« Il était une fois un petit cinéaste… petit mais menaçant, à peine cinéaste encore et déjà menaçant, petit et déjà menaçant, petit et cinéaste déjà – Il n’est encore qu’un cinéaste – qui menace – mais tout de même cinéaste assez pour qu’on ait senti, que l’on sente, qu’on lui ait fait sentir, qu’on lui fasse sentir qu’il est, qu’il était menaçant… avec son cinématographe par son cinématographe ; qu’il est menaçant son cinématographe, qu’il menaçait, qu’il menace le cinéma avec son cinématographe, par le cinématographe – que le cinématographe menace le cinéma. Cinéaste pour qu’on sache que son cinématographe menace le cinéma, que son cinématographe soit menaçant, soit une menace. »
La 95ème lettre d'information des Nouvelles du Front (site, blog, réseau) est dédiée aux gens dont les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, internationale straubienne, internationale iranienne.
X (2022) de Ti West : Texas Porno Massacre
Commencer par le commencement, c'est commencer par la fin. On croit le paysage innocent, c'est un bain de sang. Recommencer Massacre à la tronçonneuse, c'est repartir par le milieu qui est un ventre. La même histoire mais avec la profondeur de champ d'un presque demi-siècle, qui fait voir l'horreur avec le pan de l'avant et celui de l'après, qui se répète en venant des replis du plus loin. Une histoire de cinéma en dépli de plus d'une histoire du cinéma et l'on n'y avance qu'à reculons.
Pacifiction - Tourments sur les îles (2022) d'Abert Serra : Polyniaiserie
Des rumeurs clapotent : la reprise hypothétique d'essais nucléaires en Polynésie française hérisserait le poil de la population locale. Heureusement, le Haut-Commissaire de la République veille au grain, en ne lâchant surtout pas des yeux la prochaine tournée des cocktails. Des rumeurs font des bulles : Pacifiction serait un chef-d'œuvre. Mais il n'y a pas plus de chef-d'œuvre que d'essais nucléaires. On n'aura rien vu à Bora-Bora. Et que voir, quoi et comment quand un film s'offre avec un tel contentement, c'en est irradiant, en soirée mousse des intentions noyées sous l'écume publicitaire du gel Tahiti douche ?
Bowling Saturne (2022) de Patricia Mazuy : Red Bull
Le gars Armand, c'est une boule de haine et de ressentiment, une bébête humaine de notre temps les yeux exorbités. Le vigile des boîtes de nuit bordées par les violences sexuelles est le loup solitaire dont l'héritage paternel va lui permettre d'endosser la peau du tueur en série. Fallait pas lui laisser la gérance du bowling, bordel, running gag sur fond d'horreur à la française mâtinée d'américaine. Son demi-frère Guillaume en paiera le prix fort, dans le rôle du flic qui a vraiment de la merde dans les yeux à ne rien voir du rapport qu'il y a entre les cadavres, les quilles et les trophées des safaris.
Casque d'or (1952) de Jacques Becker : L'or qui ne le sera plus jamais pour personne
De la fenêtre la plus haute de l'immeuble donnant sur le boulevard de la mort, « Casque d'or » assiste au tomber du couperet. Manda perd hors-champ la tête, la sienne retombe en contrechamp. Lui meurt en pensant peut-être à la trahison de l'aimée, elle le voit mourir en ne pouvant faire autrement. Le soleil se lève et l'aurore est un crépuscule. Abattement redoublé. Le jour levé sur le désastre d'un amour mortellement blessé est une nuit qui n'empêchera pas un astre de briller : c'est l'étoile d'une valse de toute éternité, l'or de « Casque d'or » qui ne le sera plus jamais pour personne.
La Parade de Taos (2009) de Nazim Djemaï : L'or de l'amour, à la dérobée
Naissance russe à Leningrad en 1977, enfance algéroise, formation aux Beaux-Arts de Paris, deux grands prix au FID-Marseille et Blois en dernière station : le 14 juin 2021 un homme est passé. Il avait 43 ans, à bas bruit il est passé. Nazim Djemaï est un cinéaste qui compte et son importance n'avait d'égale que sa discrétion. Ses films, rares et beaux comme tout ce qui importe, ont un tact fou, celui de prendre le temps qu'il faut pour le perdre en le redonnant au spectateur, dans la juste mesure entre le pas de la vie qui est irrémédiable et celui du désir qui est indestructible.
Coma (2022) de Bertrand Bonello : CAMERA OSCURA ADOLESCENTIA
Le cinéma Bertrand Bonello persévère dans son être, celui des micro-maisons closes mais c’est en précisant qu’elles sont toujours fermées de l’intérieur et que l’air y est confiné. Ça tombe bien, l’air du temps ne l’aura jamais été autant. Un film, Coma, se dédie alors à nous faire accepter le destin.
Ordet (1955) de Carl Theodor Dreyer : Un filet de bave pour l'éternité
La Parole est foi et folie. La Parole, c'est du linge blanc qui claque au vent. C'est avoir pour seul palais la langue battue par le vent qui souffle où il veut. Moi qui parle, ce n'est pas moi que je parle. Moi qui parle, on parle à travers moi d'une voix plus originaire que la mienne – la voix de l'Autre, celle du Très-Haut qui n'est rien que le prochain, le plus proche qui n'est pas toujours le parent, et autant l'inconnu que le lointain : le prochain qui aurait sans assurance le courage de me croire. Le prochain est celui qui me fait le don de me croire sur parole, ce don qui est pur abandon. La foi est toujours à l'origine un appel à l'autre et à la dignité de sa confiance. Ma parole, la foi est folie.
