artistes de music-hall et humoristes, experts en arts circassiens, stand-uppers et auteurs de numéros fantaisistes en tout genre. Blackpool est une terre d'accueil et d'exil pour qui fait du rire un métier recoupant celui de vivre.

 

Rire y est un sacerdoce qui prend tantôt le visage de l'américain Tommy Fawkes, le fils victime du calvaire de ne pas pouvoir succéder à son père, tantôt celui de Jack Parker, son demi-frère anglais qui le sauve en lui rappelant qu'est salutaire de rire dans la proximité critique de la mort.

 

 

  Le Grand Mouvement (2021) de Kiro Russo : Au fond de la mine, la chair à saucisse

 

Trouver la paix à La Paz ne va pas de soi. On y va au contraire en affrontant ses collines et ses architectures comme on descendrait dans la mine : en passant par le marché qui est aussi celui des illusions. Le labyrinthe urbain redéploie ainsi celui que l'on trimballe à l'intérieur de soi, ses tunnels comme ses poubelles. On s'y perd, comme Kiro Musso qui fait son marché du réel pour creuser dans les grandes largeurs ses petites galeries, en espérant qu'elles aboutissent sur celles des musées.

 

 

  La fin des luttes et ce qu'il en reste :

(Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot et Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia)

 

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent : le vers hugolien date de 1848, il n'aura jamais vieilli. Qu'est-ce que la lutte fait aux corps qui luttent ? La lutte est un façonnage désiré d'un multiple déjà là, l'événement d'un sujet collectif en émergence, une forme de vie au travail de la réorientation d'un rapport de pouvoir : un contre-pouvoir dont l'horizon est l'auto-émancipation.

 

Retour à Reims (Fragments) : la classe ouvrière, et après ? Et maintenant ? En partant d'un point de vue singulier, le transfuge de classe Didier Eribon, la narration est le fil d'un tissage d'archives dédié à une épopée finie nourrit l'espérance des relances, mais dans le refoulement de ses antagonismes.

 

Toute une nuit sans savoir : En Inde, un mouvement étudiant est une fête de la jeunesse cachant dans ses plis la fiction épistolaire d'un amour contrarié. La dilution du grain des images dans les eaux blanches du sentimentalisme n'empêche pas de voir la nuit d'une jeunesse à l'ardeur antique.

 

 

  Deux lettres musicales : dans la première, un diable a le courage des oiseaux et les invisibles font un « cloup », une sorcière teutonne tire la langue, les mecs au boulot jouent du saxo, et puis le grand silence de Morricone ; dans la seconde, on salue l'ami David Freel, épatant génie d'un groupe toujours écouté, Swell, gonflé d'avoir pris la vague en nous laissant sur le sable du Pacifique.

 

 

        Une quartet de rayons verts :

 

 

    Lettre d'une inconnue de Max Ophuls : Le manège des simulacres et l'instance qui l'arrête

 

Faire tomber le masque n'intéresse pas Max Ophuls parce que derrière le masque il n'y a rien. Le masque est la vérité cachée du masque, vérité circulaire comme une ronde, un manège. Quand le masque tombe, la vie n'est pas plus véridique, elle est seulement plus lourde, c'est la vie qui tombe, qui s'arrête comme une toupie.

 

Lettre d'une inconnue est l'histoire d'un homme qui a vécu sa vie comme un rêve et d'une femme dont la mort lui signifie que le rêve est fini. Quand un homme jouit du manège de la vie avec une inconstance qui est aussi la plus grande inconscience, une femme lui rappelle que la vie est tragique.

Voilà ce qui reste troublant ici, et à jamais saisissant : un homme a de l'avance sur une femme avant de découvrir qu'elle aura le dernier mot sur sa vie, celui de la mort.

 

 

  Vortex de Gaspar Noé : Aïe, dégueu

 

Dans Irréversible, un violeur surnommé le Ténia comme le parasite était caché dans le dédale intestinal d'une boîte de nuit appelée le Rectum. Épais, le gag est à prendre au sérieux, l'expression d'une vision du monde puérile et infernale dont le cercle conjoint l'adolescence à la sénescence.