STRAUB ! I-NE-VI-TA-BLE-MENT
Vivre, c’est peut-être passer sa vie à répondre de son nom. Straub, sträuben : se dresser, résister. Se dresser contre tous les dressages sociaux, culturels et politiques qui vous abêtissent. S’élever contre les pouvoirs s’efforçant d’abrutir nos puissances. Se lever et résister, se relever et se soulever. Au cinéma, on oublie trop qu’être assis en levant la tête prépare à la fin à nous relever de nos sièges. Au cinéma, on oublie aussi que résister à la résistance d’un film, en étant réfractaire à la résistance d’un geste reposant sur la résistance de ses matériaux et la dialectisation de leur hétérogénéité, c’est déjà commencer à résister. Parce qu’il n’y a pas forme sans la friction des matières et de l’idée qui les considère à égalité. On fait alors son miel de l’endurance nécessaire aux persévérances à venir.
Howard Hawks et Billy Wilder : Une homme et une femme, un homme est une femme
Chez Howard Hawks (Allez coucher ailleurs) comme chez Billy Wilder (Certains l'aiment chaud), la comédie des apparences n'exclut pas qu'il y ait dans les coins quelque chose de la tragédie des identités. Pour l'un, l'égalité des sexes facilite, avec la mascarade des genres, la préférence du masculin pour lui-même – le même. Avec l'autre, la parade révèle, avec l'imperfection masculine, qu'il est plus facile pour un homme d'être une femme que pour une femme d'être elle-même.
Le lion et l’ogresse (petites notes mythologiques sur Abou Leïla et 143 rue du désert)
Le jour, parfois, n’oublie pas qu’il reste enfant de la nuit originaire, là où les solitudes algériennes abritent tantôt des bêtes schizophrènes, tantôt des machines célibataires. Dans la nuit dédaléenne des cavernes mythiques qui tracent en pointillé la sortie des plis de néant du désert, des lignes singulières et irréductibles, un lion et une ogresse, font l’exception des désœuvrements nécessaires.
Frédéric Neyrat, L'Ange Noir de l'Histoire : Nègre est le zéro, l'infini est Noir
Que comprend-on quand Sun Ra dit que « Space is the Place » ? Le sorcier qui s’est donné comme double nom, anglais et vieil-égyptien, le soleil est le porteur d’une incantation, l’Ange Noir d’une annonce astrale, une promesse mythique dont l’afrofuturisme est l’arche poétique. L’outre-espace est le lieu imaginaire d’une réinvention du vivant dans la connaissance que la fin du monde a déjà eu lieu : en Afrique avec la traite et l’esclavage, matrice du capital qui, d’emblée, naquit racial.
Brazil de Terry Gilliam : Le rêve du dormeur totalitaire
Le totalitarisme est une fête, proposition difficilement tenable. Terry Gilliam s'y accroche pourtant, en se donnant un évidant modèle (Le Procès d'Orson Welles) comme Jonas heureux dans le ventre de la baleine. Le carnaval baroque n'est cependant pas le meilleur moyen de rendre à Kafka ce que sa lucidité nous aura donné, qui tient moins du vacarme que du piaulement. Brazil est un samba endiablé et son auteur, un démiurge pressé semble-t-il de ne jamais traiter son sujet. Le film devient cependant réellement effrayant quand Sam Lowry, celui qui dort en courant après l'image de la femme de ses rêves, est l'activiste inconscient, z'ailé et zélé, d'une surchauffe du despote totalitaire dont l'emballement vérifie seulement que les rêveurs peuvent s'en révéler aussi les meilleurs alliés.
Saint Omer d'Alice Diop : Soutenir la langue et se tenir à son irréparable
C’est une histoire de trait d’union, celui d’une ville – Saint-Omer et sa cour d’assises – qui manque dans le titre d’un film qui y trouve son lieu en faisant au procès des sauvageries maternelles celui des langues soutenues dont les liaisons font défaut au cinéma français. Le film d’Alice Diop impressionne en faisant entendre dans la langue ce qui soutient l’expression de son accusée, dans l’énigme de son infanticide. Il perd cependant en puissance de position par des interpositions qui, plus que la transposition d’un fait divers dans une fiction redevable au documentaire, indiquent la limite d’un geste tendu par son désir de réparation et de consolation. Si le ventre des mères blessées abrite aussi l’universel, c’est moins en trait d’union qu’en démarquant une non réconciliation.
Armageddon Time de James Gray : La déception sans exception
Armageddon Time sonne en sourdine le glas d’une enfance choyée. À peine aura-t-elle eu le temps de jouir de n’avoir pas été dupe des discours fallacieux du mérite individuel servis par les nouveaux représentants des classes possédantes, qu’elle rend à la lucidité la conscience malheureuse qui en représente la petite monnaie. Comment le film de James Gray ne pourrait-il alors pas décevoir en ajointant aux facilités d’une lucidité rétrospective une conscience malheureuse, qui est la mauvaise conscience de l’enfant assumant de n’avoir pas déçu en répondant aux attentes de son temps ?
Et puis de la musique pour survivre à novembre, le thème de Police Squad et Femmes turques au bain de Peter La Roca, des sirènes et des monstres plus un mix de Klaus Schulze.