 

Avec Vortex, Gaspar Noé assume et il faut bien lui reconnaître son jusqu’au-boutisme : le rectum il y est et il ne tient pas spécialement à en sortir, le ténia bien au chaud, lové dans le boyau du cinéma, ce corps en tant qu'il est mort et dont l'adoration cinéphile tient lieu d'exercice thanatopraxique.

 

 

  Le Grand Silence de Sergio Corbucci : La violence à froid

 

Le Grand Silence est un sommet du western italien, noir sur fond blanc. La violence y éclate à froid en recourant à la règle qui la justifie. C'est que la loi s'impose à la violence mimétique en y participant quand le droit a besoin d'être suppléé par la loi du marché.

 

Les montagnes enneigées exposent ainsi la surface blanche où s'écrivent les faux raccords du monopole de la violence légitime. Ce monde-là, qui est la fin du western, a été un climax de barbarie. Pour en témoigner, rien de plus approprié que la barbarisation du genre lui-même.

 

La profanation du western a pour vérité les mains mutilées par l'exercice de la pulsion qui s'habille toujours de la règle, jouant l'une contre l'autre pour surenchérir sur la loi et ses apories, y compris celles du genre disséqué comme un cadavre à la morgue.

 

 

  Contes du hasard et autres fantaisies de Ryûsuke Hamaguchi : La dissipation des miracles provisoires

 

Contrairement à son titre, Contes du hasard et autres fantaisies est si peu ouvert au hasard, et si peu fantaisiste qu'il témoigne, avec le non-coïncidence de ce que l'auteur raconte et comment le film le montre, d'une intellectualité amorphe faisant triompher sur le sentiment le ressentiment, visiblement une affection plus consistante que les fuites in extremis ou les retrouvailles hasardées pour de vrai.

 

La littérature peut des visitations hasardeuses qui sont des miracles provisoires, beaux comme des rayons verts, malheureusement dissipés par la routine d'un machinisme de ressentiment réflexe, qui recoupe aussi celui du film de Ryûsuke Hamaguchi.

 

 

        Deux reprises d'avril :

 

  La Règle du jeu de Jean Renoir : La peau de l’ours

 

L'ours et sa peau : Octave qui joue un plantigrade dans un spectacle proliférant monstrueusement dans un château en Sologne ne peut se défaire de sa peau. Idée géniale : la peau de l'ours, animal du carnaval médiéval, tapisse une pente bouffonne dont l'issue traditionnelle est un procès. Le procès est ici un drame gai ou une fantaisie dramatique auquel son démiurge ne saurait échapper.

 

« Nous dansons sur un volcan » : remontant à l’époque de Charles X, la citation peut-être apocryphe que Jean Renoir donne dans le documentaire que Jacques Rivette lui a consacré en 1966 résumerait l’essentiel, qui peut se dire encore autrement : au bord du volcan, « les inculpabilisables dansent » (Milan Kundera). Les bourgeois toujours ignorent ce que savent les fantômes perpétuels de L'Invention de Morel (1940) d'Adolfo Bioy Casares, contemporain de La Règle du jeu, à savoir qu'ils sont tous déjà morts et aucun d'eux ne semble être au courant.

 

 

  Vincent V. par Soufiane Adel : Paris n'est pas une fête

 

À gauche, un corps entre et se tient droit, un dos pour marquer un refus, un maintien pour indiquer une tenue, celle du neutre et de la retenue. À droite, ça passe et ça repasse, c'est la fête full frontal, les jeunes avec Sarkozy, déjà la future Macronie, néo-ultra-libérale terminale.

 

Tenir la gauche, y tenir malgré les revers de l'Histoire dans un silence qui se montre de dos, est moins une posture qu'un geste de droiture face à la mauvaise rave du national.